19 décembre 2014

Taikos, ces percusions incroyables

Elles viennent du Japon, elles sont spectaculaires, pénétrantes... A écouter!


12 décembre 2014

Et un autre tout aussi incroyable...

Merci au génie de Wagner...


Un morceau incroyable...

Que dire... sublime, envoûtant, terrifiant, c'est un classique des classiques! Rien d'étonnant qu'il ait été recyclé dans je ne sais combien de films ou de publicités...

11 décembre 2014

Odeur de sang

J'avais souvent entendu les adultes affirmer que le sang versé a l'odeur de l'âme de celui qui meurt. Pour ma part, j'eus rapidement la conviction que le sang ne sentait pas différemment d'un être à un autre, et que cela n'était qu'une façon de se rassurer sur les actes commis. Pourtant, c'était effectivement une idée confortable que de se rassurer en revendiquant que le sang de l'ennemi terrassé sentait mauvais. Là, après ces batailles, j'appris à mes dépends que le sang est une matière épaisse, visqueuse, qui vous colle à la peau et au cœur sans la moindre pitié pour votre âme. J'avais négligé un aspect essentiel de l'entretien de ma tenue et de mon armement, à savoir m'empresser de tout nettoyer aussi méticuleusement que possible, et ce malgré les conseils de mes camarades. Je n'avais absolument pas saisi en quoi une telle obsession de la propreté avait la moindre importance. Ironiquement, ce fut la nature qui se chargea de se rappeler à moi, mais dans les pires conditions qui soient.

Nous avions évacué le corps de l'assassin, et reprit notre route avec une certaine morosité. J'éprouvai une forme bizarre de lassitude, comme si tout ceci n'avait que peu d'intérêt. Non que je ne me sentisse pas impliqué, mais j'avais une sensation étrange m'avertissant de ne surtout pas être trop proche des grands maîtres de cette guerre. De ce fait, renfrogné et songeur, j'eus plusieurs jours de voyage sans conversation ou presque, jusqu'au moment où Seiji vint me reprocher ce mutisme. Nous nous écartâmes du convoi, et j'eus alors l'occasion de tenter de mettre des mots sur des sensations anormales. "Je ne sais pas si nous ne nous fourvoyons pas mon ami", lui dis-je en substance. "C'est difficile de croire que nous agissons pour le mieux, alors que nous tuons, purement et simplement". Le samouraï me jaugea, et contrairement à ma crainte, il ne se renfrogna pas et me répondit d'une seule tirade qui me laissa coi sur le chemin. "Mon ami, si tu crois que j'ai attaché mon sort à celui de ce daimyo pour une question d'honneur, c'est que tu n'as pas saisi mon but. Lui ou un autre, nul doute qu'il est tout aussi tyrannique, tout aussi veule et dangereux que les autres. La seule différence est que je lui suis redevable, et que je m'acquitte de cette dette par mon arme. Ne perds pas non plus de vue qu'ici, la loi est à celui qui dispose des juges, et que la justice est une convention malléable entre les doigts des politiciens. Alors, agis en conséquence. Je veux faire payer à ceux qui m'ont trahi, et il s'avère qu'ils soutiennent l'autre camp. Toi, à toi de choisir si tu poursuis la justice, ou si tu accompagnes ma vengeance. Dans un cas comme dans l'autre, tu te trompes peut-être de cause… je ne saurais te le dire, c'est à toi, et à toi seul d'en décider". Une fois ces mots lâchés, il donna un coup de talon à son cheval, et rejoignit l'avant de la troupe.

Alors mon ami, lui aussi, n'arborait sa présence que par pure obligation? Qu'en était-il des autres? Etaient-ils déterminés à vaincre, ou bien faisaient-ils mine de participer par pure obligation? Dans un monde d'apparences qu'est celui de la cour d'un chef, dans une philosophie de devoir, difficile de savoir qui était sincère ou bien tenu par une servitude. Pour ma part, j'en étais quitte d'une réponse cinglante mais on ne peut plus exacte: je devais m'attacher à défendre une cause, car il n'y avait plus de neutralité. J'avais tué pour un étendard, et seule la victoire m'épargnerait le sort des vaincus.
J'en étais là de mes réflexions quand j'entendis un son étrange venant de la droite du chemin. En avançant, ce bruit se fit cacophonie, un mélange strident semblant être créé par des centaines d'oiseaux surexcités. Pourtant, par-delà le talus herbeux, je ne pus rien apercevoir, et il me fallut remonter à hauteur de mes camarades pour les avertir. D'un cri, on fit stopper le mouvement, et des éclaireurs eurent pour mission de passer la crête pour s'informer du pourquoi de ce bruit. Ils revinrent, et tous arboraient une mine livide, visiblement écoeurés par un spectacle inattendu. Tous les officiers et moi-même mirent pieds à terre, et les rejoignirent pour comprendre de quoi il en retournait. J'eus un peu de peine à gravir ce surplomb d'herbe, puis finalement je pus poser mon regard sur une plaine presque nue, aux rares touffes jaunies. Je crus d'abord ne rien voir, comme si nos éclaireurs avaient croisé un fantôme. Malheureusement, cela ne dura pas du tout…

J'eus un haut le cœur quand mon nez fut étrillé par une piqûre acide, amère et tenace. Je reconnus immédiatement quelque-chose que je connaissais bien, à savoir le parfum du sang versé. Là, il n'était pas frais, il n'avait plus cette onctuosité si caractéristique d'une mort récente. Non, là, ce fut littéralement un mélange entre puanteur fétide de pourriture, et l'âpreté d'un fruit qui aurait fermenté au sol. Je faillis vomir, et ce n'est qu'au prix de longs efforts que je pus me contenir, et enfin identifier d'où provenait cette horreur. Là, sous nos yeux, je pus distinguer une sorte de fosse, un trou creusé en plein milieu, avec en son sein des corps alignés, et souvent étêtés. Les mouches, nombreuses, sales, vermine bourdonnante, avaient couvert les corps, d'où mon incompréhension initiale. De plaine, il s'agissait en fait des restes carbonisés d'un village de paysans, et tout ce qui avait été en vie avait fini dans le trou. Hommes, femmes, enfants, vieillards, animaux, on avait jeté en vrac les corps dedans, sans même daigner les recouvrir. Ce n'était pas une sépulture, c'était un avertissement pour les autres villages alentours.
Le maître d'armes fit immédiatement reboucher le trou, et nos hommes eurent toutes les peines du monde à œuvrer pour en finir avec cette vision de cauchemar. Seiji ne dit mot de la journée, pas plus qu'il ne mangea. Je vis ses traits contractés, mais surtout la pression de ses doigts sur le manche de son sabre. Je pense qu'il eut toutes les peines du monde à contenir sa fureur, et qu'il dût, au prix d'efforts monstrueux, se refuser à pourchasser les barbares qui s'étaient permis un tel acte. Lentement, on vit disparaître les têtes séparées, ainsi que ces regards évidés des pupilles dévorées par les insectes. Lentement, je pus ressentir un apaisement de ne plus être épié par ces victimes qui me disaient en silence "Pourquoi tout ceci? Pourquoi mourir?". Je fis comme Seiji ce jour-là. Je ne pus que jeûner, et m'interroger sur le sens profond d'un tel massacre… Et je n'en vis aucun, si ce n'est la nécessité morale de faire peur à l'ennemi, et de contenir les éventuelles rébellions paysannes; Mais, à mes yeux, cela n'avait aucun sens.

Au petit jour, on fit prononcer quelques prières, purifier la fosse commune, et nous reprîmes notre chemin. Dès que je fus en selle, Seiji s'approcha de moi et me murmura "Tu devrais laver cette armure". Je le fixai, incrédule, ne comprenant pas le sens de sa remarque. Ensuite, il s'éloigna. A l'heure de la pause, il refit la même remarque, puis me lança enfin "Si tu tiens à sentir comme ces morts, alors reste ainsi… Mais pour moi, sentir la mort n'apporte rien si ce n'est la mort elle-même". Je sentis mes manches, mes avant-bras, et je compris alors quelque-chose de terrifiant et de triste: je m'étais habitué à cette puanteur. Je m'étais accommodé de l'odeur du sang séché, de cette senteur infecte, et au fond, j'avais laissé ces traces comme des souvenirs de mes victimes. J'avais tué, et chacun des morts avait sa trace sur mon armure, sur ma peau, en moi et sur moi. Je m'étais donc révélé tout aussi cruel et insensible au sort des autres que l'était le chien errant dévorant les restes puants d'un relief de repas abandonné.
J'avais la peau et le cœur sale, l'âme souillée et cette armure portait des taches indélébiles, celles des cœurs ayant cessés de battre, des coulures venant se figer sur le vernis soigné de ma tenue. Dès que je compris la remarque, je demandai à trouver un puits, une rivière, n'importe quoi pourvu que je puisse me laver aussi rapidement que possible. Un éclaireur me signifia qu'il y avait en avant de la route un cours d'eau assez paisible qui ferait l'affaire. Je me mis immédiatement en selle, et Seiji, ainsi que deux soldats m'emboîtèrent le pas

Je suis resté assis dans l'eau pendant un long moment. Malgré le froid, malgré le fait que je grelottais et que mes doigts bleuissaient, je ne voulais pas me redresser. Je sentais l'eau glisser, se faufiler, lécher l'armure, ma chair, mes cheveux, je n'avais pas l'impression d'être propre. Seiji pénétra dans l'eau, et me tira lentement de mon assise. Il me fit m'asseoir sur la berge et me tendit des lés de tissu pour me sécher. Ensuite, il s'assit à côté de moi tandis que je tremblais et bredouillais n'importe quoi. J'avais perdu l'esprit, ou bien j'étais perdu dans cette folie qu'est la guerre. "Ne crois jamais que l'eau lavera ton âme, mais crois bien que laver ton armure t'évitera de sentir la salissure de ton cœur. Sois propre au combat, pour que tu puisses partir sans avoir eu la honte de puer la mort des autres". Ensuite, il me tapa sur l'épaule, m'aida à me remettre en selle, et fit embarquer les autres morceaux de mon armure.
Je mis de nombreux jours à me décider à remettre les pièces pourtant propres de mon équipement. Dès que j'en approchais les doigts, j'avais la sensation de me brûler les extrémités, comme si la colère de mes victimes venait me dévorer la peau. C'est le maître d'armes qui me fit comprendre qu'il me fallait passer outre. "Tu tues, tu peux être tué. C'est le principe de la guerre, de la vie. Et porter une armure, c'est essayer de survivre. Ce n'est pas l'armure qui est propre ou sale, c'est son porteur qui est propre ou sale à l'intérieur. A toi de choisir". Et, lentement, j'ai choisi, j'ai remis l'équipement, soigneusement, sentencieusement, comme un moine prenant soin de bénir chaque morceau de sa tenue durant un rituel très particulier. Je devais continuer ma route, et ma salissure intérieure n'était ni pire ni moindre que celle des autres que j'affronterais encore sur le champ de bataille. La seule différence serait alors de savoir qui a la "meilleure cause", et qui vaincra.

28 novembre 2014

Ouvre les yeux

Il fait encore nuit, la pluie clapote au dehors dans les flaques qui se sont formées autour de la maison. Il y a un peu de vent, les branches dansent en rythme, et la lune n'est pas de sortie avec les étoiles. Pourtant, l'instant est agréable, délicieux même. Je vois des gens qui accourent pour se mettre à l'abri, des voitures anonymes repoussent l'eau dans les caniveaux, et moi, pourtant, je laisse la pluie perler sur ma peau. J'arbore un sourire aussi large qu'il est possible de l'être, et mon cœur bat lentement, paisiblement, comme si rien ne pouvait être plus agréable que cette pluie d'automne.

Je remonte un trottoir, les mains dans les poches, la tête couverte par une capuche qui ne sert pour ainsi dire à rien du tout. Je sens l'eau glacée suivre mon échine, mes vêtements me coller à la peau, et cependant je continue, j'avance, j'ai toujours le sourire, je suis ravi même. Au loin, quelque part, le soleil doit s'apprêter à prendre sa place au milieu de la grisaille. La circulation se fait de plus en plus dense, monotone litanie de véhicules tous plus gris les uns que les autres. Mais de là où je suis, tout brille, tout resplendit. Les arbres ont la rougeur de la saison, les trottoirs arborent des mosaïques de feuilles mortes, et mes chaussures passent dessus comme l'on passerait sur l'imposant carrelage d'une cathédrale. Ici, ce sont les nuages qui font les nefs, les arbres les colonnes, et je suis au cœur même d'un endroit béni.

Encore de quoi marcher, comme si une obsession martelait mon esprit, comme s'il y avait un but à atteindre. La pluie ne ralentit pas, on entend même un grondement étrange, ni désagréable ni menaçant, juste un bourdonnement, celui d'une nature qui vit, tout simplement. Je suis bien, ma chaleur intérieure continue à faire frémir mon âme, et je regarde les autres avec douceur et charité. Peut-être suis-je comme eux, au petit matin, quand il s'agit d'aller travailler, quand il s'agit d'oublier ses rêves au profit d'une vie pragmatique, bien rangée, somme toute ordinaire. Peut-être sommes-nous tous fous de courir après la temporelle et inutile carrière qui prendra tôt ou tard fin? Peut-être suis-je au contraire fou de m'en moquer ce matin précis, sous cette pluie devenue battante, les doigts de pied à moitié gelés par le froid qui commence à mordre ma peau?

Qu'importe, je suis presque arrive à mon but. Sans hâter le pas, sans même être énervé ou même inquiet, je continue ma route, à mon rythme, faisant abstraction de ce que les autres prennent pour des désagréments. Moi, je suis bien comme cela, arrosé vivement par la nature, trempé par l'eau du ciel, heureux de vivre, d'exister, de pouvoir ressentir les choses avec profondeur et sincérité. Ce petit matin, très tôt, très froid, très humide, il est sûrement l'un des plus beaux que l'on puisse m'offrir à tout jamais. Il pleut? Et alors? Est-ce qu'il ne pleut pas souvent ici? Est-ce que le monde est plus laid quand il pleut? Non, le monde est tel qu'on veut bien le voir, beau quand il pleut, laid sur les plages ensoleillées, magnifique quand il fait nuit, hideux quand tout le monde se croit ravi d'avoir un rayon sur la peau. Je m'en moque complètement, il ne me reste plus que quelques pas à faire, et je serai arrivé.

Je monte des escaliers, encore des marches, encore des couloirs, je remonte un flot de gens que je ne connais pas. Ils ont tous les âges, toutes les couleurs que le monde daigner créer sur les hommes, et enfin j'arrive à un panonceau. Je suis les indications, je ne cours pas, je ne m'énerve pas face à la litanie des questions qu'on peut me poser. J'écoute, je réponds, j'ai le sourire, un sourire impossible à briser. Il faut que j'avance, je suis là, à deux pas seulement, il faut franchir les derniers barrages, les dernières interrogations et recommandations; Et là, je franchis le seuil de la porte…

… Et elle est là, la tenant dans ses bras, la mère sourit, la fille dort. Je suis attendri, abasourdi même. Qu'il est magnifique ce matin orageux où, pour la première fois de son existence, ce petit bout de vie voit enfin la lumière. Ce sont les premiers moments d'une existence, un moment oublié par elle, inoubliable pour d'autres. Il pleut? Et alors, ce sont mes yeux qui se vident, il pleut sur mes joues à grosses gouttes… Et ta maman te dit alors "Ouvre les yeux ma puce, c'est papa!".

27 novembre 2014

What the cut

Je tiens tout d'abord à vous prévenir: le propos est souvent vulgaire... mais tellement drôle! Antoine Daniel, réalisateur de cette "émission" de zapping des pires vidéos sur Internet, les regroupe et les commente avec humour. Donc, accrochez-vous, cela peut être véritablement débile, voire immonde, mais honnêtement je ris à chaque fois.

Rendez-vous sur son accueil Youtube!

La chaîne Youtube de Antoine Daniel

Croyance, candeur et réalité

Après avoir lu ce long et intéressant billet d'humeur (voir le lien ci-dessous), je me rends compte qu'il y a un vrai problème de compréhension de la part des gens concernant le monde qui les entoure. Bien souvent, j'ai la désagréable sensation que mes congénères sont soit candides, soit volontairement aveugles et sourds… Et que ce n'est pas nouveau, loin s'en faut! Aussi troublant et désagréable que cela puisse être, le fait d'affirmer que le monde est "de la merde" n'est en rien novateur, pas plus qu'il n'est véhiculé par une quelconque conspiration des médias/industriels/politiques (ajoutez des mentions si cela vous chante). Non: l'homme a toujours été insatisfait, déçu par les autres hommes, et pardessus le marché son propre ennemi.
Le Blog de Mitsu, j'ai perdu confiance

Je tiens à être clair dans un premier temps: l'état du monde est tel que nous le faisons, et non comme d'autres voudraient qu'ils soient pour nous. Cette évacuation de notre responsabilité collective est autant inacceptable que bien trop facile! Je vois bien la gymnastique intellectuelle: c'est de la faute aux autres, donc je n'ai pas à me sentir coupable… Tout en se refusant à agir de manière aussi simple que concrète en allant aux urnes par exemple. Je le martèle depuis des années, parce que je suis particulièrement horripilé par le discours contradictoire qui revendique "je ne vote pas, parce qu'ils sont tous pourris", et dans le même temps "fumiers, c'est le merdier, qu'ils fassent quelque-chose". On ne peut pas tout dire et son contraire: soit l'on s'engage, même à très petite échelle, soit l'on accepte la situation telle qu'elle est, puisqu'on n'en est finalement absolument pas acteur.

Second point que je tiens à évacuer en urgence: nous vampirisons tous, autant que nous sommes, le monde qui nous entoure. A une échelle plus ou moins importante, nous profitons de ce monde avec plus ou moins de bon sens. Tout le problème est de trouver un équilibre précaire entre confort et civisme. Après tout, l'acte citoyen peut aller à l'encontre de notre existence! Quand je lis "je suis gêné d'acheter des fringues moins chères produites par des gosses", c'est oublier de mentionner le fait qu'il y a aussi une constante qui est celle du portefeuille. Tout le monde n'a pas les moyens de se vêtir chez un fabricant local, et encore moins d'envisager de la fripe de luxe. Immoral? Facile? Non, juste méchamment honnête: nous "profitons" du système, faute d'y trouver une alternative viable. Et, qu'il soit dit franchement, l'immense majorité des gens cautionnent volontairement ce système en regardant ailleurs qu'en face. La vérité ne dérange que si elle se révèle visible… et comme le tiers-monde c'est loin…

Dernier aspect, et non des moindres: la paranoïa ambiante multipliant les propos plus que limites concernant nombre de politiques/sociétés/états m'apparaissent de plus en plus fatigants, pour ne pas carrément dire débiles. Autant l'on peut confirmer qu'il y a un fond de "propagande" (à prendre avec des pincettes!), autant j'estime particulièrement ridicule de croire qu'il y a une vaste manipulation. Nous nous manipulons seuls, nous n'avons pas besoin d'être sous l'emprise d'une structure pour faire de nous-mêmes des moutons dociles. Un Romain a affirmé un jour "du pain et des jeux". Que croyez-vous qu'il y ait d'autre en ce monde? Un stade rempli à ras-bord, une victoire en coupe du monde et nous voilà tous oublieux du quotidien. Ne mange-t-on pas très majoritairement à notre faim en occident? Si? L'homme de la rue se fout des considérations autres que son propre confort, et ne s'inquiète que de sa propre sécurité (et surtout celle de ses biens). Aussi malheureux que ce soit, c'est une grande vérité: l'homme est fondamentalement nombriliste.

Alors oui, si l'on a un regard portant au-delà de son petit pré carré, on ne peut qu'avoir la nausée, voire même être révolté. Ce n'est pas la bonne façon de voir les choses, loin s'en faut! Il faut avant toute chose se regarder en face, et s'interroger sur ce qu'on peut, et surtout ce qu'on doit faire. C'est par là que commence la remise en cause de notre façon de vivre. Jusqu'à preuve du contraire, l'immense majorité des gens ne dispose malheureusement pas de l'option de choisir sa vie. Entre des salaries insuffisants pour vivre autrement que dans un HLM, des frais comme les enfants, et enfin une existence de travail sans espoir de progression, il est difficile d'exiger de chacun les mêmes efforts. Cependant, cela n'impose pas pour autant d'être cynique et de se moquer de tout. Typiquement, favoriser le commerce local au détriment de la grande distribution (achat en direct des fruits et légumes par exemple) est un bon point de départ. Ensuite, l'adaptation est la grande qualité humaine: rien ne nous impose de disposer de la dernière génération de smartphone, pas plus qu'il est vital d'avoir la plus grande télévision possible. C'est un choix, et non une obligation. A partir de là, on peut faire pour le mieux à son propre niveau, sans pour autant devoir jouer les masochistes et espérer se sacrifier pour la majorité qui s'en moque. Le sacerdoce, la souffrance pour autrui est quelque-chose d'élégant, mais ce n'est pas une façon d'exister acceptable pour l'immense majorité.

Tout débute donc par une prise de conscience, et certainement pas par l'autoflagellation. La confiance, elle ne s'est jamais bâtie sur les instances, les commerçants, ou encore les médias. Ces trois grands pôles qui nous régissent sont interdépendants, et croire que c'est un phénomène nouveau est absurde. A chaque époque, les riches se sont donné des objectifs commerciaux et politiques. A chaque époque, les pauvres ont été la sueur et le sang au service des puissants. A chaque époque, l'usage des urnes a été détourné pour légitimer des despotes. Ceux qui pensent, à tort, que c'est pire aujourd'hui ne regardent pas en arrière. La vérité est autrement plus trouble malheureusement. Aujourd'hui, les urnes pèsent en France, parce qu'elles permettent un choix sans avoir une menace policière et/ou politique sur nos têtes. Pourtant, le citoyen semble s'en moquer, ou pire encore s'en plaindre! Il est évident que c'est justement parce que nous disposons d'un pouvoir de décision que nous n'en prenons pas la pleine mesure ni même la pleine responsabilité. Je me plais à répéter, encore et encore, que "nous avons des droits mais également des devoirs". Si une de ces deux choses est mise de côté, aucune chance qu'un quelconque progrès puisse émerger.

Soyons lucides, sans être sinistres. J'ai une confiance relative en nos dirigeants, non parce que j'ai foi en leurs convictions, mais parce que je sais que faire de la politique, c'est faire en sorte d'en décevoir le moins possible. L'expérience, même à petite échelle, montre qu'il y a en gros trois types de personnes: ceux qui s'en moquent, les impliqués, et les râleurs de principe. Les premiers laissent les deux autres se chamailler; le second va tenter de faire émerger une solution; le dernier, quoi qu'on lui propose, y sera systématiquement opposé, parce que moralement il ne pourra pas tolérer d'être d'accord avec quelqu'un d'autre que lui-même. En conséquence de quoi, nos politiques font ce qu'ils peuvent pour essayer d'en décevoir le moins possible. Dites-vous bien que l'exercice du pouvoir ne tient qu'en deux axes: louvoyer ou imposer. Dans le premier cas, nous sommes en "démocratie". Dans le second, en dictature. Choisissez: on tergiverse, on met en place de petites mesures pas forcément intelligentes ou bien conçues, ou bien on tape du poing sur la table, et l'on met en œuvre des lois potentiellement dangereuses?

Les médias ne peuvent pas être une matière amenant à la confiance absolue, parce qu'ils sont la voix d'un maître, qu'il soit une entreprise (médias privés), un état (médias publics), ou encore un "média indépendant" (qui est alors la voix d'un mouvement quelconque). La première chose à accepter, c'est qu'il faut creuser aussi bien dans les médias qu'on estime "tolérables", que ceux qui représentent, selon notre couleur politique, dans la fange des propagandistes. Je suis amusé par la critique cinglante contre la presse écrite ou internet, quand on les accuse d'être "pro ceci", ou encore "contre cela". Mais en quoi est-ce choquant? La grande difficulté du journalisme, c'est justement de se mettre dans un contexte, sans pour autant prendre une position. Or, s'imprégner de l'information, c'est nécessairement avoir un jugement de valeur dessus, ce qui automatiquement va être problématique. Prenons un exemple très simple: le président Chirac a refusé que la France soit impliquée dans la seconde guerre en Irak. Me concernant, j'ai trouvé la réaction légitime, aisément défendable, et je ne fus pas le seul à en penser le plus grand bien. Cependant, certains se sont levés contre cette décision, estimant que cela nous affaiblissait d'un point de vue diplomatique dans le monde (position de la France face aux USA). Interrogez-vous: étant de gauche ou de droite (ou autre… qu'importe), auriez-vous fait un papier élogieux au président, si vous étiez quelqu'un adhérant à des thèses de l'opposition? Et votre journal, aurait-il laissé passer un papier en ce sens? Il est tout à fait logique que les médias ne soient jamais plus ce qu'ils sont, à savoir une "voix", un "ton", et faire le tri, avoir la "bonne" information, cela ne peut passer que par le recoupement.

Je le dis, le redis, grogne, peste, voire même m'insurge contre la majorité des "bobos" qui ont le malheur de me vendre leur soupe moralisatrice. Les journaux qu'ils me mettent en avant sont tout aussi nauséabonds que la pire des feuilles de choux trouvée parmi les magazines traitant des faits divers. Ce n'est pas en se contentant d'une presse et une seule qu'on obtient l'exactitude, et encore moins qu'on peut traiter d'un sujet sans commettre d'impair. J'ai déjà posé un nombre non négligeable de colères concernant la Russie, ou encore la Syrie. Pourquoi? Dans le premier cas, on parle constamment de "Poutine despote", ou encore "Poutine mafieux". Ce qui est amusant pourtant, c'est qu'entre une France où notre président se fait laminer par l'opinion publique, et une Russie où la même opinion apprécie la fermeté de ton de leur président, il y a un monde. Pour le second, El Assad est un boucher… Mais est-ce pour autant une solution que de légitimer les opposants, parmi lesquels on va trouver de vrais démocrates, mais aussi et surtout des groupuscules armés qui ne cherchent que la domination par les armes? Choisissez donc votre camp, et préparez donc les linceuls pour les victimes de nos erreurs politiques.

Je crois fermement que le premier engagement à avoir est avant tout de commencer par prendre en main sa propre existence politique, à savoir en rendant aux urnes le pouvoir qui est le leur. Nos élus, nous pouvons les sanctionner par cette voie; nos élus, nous devons les choisir de manière logique, et non par simple dépit. Notre responsabilité collective est forcément en jeu, puisque nous devons, et ce sans hésitation, aller aux urnes pour choisir, et non subir. Je trouve invraisemblable de lire autant d'inepties sur la toile concernant le vote. NON: ce n'est pas une solution que de s'abstenir, puisque l'abstention soutient et légitime les extrêmes. NON: ce n'est pas plus une solution que de dire "tous pourris", puis de se plaindre des choix des autres; NON: il n'est pas acceptable de se croire impuissant, car l'impuissance n'existe que lorsqu'on l'accepte.

J'ai eu une phrase sur les lèvres, et je vous la répète pour le principe: "La défaite n'existe que lorsque l'ennemi est parvenu à vous faire croire que vous avez perdu". J'estime que ce propos est parfaitement d'actualité: ne cédez jamais face à ce que vous estimez comme inéluctable, pas que vous ne devrez céder face à la pression de la bienséance. Ce n'est pas parce que tout le monde vous dit "on ne peut rien y faire" que c'est exact. Seules vos décisions comptent, et votre conscience vous remerciera d'avoir agi avec sincérité, et non en suivant la foule qui, elle, se moquera qu'elle ait raison ou tort. Jamais la majorité ne garantit la Vérité, l'Histoire n'est pas avare en exemples. Alors, assumez-vous, entièrement, sincèrement, dans le doute ou la conviction, dans la réussite ou l'échec. Au moins, vous pourrez vous dire que vous avez agi, et non attendu que d'autres agissent à votre place.

10 novembre 2014

25 ans déjà

9 Novembre 1989… Les murs tombent, les choses changent, et pourtant, je regarde le monde et je ne vois pas de si grandes différences. Après tout, malgré l'effondrement du bloc Soviétique, après la fin du mur de Berlin, après l'apparition des démocraties dans les pays à l'étoile rouge, il reste encore et toujours des mécanismes politiques et économiques qui, selon moi, ne font que maintenir une forme d'esclavage moderne. Vous doutez de cette assertion? Vous mettez en doute le principe même que les équilibres mondiaux n'ont en rien évolués? Soyez honnêtes, comparez le monde du temps de Gorbatchev et d'aujourd'hui, mettez en perspective les Balkans d'hier et d'aujourd'hui, puis, enfin, dites-moi honnêtement si le monde a réellement été dans la bonne direction.

Prenons quelques thématiques assez simples. Commençons par l'armement qui, selon moi, est la première cause de terreur pour l'humanité. Hier encore, les grandes puissances se disputaient le pouvoir à coups de menaces via un parapluie nucléaire. Bien entendu, cette crainte latente et perpétuelle avait générée la fameuse guerre froide. Cependant, quoi qu'on en dise, cela maintenait des armes de destruction massive entre des mains précises, identifiées, ce qui en soi offrait tout de même une forme d'équilibre. Aujourd'hui? Avec la prolifération nucléaire (Inde, Pakistan, Israël…), et l'effondrement de l'URSS ayant probablement mené à la vente d'armes atomiques à dieu-sait-qui, force est de constater qu'au lieu d'avoir un ciel obscurci par des oiseaux de mauvais augure, nous avons à présent ces mêmes oiseaux, qui se font malmener par des nations comme l'Iran par exemple. Doit-on leur interdire le nucléaire pour autant? Le nucléaire est une source de production électrique pour le civil, et de mort pour le militaire. Comment choisir? Auparavant, le poids des deux blocs est et ouest offrait une forme de contrainte tacite sur les décisions des autres "petites" nations. Dorénavant, nous devrons compter avec des combats frontaliers, une Corée du nord disposant de missiles à longue portée, ou encore des pays dirigés par des extrémistes susceptibles d'utiliser la force nucléaire sans la moindre hésitation ou scrupule. Un progrès? Pour certaines nations, oui, pour d'autres, cela n'a fait qu'empirer les choses.

Allons au second point, et regardons avec sincérité le statut des pays issus de la fin du communisme soviétique. Que dire de ces pays, si ce n'est que d'esclaves satellites à l'URSS ils sont devenus ceux de l'UE ou des USA? Vous doutez? Réfléchissez-y: la production locale (agricole notamment) était destinée au grand frère rouge, maintenant il nous est expédié dans des conditions tout aussi malhonnêtes. Ce n'est pas pour rien que nos industriels produisent de la viande en Pologne, des cornichons en Roumanie… C'est pour les mêmes raisons que l'URSS avait ces mêmes pays sous sa coupe: la productivité. Nous nous sommes lancés dans une politique où les colonies d'aujourd'hui sont finalement plus proches et plus rentables que celles d'hier! Aussi absurde que cela paraisse, nous prétendons jouer une carte démocratique avec l'UE, alors qu'elle sert avant tout de levier économique pour procéder à un véritable chantage. Nul doute que la crise mondiale a enrayé le broyeur financier pour un temps, mais que ces nations n'émergeront pas grâce à nous. En effet, aucune chance que la Roumanie, la Bulgarie, ou même les républiques issues de la Yougoslavie s'enrichissent réellement grâce à nous. Pourquoi? Parce qu'il ne faut pas escompter de l'Europe qu'elle accepte de donner un essor à ces nations, si ce n'est sous la forme de potager ou de grange. Prenons Dacia: pourquoi produire là-bas, si ce n'est à bas coût, pour inonder le marché d'une voiture à faible marge, mais également à faible coût de production? Il n'y a pas là une démarche d'enrichissement local, mais d'enrichissement de la société mère! Donc, esclaves des rouges hier, esclaves des étoiles blanches aujourd'hui.

Continuons sur un troisième point tout aussi ahurissant: l'ennemi. Contrairement à l'idée reçue déclarant que l'ennemi a une barbe et psalmodie en arabe, le véritable ennemi est le mécanisme qui se cherche une cible à pointer du doigt en cas de problème. Quel est le problème? Ouvrons les yeux: les guerres contre le Moyen-Orient sont apparues dans la foulée de la fin de l'ère soviétique! Mais pourquoi? Parce que la présence de l'URSS, cliente avec le pacte de Varsovie, freinait nettement toute velléité de déstabilisation de la région. Une fois le spectre rouge envolé, les USA et l'UE se sont empressés de profiter de cette absence pour tenter un coup de force. L'attaque sur l'Irak avait pour but premier de rappeler à l'OPEP que ces deux groupes avaient les moyens de peser militairement sur la région, voire même de briser les reins à tout pays s'opposant à eux. De là, toutes les crises ultérieures se sont bâties sur des fondations coulées durant la guerre froide: faire s'écrouler l'état, voir une dictature s'installer, puis au final tenter de l'annihiler. Irak, Iran, Lybie… Les exemples sont assez parlants? Le problème est l'inconséquence crasse des décideurs: ils voyaient dans les despotes une seule voix pour les diriger tous, or ce fut strictement le contraire, car ce même despote ne voyait aucune raison de partager ni son pétrole, ni son pouvoir. C'est la même méthode qui a été tentée dans les pays sud-américains, soit avec des réussites honteuses (la mort d'Allende par exemple), ou des échecs cuisants (la persistance entêtée de Chavez face aux USA). On a vendu les "arabes" comme étant l'ennemi, alors que l'on s'est construit nous-mêmes les ennemis en question! A force de vouloir pressurer ces nations, à vouloir également les mettre en échec afin de les exploiter, les voix les plus radicales se sont retournées contre nous. Et l'on s'étonne du naufrage de la région?

Enfin, il y a une dernière chose tout aussi folle qu'inévitable: malgré notre crédulité, notre capacité à croire que la liberté et la démocratie progressent, nous avons bâtis et légitimés des prisons numériques. Hier, on nous espionnait. Aujourd'hui, nous livrons nos vies sur un plateau de bits et d'octets. Vous pensez que j'exagère? Regardons-nous dans le fond des pixels (comme dirait l'autre): nous sommes inconséquents, nous n'éprouvons pas de méfiance face aux tarentules du net… qui sont, finalement, les premiers à fournir nos vies aux gouvernants du monde entier. Liberté? Celle de se taire. Egalité? Face à quoi? Fraternité… On connaît la capacité de l'homme pour ce qui est de sa générosité et de son absence de xénophobie.

A bon entendeur… à dans 25 ans pour une nouvelle comparaison!

07 octobre 2014

Egalité? Quelle égalité?

Depuis que le débat complexe du mariage gay a été lancé, nous avons le droit à un battage nauséabond concernant tant la condition de la femme, que du traitement de la sexualité dans notre société. N'étant pas spécialement concerné par ces considérations, j'affirme sans frémir "je m'en cogne, foutez-leur la paix", et basta. En fait, ce qui me défrise, c'est la réaction épidermique que chaque camp revendique, à tel point que tous se décrédibilisent! C'est affligeant: entre les rétrogrades qui pensent que "ce que je ne vois pas n'existe pas". Raté: le raisonnement ne tient absolument pas la route! Ce que l'on refuse de voir finit tôt ou tard à vous sauter au visage, à tel point que cela sera encore plus douloureux à supporter.

Ce qui me fait sortir de mes gonds n'est en rien si extraordinaire que cela. Depuis pas mal de temps déjà, je fustige brutalement la bienséance, le "bien-pensant" où chacun s'offusque soit pour des propos supposés irrévérencieux, ou encore contre les prises de position se drapant de morale. Désolé: je HAIS qu'on me fasse la leçon, d'autant plus quand il s'agit de pseudo-problématiques d'éthique. Revenez sur terre les gens! L'éthique, la morale, ce sont des choses qui sont tributaires tant de l'éducation, que de la culture environnante. Ainsi, ce que "nous", les européens, considérons comme normal, est nécessairement malsain ou inacceptable ailleurs dans le monde. Dans ces conditions, j'exècre encore plus l'attitude moralisatrice des gens qui, sous couvert de défense d'opinions pourtant hautement louables, refusent toute forme de remise en question, ou pire que tout d'humour.

Tenez, je réagis face à ce message (pensez à aller voir le lien initial et la BD associée pour comprendre).
voilà l'image initiale:
Une BD fustigée pour son côté sexiste...
La réaction débile en question
La réaction du hollandais volant face à la critique

A l'imbécile obtus qui voit dans la bande dessinée une marque de sexisme: le sexisme, c'est penser qu'il faut un traitement différent entre l'homme et la femme. Or, ce qui est dénoncé par la BD, c'est justement que, quoi qu'on dise, on trouvera toujours un détracteur pour trouver le discours hors de propos, voire carrément sexiste. Non, encore une fois non! Refuser de rire de cela, c'est se priver d'une grande vérité qui est qu'il faut être capable d'ironie, de rire de soi-même et des autres, et surtout avec les autres. Ainsi, je ne vois rien de malsain dans la BD, bien au contraire même. Quiconque y voit un discours rétrograde n'y voit que ce qui l'arrange, et rien d'autre. J'ai en horreur cette façon étriquée de présenter les choses, parce qu'au fond, ce sont ces attitudes débiles qui mènent justement à la dichotomie homme-femme.
L'humour, c'est le seul refuge qui nous reste pour dédramatiser. J'estime que c'est l'humour qui peut nous donner une image juste et honnête de notre société. Le drame de la situation de la femme en France est multiple, car il comporte de nombreux volets plus durs les uns que les autres: violences conjugales, pressions sociales et religieuses, difficultés dans l'entreprise, sexisme… et j'en passe. Cependant, refuser de trouver un moyen d'en rire, c'est en faire de la normalité, et non de l'exception. Ce qui est dramatique et surtout complètement débile, c'est que les féministes obtuses et les machos rétrogrades se comportent de la même manière, et se jettent à la figure des argumentaires symétriques. Oui, les cons sont partout! Oui, il y a de tout et surtout du n'importe quoi dans la tête des gens. Alors, et si l'on faisait juste le pas en avant disant "allez, on s'en fout, on n'est pas identiques, mais on vit ensemble. Respectons-nous, et on trouvera un équilibre". C'est CA, vivre en société, et pour moi le salopard qui voit la femme comme un objet ne vaut pas mieux que la connasse qui voit tous les hommes comme des animaux décérébrés.

Elargissons le débat, et interrogeons-nous un peu sur les mutations de notre société. Cà et là j'entends des opinions divergentes sur la "manif pour tous". Personnellement, je m'en contrefous, parce qu'elle véhicule des idées qui ne sont pas les miennes, mais que cela ne me fait pas pour autant dire qu'on doit faire taire les détracteurs. Cependant, à quoi arrive-t-on? Non pas à un débat utile et légitime d'idées, mais bel et bien à des joutes n'ayant pour seul but que de se croire au-dessus de la masse, donc de se conforter dans ses propres idées. Ma seule opinion est justement de dire "ils ont tous raison, selon la façon dont on se place". Analysons un peu, et soyons francs:
En quoi le mariage gay est un souci? Je m'en fous! Qu'ils se marient, qu'ils vivent tranquilles. Après tout, ils le font déjà depuis toujours, et la seule chose qui n'était pas faite était de leur donner des droits… comme à tous les autres citoyens.
La procréation médicalement assistée est un problème? Bien entendu qu'elle est un problème de fond, car il sera toujours possible de trouver des situations où cette fameuse PMA sera à éviter à tout prix. Est-ce une problématique de sexe des parents? Non. C'est un problème de personne. Que je sache, la maltraitance des enfants n'est en rien liée à la sexualité des parents, mais uniquement à leur attitude. Donc, le tout devra être suivi par des psychologues, ceci pour confirmer que les parents sont bien aptes à gérer un enfant… Et non de se cantonner à un raisonnement stupide et rétrograde du genre "homos? Pas de PMA". Notez également une chose: si l'on y regarde bien, la monoparentalité existe, et celle-ci est tout aussi complexe dans la gestion des enfants. Pourtant, interdit-on à un père ou une mère célibataire de s'occuper de sa progéniture. Alors, pourquoi interdire à des couples stables, financièrement aptes à financer un enfant, d'avoir une descendance? Pour de pures considérations d'opinions?
La gestation pour autrui est faisable? Oui, et surtout nécessaire, en tout cas de légiférer dessus. Aujourd'hui, nous sommes dans une situation absurde où celle-ci est interdite, où les parents vont à l'étranger pour le faire, ce qui mène à des difficultés administratives ubuesques. Qu'on arrête de se regarder le nombril, et qu'on traite ce problème avec du bon sens. Au-delà de ça: je comprends l'argumentaire concernant la compétence, le respect du corps et j'en passe… surtout si l'on estime que le corps d'une femme n'est pas qu'une bête couveuse. Par contre, est-ce pour autant que cela devrait être interdit? Pourquoi doit-on me refuser de dire "ma femme ne peut pas avoir une gestation normale, en revanche nous pouvons avoir un ovule et du sperme… reste à trouver une manière de voir notre descendance naître dans de bonnes conditions"? Pour le fait qu'une femme accepte de nous aider dans cette démarche? Parce que cela contrarie une image datée de la façon de procréer? Parce que cela va à l'encontre d'une quelconque idée religieuse? La seule et unique chose que j'estime, c'est la VIE. Là où j'exige que l'état légifère clairement, c'est pour éviter que cette assistance devienne un commerce, et que le corps des femmes volontaires devient une couveuse en location pour une durée de neuf mois. Là, oui, je suis contre, totalement contre. En revanche, sans cadre légal, c'est ce qu'il se passera encore et encore à l'étranger.

Enfin, revenons un peu aux sources du problème, histoire de bien comprendre une chose fondamentale: on est tous le con de quelqu'un. Je sais pertinemment que si ce billet d'humeur se met à circuler que je serai brocardé d'une façon ou d'une autre. Je m'en fous! Assumez un peu la réalité: les choses doivent changer, on doit se RESPECTER, et se moquer complètement de la notion de sexe. Comme l'a dit un type dans un film "qu'on m'explique pourquoi une prostituée ferait un mauvais témoins dans un tribunal… Est-ce par son métier ou son statut de femme qu'elle aurait une moins bonne vue?". C'est précisément ça, le problème de fond: nul n'est intouchable, nul n'est parfait, et j'estime tout simplement indispensable d'accepter qu'autrui puisse penser, rire, se moquer de tout et de n'importe qui. Ce qui compte, c'est de respecter l'autre, car pour pouvoir se moquer correctement de l'autre, il faut le connaître. Or, à ce jour, je ne vois personne ironiser ou rire… Mais juste insulter gratuitement, en se cantonnant à des clichés, à des raccourcis puants, bref, à une forme de fascisme. Cela a un côté savoureux pour votre bavard de service… Des libertaires (voire libertins) qui, sous couvert de libération des mœurs et d'amélioration de la condition féminine, finissent par se comporter comme ceux qu'ils sont supposés haïr le plus. Ironique, non?

07 août 2014

Par le plomb

J'éprouverai toujours une forme de crainte instinctive en pénétrant dans tout lieu dépourvu de vie. En effet, après avoir frôlé la mort à maintes reprises avec Seiji, je ne conçois plus d'entrer dans une bâtisse qui se révèle inhabitée. Le temple à l'abandon était devenu un coupe-gorge, et je craignais qu'on n'y soit piégés à tout jamais. Qui aurait retrouvé nos dépouilles? Qui aurait cherché à identifier deux corps abandonnés aux éléments dans un endroit aussi reculé? De fait, je suggérai à mon ami de quitter au plus vite ce piège, et de surtout ne plus faire la moindre halte avant de rejoindre un village. Ses yeux trahirent la même méfiance vis-à-vis du temple, avec la peur en moins. Il nous savait en danger, mais de là à fuir, il y avait une étape qu'il n'accepterait jamais de franchir. Il prit donc son temps, mâcha une sorte de gâteau très sec fait de riz compressé, y ajouta un peu d'eau d'une outre en peau, puis se mit sur le pas de la porte. Il jaugea les alentours, s'attendant probablement à un assaut massif des malandrins qu'il recherchait. Pour ma part, je me saisis d'un lourd bâton, et me prépara à défendre ma vie et celle de mon camarade. Non que je fusse courageux, mais quitte à périr, autant que cela n'arrive pas dans le déshonneur d'une fuite aussi lâche que vaine.

Après une interminable scrutation, nous finîmes par lever le camp et retourner au croisement. S'ils étaient là à nous attendre, ce n'était pas à proximité du vieux bâtiment. Seiji déclara vouloir passer devant, et il se plaça quelques pas en amont de mon pas, comme s'il pressentait quelque-chose. Nous avancions à nouveau en direction de la crête, dans le bruit de nos sandales alourdies par la boue, et le bruissement des feuilles larguant leur excès de gouttelettes. A chaque instant, il me semblait entendre des pas, des craquements, voire même des voix, mais ce n'était que la Vie, la Nature, éveillée à l'effort par le retour d'une certaine chaleur. L'air restait tout de même humide, et j'avais l'étrange sensation d'être entouré par un essaim de gouttes, comme si la pluie s'était suspendue à hauteur d'homme. Mon corps entier frémissait, et je serrais fermement le bâton entre mes phalanges dans l'attente d'un assaut qui ne devait plus tarder. J'étais attentif, tendu comme jamais, et les jointures de mes doigts semblèrent blanchir sous l'effort. Seiji avançait, en silence, avec un simple mouvement léger de la tête allant de gauche à droite.

Le soleil avait déjà pris de la hauteur quand nous arrivâmes au point culminant du chemin. Là, la forêt s'était dégarnie pour laisser apparaître une clairière dont les hautes herbes étaient sûrement le refuge idéal pour nombre d'animaux et de prédateurs. S'y aventurer me sembla risqué, car souvent les serpents aimaient y traîner pour se saisir de rongeurs ou d'autres petits animaux. Au-dessus de nos têtes tournaient de nombreux oiseaux, dont plusieurs corbeaux qui fondaient sur un endroit éloigné dans la clairière, pour ensuite reprendre leur essor et se remettre à voler dans un ballet plus qu'étrange. Je me tournai vers leur point de chute, tentant de voir ce qu'il y avait de si important pour que ces charognards foncent ainsi vers le sol. "Soit un animal mort, soit un homme" dit Seiji en me tirant le bras. "Ne restons pas ici, nous sommes à découvert". N'ayant jamais eu à faire mes armes où que ce soit, je ne comprenais pas encore le vrai sens de cette idée du "découvert", et bien mal m'en prit quand les détonations des mousquets, et le sifflement très net des plombs vinrent à mes oreilles. Dans une poussée, le rônin me poussa au sol et fit écran de son corps. Notre refuge étant plus que précaire, nous rampâmes rapidement jusqu'à l'orée de la forêt, avec l'espoir de nous y mettre à l'abri. Malgré tout, plusieurs plombs firent exploser l'écorce au-dessus de nos têtes, et j'ignore encore par quel bonheur nous ne fûmes pas touchés par ces bordées.
Seiji se tendit, et j'entendis ses dents grincer. Il était furieux. "Les lâches!", maugréa-t-il en tirant son sabre. "Des mousquets! Les lâches…", puis, à ces mots, il se redressa et se mit à courir à travers les bois. Je pus à peine distinguer sa silhouette qui se faufilait entre les branches basses et les troncs. Tandis qu'il courait, je pus voir les balles frapper les premiers troncs, tous à proximité de lui, et à hauteur de torse ou de la tête. Pour ma part, n'étant armé que d'une branche ridicule, je ne pouvais rien envisager d'autre que de me cacher en attendant de voir la suite. Je fis quelques pas à reculons, et me heurtai à un corps assez massif pour me retenir. Je me retournai et aperçut un homme qui voulait se saisir de moi. D'un geste large et ferme, je fis partir mon arme de fortune, et lui fracassa le crâne sur l'instant. Son regard trahit alors la stupeur de ma réaction, et surtout celle de mourir de la main d'un homme sans la moindre compétence pour le combat. Sans perdre un instant, je me mis détaler à travers les bois, ceci dans la même direction que mon camarade.
J'entendis plusieurs hurlements, une suite de détonations, et l'odeur de la poudre me guida vers le lieu de l'affrontement. Durant ma course, je croisai plusieurs corps, dont un qui était étêté. Seiji n'avait visiblement pas hésité un seul instant à tuer ses opposants, et j'avais dès lors acquis la conviction qu'il ne laisserait aucun adversaire en vie, sauf au prix de la sienne. Je me ruai tout droit, haletant, convaincu qu'il me fallait être présent. Comme si je pouvais l'aider à se sortir de ce mauvais pas! Mes tempes battaient la mesure de mon cœur déchaîné, et mes yeux me brûlaient. Je traversai un nuage grisâtre de la consumation de la poudre, et arrivai face à une autre clairière, plus petite, où trois morts gisaient là, exsangues, tandis que Seiji faisait face à un autre homme armé d'un sabre. C'était le moine, mais cette-fois ci vêtu d'une toute autre manière. Il avait échangé sa bure voyante contre une sorte de veste de lin teinte en noir, des chaussons de la même teinte, et d'un pantalon tout aussi sombre. Seule sa corpulence et son crâne luisant me permirent de le rapprocher du menteur de la veille au soir. Ils ne bougeaient ni l'un, ni l'autre, et je me retrouvai donc être leur témoin.
Seiji ne semblait pas décidé à donner la charge. Cependant, ses mains s'étaient placées de sorte à permettre une frappe nette et décisive. En face, je remarquai que l'homme n'était pas aussi pataud ni aussi lourdaud qu'il m'était apparu la veille. Encore un expert du sabre, me dis-je en le jaugeant. Tous deux souriaient, tous deux s'étaient préparés à ce dernier échange par le fer. "Alors, ton maître est trop lâche pour venir m'affronter", lança le samouraï en relevant légèrement l'angle de sa lame. "Il ne s'occupe plus du menu fretin", répondit avec acidité son adversaire. L'homme était donc un serviteur dévoué, prêt à périr pour son maître. Ses yeux me frappèrent, car emplis autant d'une cruelle impatience dans l'attente de donner la mort, que d'une étrange détermination résignée. J'eus la sensation qu'il ne voulait tuer mon ami que par obligation morale, et non par nécessité de son cœur. "Es-tu prêt, rônin?", demanda le moine. "Et toi, assassin, es-tu prêt?". Ils se firent signe de la tête, et se mirent à charger dans un même élan.
Le premier échange fut bref mais intense. L'entrechoc des lames me fit sursauter, et je n'eus que peu de temps pour saisir toute la force mise dans ces deux attaques simultanées. Ils reculèrent d'un ou deux pas, et sans attendre, ils reprirent position pour se donner l'assaut. Cela recommença, encore et encore, et tous deux finirent par avoir du mal à reprendre leur souffle. Le moine souriait, visiblement ravi de cet échange. "Il avait dit que tu étais bon… Il était en dessous de la vérité. Cela ne m'empêchera pas de te tuer, rônin". "Tu es aussi bon que tu m'as semblé l'être hier soir, si ce n'est meilleur", répondit le samouraï. A ces mots, Seiji reprit appui, et d'un geste net et rapide, fit glisser la pointe de son arme sur le torse de son adversaire. Celui-ci s'affaissa, mortellement blessé, les vêtements déchirés par le tranchant impitoyable du sabre soigneusement affûté. Il tomba à genoux, lâcha son arme, et il fixa le rônin droit dans les yeux. "Achève-moi", dit-il en posant ses mains vides sur sa poitrine lacérée. "Pas avant que tu ne me dises où il est". Le blessé éclata de rire, et, tandis que ses lèvres se rougissaient, il fixa avec dureté mon camarade. "Jamais, et tu le sais très bien. Je ne suis pas un traître.". "Lui l'est. Et il paiera pour ses crimes" rétorqua mon ami. "Alors, fais moi la faveur de m'achever".

Seiji s'approcha de sa victime, hocha la tête, et brandit au-dessus de lui le sabre rougi par le sang des combats. Le moine présenta sa nuque à son bourreau, les poings fermés et posés sur ses genoux. D'un mouvement ample et précis, le samouraï décapita son adversaire, et la tête séparée du corps roula dans les hautes herbes. Il se saisit de la chose désormais inerte par la natte de cheveux, et la posa à côté du corps se vidant de son sang. Ensuite, lentement, il chercha s'il y avait des outils à proximité. Il ne trouva qu'une bêche rouillée, abandonnée là depuis fort longtemps. Il en estima le tranchant, puis il se mit à creuser. Coup après coup, il forma une sorte de fosse, et m'invita à l'aider. A l'aide de mon lourd bout de bois, je me mis à creuser, plantant la pointe pour séparer les mottes. Après un long labeur aussi pénible que harassant, nous finîmes par pouvoir faire rouler le corps sans tête dans la fosse peu profonde, puis nous recouvrâmes le tout avec la terre. Seiji prononça quelques prières, les yeux fermés, puis il se retourna et m'invita à quitter l'endroit.
Après avoir rejoint notre chemin initial, je m'enquis du pourquoi de cette sépulture. "Les autres étaient des voyous, des brutes sans scrupule et sans respect. Lui, il m'a affronté sans fléchir, et il n'a pas trahi son maître. Je ne lui aurais pas offert un tel repos s'il m'avait répondu". Mais, comment retrouver ce "maître", ce traître dont Seiji ne voulait me souffler mot? "Les autres sont en déroute, et il sera tôt ou tard informé de notre passage. Ne vous inquiétez pas mon ami, il nous retrouvera, il est bien assez puissant, riche, et surtout déterminé à ne pas me laisser en vie". A ces mots, il tira un flacon en terre cuite contenant du saké. Il fit perler quelques gouttes sur son sabre souillé, l'essuya, puis il en partagea le contenu avec moi. Bien qu'il garda l'apparence de la sérénité, j'ai aujourd'hui la certitude que ces coups de feu furent plus troublants qu'il ne voulut jamais l'admettre. Le meilleur des samouraïs ne peut pas affronter des billes de plombs avec une lame, et il le savait.

Ce n'est que le surlendemain, qu'enfin, nous pûmes prendre un peu de repos dans un tout petit village. Je dormis deux jours durant, épuisé, brisé par le mauvais temps et la peur. Mais où allions-nous? Seiji gardait le silence, et plus nous passions de temps ensemble, plus j'en tirais une certaine colère frustrée. Ne me faisait-il donc insuffisamment confiance? Qu'il taise les causes, je le comprenais. Qu'il ne me dise même pas notre destination, voilà qui m'agaçait. Et pourtant, je ne m'en ouvris jamais, estimant, à tort ou à raison, qu'il me fallait accepter ce destin d'errance, guidé par un maître d'armes, un samouraï déterminé à tuer, un inconnu dont la seule vue avait effrayé les pires voyous que j'eusse rencontré.

06 août 2014

Sous la pluie battante

Nous avions, mon camarade et moi, enfin réussi à nous éloigner des inondations, ceci au prix de nombreuses heures de marche forcée. Epuisés, hagards même, nous aurions volontiers troqué n'importe quelle de nos richesses contre une paillasse et pouvoir nous assoupir. Cependant, avec un temps aussi maussade et menaçant, nous n'avions eu que peu envie de tenter un sommeil en pleine forêt. D'ailleurs, avec la couche de boue créée par les chutes incessantes de pluie, il aurait été impossible de dormir où que ce soit. La nuit, sombre et sans lune, allait bientôt prendre le pas sur le peu de lumière distillée par un soleil effacé du ciel, et je soupçonnais clairement que nous aurions l'obligation de marcher, ceci jusqu'au petit jour. On nous avait parlé d'un relai, d'un temple abandonné, mais sous l'action combinée d'une pluie battante, et d'une étrange brume s'étant levée de la forêt, nous ne vîmes rien de plus que le chemin, et croisé quelques divinités figées dans la pierre.
Seiji, si patient d'habitude, semblait inquiet. Il scrutait la route avec insistance, et à plusieurs reprises sa main s'était posée sur son sabre, puis s'était ravisée dans un haussement d'épaules bien étrange. J'ignorais s'il était soulagé, ou bien dépité de n'avoir pas eu à tirer son arme du fourreau, et cela me sembla inquiétant. Je ne le voyais pas craindre quelque ennemi terrestre que ce soit, mais dans une forêt dense, sur un flanc de colline escarpé, noyé dans une brume aussi surprenante qu'envahissante, quiconque aurait pu craindre l'intervention d'une divinité… Ou d'un démon. Dans tous les cas, je savais mon camarade empli d'un grand respect pour les religions, mais j'ignorais si cette attitude comprenait, ou non, une quelconque peur primaire. Enormément de gens ont peur des Dieux, ils les craignent, et leur attitude est souvent dictée non par la volonté de bien faire, mais plutôt par celle de ne pas être attaqué par un dieu vexé ou blessé par leur attitude. Après mûre réflexion, je me dis alors qu'il n'était bien entendu pas dans la nature de ce samouraï d'avoir une peur aussi basique qu'incohérente avec son caractère.

La pluie ne cessait pas. Je pouvais entendre le ruissellement le long du chemin, et nos pieds battaient le sol dans un clapotis de mauvais augure. Si je n'avais su où nous étions réellement, il ne m'aurait pas fallu faire un grand effort d'imagination pour me croire marchant dans un ruisseau tant mes pieds pénétraient dans la dégringolade aqueuse. Seiji, lui, s'était noué le bas de sa tenue avec des cordelettes, ceci afin de laisser ses mollets nus, et ainsi éviter tant que faire se peut d'embarquer trop d'eau et de boue. Je l'imitai promptement, bien qu'il me semble qu'il fut presque inutile d'agir de la sorte. En effet, j'étais déjà transi de froid, l'eau ayant lestée mes vêtements, et ma peau me laissait la désagréable sensation d'avoir quelque-chose de collé sur moi, avec l'impossibilité de m'en défaire. Cependant, nous ne devions pas nous arrêter, et puis, je n'avais pas de quoi faire un bon feu, ni même d'endroit pour envisager une halte.
Soudain, il y eut comme un craquement, un bruit terrifiant, et surtout un éclair monstrueux de lumière. Nous fûmes littéralement enveloppés par la lueu bleutée, et en quelques instants je réalisai que la foudre s'était abattue sur un arbre non loin de là. Un feu se déclara immédiatement dans le tronc pulvérisé, puis disparut aussitôt. Les débris de l'impact nous cernaient tous les deux, et cet avertissement était plus que clair: il nous fallait quitter, et ce au plus vite, les pentes de cette colline, sous peine de périr soit par le froid, soit par la foudre. Seiji se tourna, et sa main m'invita à hâter le pas, ce que je fis sans rechigner. Je n'ai aucune honte à le dire, je tremblais, tant à cause de cette pluie, qu'à cause de la frayeur de cet incident. J'espérais voir le sommet, j'étais même prêt à courir si cela pouvait nous assurer de survivre à cette épreuve.

Après un temps interminable, sans voir pour autant la fin du périple, Seiji prit un croisement vers la gauche, au lieu de continuer tout droit, vers ce qui me semblait être pourtant une issue! Je lui demandai ce qui pouvait le pousser à bifurquer de la sorte, et me demandai même si mon compagnon n'était pas possédé par un démon. Il me dit alors que nous avions peut-être une chance de trouver le fameux temple dont avaient parlés les autres voyageurs, car ce croisement était le seul que nous avions vu sur la route depuis notre départ. Je ne voulais pas me séparer de mon compagnon, et je dus donc me résoudre à le suivre, et ce malgré mes réticences.
La forêt s'était encore un peu plus resserrée sur nous, et je me crus alors condamné à suivre un dément, ou un possédé. Comment continuer, alors que mes yeux me dictaient de ne plus faire un pas tant l'obscurité m'enserrait dans sa noirceur? Tout à coup, je me heurtai à Seiji qui s'était arrêté de marcher sans crier gare. Ce coup-ci, il tira son arme, et je sentis sa grande tension nerveuse. Il s'était figé dans une attitude indéfinissable, entre une défense assurée, et une capacité d'attaque évidente, et moi, pour ne pas l'encombrer, je fis quelques pas en arrière. Qu'avait-il vu ou ressenti pour qu'il soit ainsi prêt au combat? Je ne pouvais pas voir son visage, mais je suis certain qu'il balayait les alentours des yeux, préparé à voir n'importe qui, ou bien n'importe quoi. D'un coup, je le vis se projeter en avant, sans un cri, juste dans le bruit sourd de ses sandales battant les flaques et la boue. Je ne vis aucun éclair de sa lame, pas plus que je ne pus distinguer ce qu'il venait d'attaquer. Mais ce qui me sembla sûr, c'est que la menace était dorénavant réglée.

Je fis la marche à grandes enjambées jusqu'à mon ami, et là, à ses pieds, je trouvai un moine, ou plutôt un mendiant vêtu d'une tenue de moine sale et répugnante. Il était assis par terre, la face ronde hilare, et les mains posées sur ses cuisses. Seiji ne cessait pas de s'excuser, marmonnant à plusieurs reprises des chapelets d'excuses sincères. Le moine, moins décontenancé que rieur, se redressa et nous salua poliment. Mais que faisait donc un moine perdu au milieu de la forêt, sans lanterne ni même un parapluie? "Vous êtes bien dépourvus de lanterne, vous aussi", rétorqua-t-il avec humour. "Suivez-moi, je vous emmène jusqu'à mon temple". Nous lui emboitâmes le pas, et quelques instants plus tard, nous étions enfin sous un toit, loin du déluge qui redoublait d'intensité. Dans un coin, un maigre feu crépitait, et il ne suffisait évidemment pas pour réchauffer tout le temple. Nous nous réunîmes donc tous les trois près de l'âtre, et je pendis mes vêtements à une ficelle pour espérer en ôter un maximum d'humidité.
"Mais comment avez-vous su pour nous?", dis-je après quelques instants. Le moine rondouillard et chauve me fixa, puis il éclata de rire. "Vous n'êtes pas discret! Entre le bruit de vos pas, et vos discussions à rallonge, n'importe quel forestier vous aurait entendu venir." Seiji hocha la tête, et se mit à discuter de cette étrange capacité consistant à distinguer le bruit de la pluie, et celui des pas dans les flaques. "Question de concentration", lui répondit le religieux. Ils sourirent tous les deux, comme deux complices se connaissant bien. Bien que méfiant à l'égard d'un homme ainsi sorti de nulle part, je ne pus qu'accepter ce refuge, aussi spartiate que délabré. De temple, seules les portes massives et les poutres jadis ornées laissaient entendre une richesse passée. Là, entre les tuiles tombées, les fuites, la poussière, et les immondices abandonnées un peu partout, il n'y avait que peu de doute sur l'absence de dévotion de quiconque pour l'endroit. Je m'en ouvris auprès du moine qui, d'un sourire, balaya mon appréhension. "Je suis un itinérant, tout comme vous à ce que je vois. Et, hélas oui, vous avez raison, on ne préserve plus autant les divinités que jadis. C'est un grand drame". Seiji me signifia du regard de ne pas insister, et de laisser dire le moine que je jugeai un peu excentrique. Pourquoi prétendre être le moine des lieux, tout en étant itinérant? Cela ne manqua pas de me surprendre, ainsi que de m'inquiéter encore un peu plus. Seiji, lui, s'allongea près du foyer, m'invita à en faire autant, puis s'assoupit presque aussitôt les yeux fermés.

Lorsque le déluge daigna laisser la région en paix, et que le soleil put offrir ses premiers rayons, je m'étirai et me levai. Le moine avait disparu, tout comme nombre d'objets qui semblaient lui appartenir. Aussitôt, je me mis à fouiller nerveusement nos affaires afin de vérifier si rien ne manquait. Pas une pièce, pas un objet n'était absent. Je réveillai le rônin, qui, calmement, se redressa et poussa quelques brindilles dans les dernières braises mourantes de l'âtre. "Ce n'était pas plus un moine que nous deux", dit-il en remuant les brindilles. "Je le soupçonnais bien, mais qui était-il alors?". "Un bandit de grand chemin, et fort habile qui plus est", me répondit mon camarade. "Les fantômes et les monstres sont intangibles, tandis que lui, j'ai pu tâter de son aine avec mon sabre. Il a pris peur, et n'a pas quitté son rôle jusqu'à son départ. Il a dû être trop apeuré par mon assaut pour se permettre de tenter de nous dérober quoi que ce soit. Il doit être loin à présent, vu qu'il nous a quitté dès que vous vous êtes assoupi mon ami". Je frémis à l'idée que j'aurais pu être poignardé, ou plus simplement dévalisé pendant la nuit. Seiji sourit, et me lança "Mais cette rencontre me convient fort bien. Il n'était sûrement pas seul, et ses camarades se sont tenus à distance par précaution. Mieux vaut vivre que de tenter un maigre larcin". "Et en quoi cela vous convient-il donc tant?", rétorquai-je toujours un rien inquiet, "il n'y a rien de naturel à courir après la malchance de croiser des bandits!". "Certes non, mais là, c'est eux que je viens rencontrer. J'escomptais qu'ils se montrent tous plus entreprenants, mais, hélas, ils ont un chef plutôt habile et malin. J'espère que je n'ai pas été reconnu". "Ainsi vous les attendiez!" lançai-je furieux et frémissant de terreur. Je me sentis comme un appât, et non plus comme un camarade de voyage.

"Ne vous en faites donc pas," dit-il en s'étirant sur le perron. "Vous aurez tôt fait de comprendre ce qui me pousse à attendre ces gredins de pied ferme, et d'espérer voir ma lame leur prendre leur dernier souffle dans le sang". Il avait eu une intonation d'une fermeté que je ne lui avais encore jamais connu, et son regard avait noirci, à tel point que j'en eus un frisson le long de l'échine. Il ne voulait pas surprendre ces bandits, ils les voulaient morts, sans le moindre doute à fonder là-dessus. Mais qui étaient donc ces voyous pour que le samouraï errant soit si décidé à les massacrer?

05 août 2014

Pêche sous la pluie

Le déluge. Ce terme semblait être le plus approprié pour la météo. Il s'était mis à pleuvoir sans discontinuer, et tous les cours d'eau s'étaient gonflés, à tel point que de nombreux ponts avaient étés emportés par les crues soudaines. Nous avions dû interrompre notre périple face à un gué infranchissable, et, comme de nombreux autres voyageurs, nous rabattre sur une petite auberge déjà bondée. A la lueur vacillante des lampions, nous jouions au Go, aux dés, et dissertions patiemment concernant la politique du Shogun, le commerce local, ou encore sur les dégâts que l'on pourrait réparer une fois la décrue amorcée. Me concernant, j'étais presque satisfait de cette pause forcée, tant j'avais eu des émotions fortes. Ces premiers mois de voyage avaient été plutôt riches en évènements, et bien que je découvrais peu à peu mon camarade, il restait encore énormément d'ombres sur son être pour que j'en tire une certaine inquiétude.
Lui? Fidèle à son image de bonze, il restait là, impassible, insensible aux éléments et aux discussions, sans pour autant apparaître malpoli aux gens présents. Certains le prirent pour un simplet, d'autres, plus avisés, se contentèrent de n'aborder que des banalités avec lui. Ce qui m'amusait le plus avec lui, c'était sa physionomie, avec son air d'être plus intrigué par le roulement de la pluie sur les tuiles bombées du préau, que des propos parfois intéressants des voyageurs prisonniers des orages. Il fermait parfois les yeux, et se laissait bercer par ces cliquetis innombrables, par le bourdonnement de l'eau se rejoignant en un jet long dans la terre battue de la cour, ainsi que par le crépitement délicieux du foyer central. Ne fumant pas, le samouraï semblait pourtant goûter la saveur des fumerolles de bois qui s'élevaient du milieu de la pièce, méditant sincèrement, errant dans un monde que nous autres mortels nous ne pouvions apparemment pas approcher.

Trois jours, trois longues journées sans pouvoir ne serait-ce que sortir… Il tombait bien trop fort pour se risquer dehors, et pire encore, on pouvait voir le déluge raviner littéralement le chemin menant à la berge. Face à nous, bien en vue, le ruisseau s'était fait rivière, puis la rivière était à présent torrent impétueux, charriant bêtes et troncs sans distinction. Encore quelques jours ainsi, et nous aurions les pieds dans l'eau! Je suggérai à mon camarade de prendre un autre chemin, voire même à prendre le nôtre à rebours, avec l'espoir de trouver un autre passage. Il me répondit simplement que la patience serait récompensée, et qu'après tout, même en allant en amont ou en aval, nous serions probablement tout autant bloqués par la montée des eaux. Donc, il aurait été ridicule de perdre du temps et de l'énergie. Je conçus comme un agacement, mais finis par me résoudre à attendre, sans autre activité que d'écouter les bavardages, boire avec des camarades pas nécessairement avisés des convenances, ou encore de faire quelques paris avec les joueurs compulsifs venus nous rejoindre.

Au quatrième jour, je constatai que le samouraï quittait l'auberge assez régulièrement, et disparaissait pour plusieurs heures, avant de revenir complètement trempé, mais ostensiblement détendu et souriant. Que diable pouvait-il faire donc sous l'onde qui puisse mériter de risquer une fluxion de poitrine? Je ne pouvais pas admettre qu'il mette sa santé en péril pour une quelconque pratique martiale. La discipline est une chose, la bêtise en est une autre. Ce soir-là donc, je me décidai de m'en ouvrir à lui, estimant qu'il n'était pas nécessaire de pratiquer au dehors. Ce n'était pas quelques jours d'inaction qui tariraient le puit de sa détermination, et encore moins qui assécheraient sa force vive. Il rit, d'un éclat de rire tendre, amical, mais clairement moqueur. Il ne se moquait pas tant de mes réflexions protectrices, que de ma curiosité somme toute mal placée. Après tout, je n'avais en aucun cas pour rôle de le chaperonner, tout comme lui-même n'insistait pas pour que je pratique, comme lui, une discipline de fer! Après s'être calmé, il m'invita à patienter jusqu'au lendemain, avec le ferme engagement qu'il m'expliquerait de quoi il en retournait. Intrigué, je tentai de le pousser à l'éclaircissement. Sa seule réponse tint en une phrase "La patience est une vertu, et étrangement elle excite la curiosité, qui est un défaut. L'homme est donc sans cesse tiraillé. A vous d'être patient tout en sachant contenir le vice!", puis, à ces mots, il alla s'installer dans un coin pour s'assoupir presque aussitôt.

Le lendemain donc, le ciel gardait sa lourde chape de nuages bas, et cet écran gris déversait encore et encore des battées d'eau. On aurait cru que le ciel voulait inonder toute la création, et que les dieux s'étaient accordés sur un sort funeste nous concernant. Seiji se leva, et me fit signe de me lever, et surtout de prendre un parapluie. Je me saisis donc de la tige de bambou surmontée de feuilles tressées, et je le suivis en direction de la berge. Nos sandales à semelles de bois claquaient sur le chemin désormais escarpés, et les flaques se chargeaient de rendre boueux le bas de mon kimono. J'avais les jambes trempées, et le tressage qui fuyait laissait perler un filet d'eau glacée le long de mon échine. Le rônin, lui, ne s'était en rien prémuni contre la pluie, à croire qu'il en appréciait le contact glacial et pénétrant.
Une fois au bord, le spectacle face à nous était invraisemblable. Le ru était maintenant aussi large qu'un fleuve, et les berges s'étaient toutes convertis en champs inondés. On aurait pu presque croire que tout ceci était normal, comme si les terres émergées d'hier étaient devenues des rizières. L'eau, brune du limon amassé sur les flancs du lit, provoquait un son épouvantable, comme la vibration d'un bois choqué contre un autre qui ne s'arrêterait jamais. Seiji s'agenouilla, passa sa main dans le courant, comme s'il cherchait quelque-chose d'important. Sans bouger, sans même dire un mot, il resta là, m'intimant le silence d'un index posé sur ses lèvres. J'obéis en grelottant de froid, jusqu'au moment où, vivement, il tira quelque-chose de l'eau. C'était une petite truite! Pas bien grande ni appétissante, mais bel et bien une truite! Il la posa sur la rive, puis il recommença à fouiller l'eau. Sa main pendait, et, encore un nouveau geste, un autre poisson dont je ne savais même pas identifier l'origine. Là, il se redressa, prit les deux poissons dans ses mains, et remonta vers l'auberge en souriant. J'étais coi. Il pêchait? Quelle idée, et à la main encore! Quelle folie avait donc saisi mon compagnon?

Une fois les deux prises données au cuisinier, il alla se sécher au bord du feu central, et me tendit une coupelle de saké. Je lui demandai s'il n'était pas devenu fou, ou s'il y avait un souci financier pour qu'il soit réduit à pêcher pour le tenancier de l'auberge. Il me jaugea, hocha la tête en signe de déception, et me répondit dans un sourire attendri, de ceux qu'aurait un père pour un fils indiscipliné.
"Ces poissons vivent dans l'eau. Ils subissent le courant, et, globalement, ne luttent contre lui qu'à bon escient. S'ils veulent survivre, ils se laissent porter, et happent les prises qui viennent à apparaître au fil des berges. S'il y a une chose à apprendre, c'est bien celle-ci. Celui qui survit, c'est celui qui ne lutte pas contre son environnement. C'est celui qui sait en tenir compte qui parviendra toujours à ses fins.". Je le repris, en émettant la remarque que le dit poissons se faisait piéger par ses doigts. "Il se fait piéger uniquement parce que j'arrive à l'abuser. Nombre de poissons passaient sous mes doigts sans que je puisse m'en saisir, et certains sont même allés jusqu'à me mordre en signe de mécontentement. C'est la seconde leçon mon ami: ne faire confiance qu'à ton bon sens, et surtout pas aux apparences. Je donnai à mes doigts l'apparence de vers, et rares sont les poissons à se laisser berner". Il éclata de rire, et me signifia qu'on aurait de la truite en soupe pour le dîner.

Le surlendemain, la pluie s'était enfin interrompue. Il fallut encore une semaine pleine pour qu'un bac, en remplacement des ponts démolis par les crues soudaines, puisse nous faire passer. En revoyant la berge, je me mis à songer à toutes les leçons simples que peuvent nous donner la nature, et que nous ratons faute de nous donner l'occasion de les écouter. C'est ce qui me fit penser que je ne serais jamais le maître, mais toujours l'élève…

01 août 2014

Lettre d'introduction

Je m'étais souvent interrogé concernant la discipline de fer que s'imposait Seiji. Qu'il puisse passer des heures à s'entraîner avant même le lever du soleil me laissait perplexe, mais il ne se contentait pas de l'entretien de son art martial. En effet, il tirait un grand plaisir de se pousser à l'excellence dans divers domaines, que ce soit la calligraphie dont il maîtrisait nombre de techniques, mais également le dessin, l'écriture, ou encore les métiers manuels. Il s'amusait clairement de mes doutes, notamment quand il favorisait l'achat de papier de riz pour ses arts, à la consommation d'un repas si frugal qu'il fut. Je me souviens nettement avoir dévoré un ramen sous ses yeux, tandis que lui s'était acheté un pot d'encre et un pinceau en poil de sanglier. Je fus alors spectateur d'une grande concentration, de nombre de regards interrogatifs à l'encontre du papier vierge, puis de grands gestes précis, efficaces, et pourtant rapides à l'extrême. En quelques instants, je vis apparaître un haïku qui disait ceci:
La cueillir quel dommage !
La laisser quel dommage !
Ah ! Cette violette.

Je lui souris en l'interrogeant sur qui était cette violette. Il me sourit largement, et en guise de réponse il me montra un bosquet de fleurs sauvages. J'étais encore plus perplexe à sa réponse, et il répondit "Une fleur, comme une femme, sont des paradoxes. On désire les cueillir, mais le faire les détruire, et les laisser nous condamne à abandonner leur beauté, si éphémère qu'elle soit". Moi qui le croyais débarrassé des contingences de l'amour… Quoique, je ne l'avais jamais vu s'approcher des maisons de plaisir, ou même céder aux avances d'une voyageuse un peu délurée.

Nous avions passés une région où seuls de petits villages de paysans nous donnaient l'occasion de changer de la monotonie de la route. Les immenses étendues vertes des rizières n'avaient que rarement l'occasion de disputer l'espace à des bambouseraies, et quelques forêts nous permettaient de faire varier le paysage. Cependant, je commençais sérieusement à me lasser de cette perpétuelle alternance de champs inondes, de vallons arborés, donnant ensuite sur une autre plaine noyée artificiellement. J'en étais venu à espérer que l'on croise quelqu'un, qu'on fasse un bout de chemin avec un étranger, rien que pour rompre avec cette impression de déjà-vu qui me hantait. Malheureusement, en dehors des quelques commerçants allant d'un village à un autre, il n'y eut personne avec qui disserter. Cette solitude n'était pas pénible au rônin en tout cas, puisqu'il disait se contenter de ma seule présence. En tout cas, je fus ravi que nous fassions une halte dans un village un peu plus grand que les autres. C'était sûrement un village de relai quelconque, ou bien ayant une spécialité, car la foule y était plus dense et bigarrée. C'était l'occasion de nous reposer, d'avoir de nouveau des contacts humains, et de refaire notre bagage de vivres.
Le village était construit au cordeau, avec des maisons basses à un étage, toutes bâties autour d'un treillis de rues et ruelles à l'équerre. Le sol était en terre battue, et les pluies abondantes avaient laissées des rigoles encore boueuses, ainsi que de nombreuses flaques au teint ocré. Toutes les maisons étaient sur de petits pilotis, afin d'isoler le plancher du terrain qui devait sûrement être régulièrement inondé, et les portes débouchaient sur des plateformes formées par des rondins à peine équarris. L'activité était intense, entre les commerçants avec leurs étals directement sur des plateaux, les passants, les porteurs chargés de marchandises, et les attelages tractant des urnes de grain ou d'alcool, j'eus plus l'impression de traverser un très grand marché à ciel ouvert, que d'arpenter un village pittoresque de plus. Les hôtels, les auberges, les restaurants étaient très nombreux, avec leurs entrées formées par des draps peints et calligraphiés. On entendait nettement el brouhaha des clients ayant abusé de l'alcool, ainsi que l'entrechoc des écuelles de bois servant de vaisselle. Nous passions littéralement inaperçu, tant les passants étaient dissemblables, à tel point que les commerçants n'avaient pour ainsi dire pas à héler le client.

Comme à son habitude, Seiji s'occupa plus d'art que d'alimentaire, en s'arrêtant à de nombreuses reprises près des œuvres d'artisans aussi bien locaux, que de charrettes dégorgeant littéralement de produits manufacturés. Tout fut prétexte à discussion: le temps de cuisson d'une outre brune pas même vernie, la manière de fixer les lanières sur une sandale de bois, ou encore les outils servant à tresser la paille de riz pour en faire des hottes ou des chapeaux. Inspiré, littéralement aspiré dans une étude méditative, le samouraï était complètement absorbé par la contemplation d'un tabouret pourtant fort simple et sans fioriture. Je ne comprenais absolument pas en quoi ces bouts de bois assemblés simplement, avec soin certes, pouvaient révéler quoi que ce soit d'intéressant sur son fabricant. Seiji se mit à discuter avec le vendeur, qui, ravi de voir qu'un véritable amateur puisse l'interroger aussi finement sur son métier, lui proposa de passer le voir à son atelier le soir venu. Celui-ci était juste derrière l'étal, et en étant attentif on pouvait entendre le crissement de la serpette sur le bois, le chant de la scie sur les troncs dénudés de leur écorce, et même le rythme saccadé des chocs du marteau enfonçant des chevilles. Cela ravit mon camarade qui, en guise de remerciement pour ma patience, m'offrit un bon repas fait de brochettes grillées.
Tous deux assis devant le grill du stand, nous étions entourés par la fumée du bois se consumant en braises, et littéralement oints par la graisse coulant des morceaux de bœuf qui fondaient lentement. Le cuisinier était une femme assez âgée, au visage raviné par le temps et le travail, mais dont le sourire large et franc modifiait totalement la physionomie. On aurait pu la croire tirée d'un conte pour enfants, sous la forme d'une gentille sorcière, ou bien d'une divinité bienfaitrice des bois. Elle nous offrit ses connaissances du village, le pourquoi d'une telle agitation, et puis quelques "bonnes" adresse. Nous eûmes le sourire, car dans le fond les commerçants sont toujours solidaires, même s'ils se prétendent concurrents. La cohue provenait du fait que la majorité des producteurs de céramique et d'ustensiles en terre cuite s'étaient regroupée dans ce village, de par sa proximité d'une argile idéale pour la poterie, et de son ruisseau au cours toujours vaillant quelque-soit la période de l'année. De fait, il y avait effectivement de nombreuses cheminées vomissant une suie sombre, signe des très nombreux fours en activité dans le secteur. Alors, non seulement l'hôtellerie s'était développée, mais également les bûcherons pour alimenter les fours, et surtout une ribambelle de carrières fournissant la terre aux artisans potiers. Je me dis alors que mon ami aurait pu s'intéresser plus aux pots qu'au travail du bois, ce à quoi il répondit "la grande série se fait de manière méthodique, sans âme ni passion, alors que cet artisan, lui, travaille le bois avec amour et respect pour le produit. Vous verrez de vous-même mon ami, car nous irons le voir dès ce soir".

La nuit venue, après avoir pris une chambre simple mais propre dans une auberge, nous revînmes dans la ruelle de l'artisan menuisier. Celui-ci avait remballé ses marchandises, et nous guettait sur le pas de sa porte grande ouverte. Souriant, affable, il nous invita à pénétrer l'atelier pour en découvrir les secrets. Cet endroit me fit cette étrange sensation que l'on a quand l'intérieur est bien plus vaste que l'extérieur ne le laisse supposer. Toute la gauche de la bâtisse d'un seul étage était dévolue aux métiers du bas, tandis que la droite, derrière des portes coulissantes, servaient tant de pièces de vie, que de locaux de stockage. Il y avait une invraisemblable quantité d'outils pendus à des ficelles ou des clous, des tas de planchettes, troncs frais ou très secs, le tout encombrant les poutres du toit, ou encore les établis dispersés dans la grande pièce unique. Des monticules de sciure et de copeaux formaient des buttes brunes au pied des tables, et l'on aurait presque pu croire que ces débris étaient non pas le reste d'un travail, mais bel et bien le sol même de l'endroit. Pendus depuis le plafond, il y avait un stock conséquent de pièces déjà terminées, comme des chaises, des tabourets, des planches pour faire des bancs ou des volets, et même quelques pièces plus ouvragées. Ces ornements n'auraient pas eu l'air ridicule dans des demeures bourgeoises ou des temples, tant le travail m'apparut aussi fin que de qualité. Les ouvriers ici étaient donc clairement talentueux, et je dus me résoudre à reconnaître mon erreur. Mon ami avait, et ce du premier coup d'œil, détecté la compétence de l'atelier, ceci à travers une pièce qui n'avait de simple que l'apparence.
Ravi de l'attention que portait le samouraï à son œuvre, nous fûmes donc guidés à travers le dédale d'ouvrages en cours, et à chaque pas le rônin posa une question pertinente. "Quel outil", ou encore "Pourquoi faire ainsi?", il n'avait de cesse de s'instruire. Pour ma part, je le crus inculte en menuiserie, mais ce n'était encore une fois qu'une apparence bien trompeuse. Les regards du maître artisan trahissaient sa surprise, car Seiji n'avaient que de "bonnes" questions à lui adresser. Ainsi, l'homme partageait son savoir-faire avec un expert, ou en tout cas un amateur suffisamment éclairé pour le comprendre. C'est en les écoutant que je saisis ce que Seiji avait vu, et que j'avais raté: courber le bois, le faire se plier à la volonté de l'homme n'est pas simple, d'autant plus si l'on veut faire croire que le cintrage est naturel et non pas forcé. Tout un art, une maîtrise du matériau. Cela avait immédiatement marqué le rônin, tandis que moi, je m'étais contenté de voir un tabouret de plus dans un capharnaüm de bouts de bois.

Une fois les explications terminées, l'artisan nous proposa de boire un verre en sa compagnie. J'en fus flatté, mais Seiji, lui, déclara qu'il n'était pas question d'abuser de son hospitalité, et encore moins de sa généreuse visite. En revanche, il nous invita à aller boire ensemble dans la taverne de notre choix. Dès lors, nous sortîmes pour vider quelques verres de saké, pour revenir clairement échauffés par la consommation de l'alcool de riz.
Nous eûmes donc tous une nuit lourde, sans rêve, juste ponctuée de nos ronflements respectifs. Au petit matin, Seiji et moi fûmes tirés de notre sommeil par l'artisan. Celui-ci avait été si favorablement impressionné par mon camarade qu'il nous proposa quelque-chose d'imprévu. Selon lui, sa réputation était telle dans certaines parties du pays qu'une simple lettre de recommandation de sa main nous faciliterait certainement le voyage. Tels de vieux amis se connaissant depuis toujours, les deux hommes se saluèrent avec chaleur et respect, puis le commerçant repartit en laissant au pied de notre couche un rouleau de papier. Dessus l'on pouvait lire "Moi, Hondo Shôsôin garantit la bonne moralité des deux porteurs de ce rouleau, à savoir Seiji Masaru et Takechi Ono, et demande à ce qu'on leur accorde l'hospitalité en mon nom". Seiji s'assit en tailleur, lut le rouleau, et sourit largement. "Voilà qui est flatteur", dit-il en refermant le papier. Puis, lentement, il se redressa et prit ses affaires. "Allons-y", me lança-t-il avant d'ouvrir la porte coulissante de la chambre. Je me levai, pris mes affaires, et descendis dans la rue à sa suite. "ET pour aller où?", dis-je en scrutant les alentours. "Là où ce parchemin nous ouvrira quelques portes", puis il s'orienta jusqu'à la rue principale, pour reprendre la direction que nous tenions depuis des jours entiers.

30 juillet 2014

Dans l'antre du milieu

Assis en tailleur, il dirigeait son monde avec un regard mi cynique, mi amusé. Il se moquait clairement de ce qu'on pouvait lui rapporter comme évènements, car chacun d'eux était lié d'une manière ou d'une autre à ses affaires. C'était évident d'ailleurs, car il avait la main mise sur le commerce des armes, sur celui des stupéfiants qui était fumé dans les pires bouges du pays, ainsi que sur le jeu et la prostitution. Il n'y avait pas un seigneur de guerre qui ne lui devait pas un service, de l'argent, ou une victoire militaire. Malgré sa corpulence le faisant ressembler plus à un bouddha qu'à un paisible commerçant, tout lui en transpirait la force et la détermination. On le connaissait tant pour sa générosité envers les plus pauvres, que pour sa férocité envers ses concurrents ou ses adversaires. Bien des massacres, des meurtres pouvaient lui être imputés, mais nul n'osait s'attaquer à sa domination. Il était là, établi en certitude, implanté comme l'est une pierre tombale dans un cimetière, sauf que lui était le fossoyeur. Vous vouliez créer un tripot? Il fallait lui verser un pourcentage. Créer un commerce? Bonne idée, à condition de se plier à la taxe à la protection. Réussir en politique tant locale que régionale? Inutile d'espérer grimper rapidement au mérite… sauf à l'avoir comme appui "discret".
Que faisions-nous donc, mon camarade et moi, chez cet homme à la réputation plus que douteuse? Nous avions passé le pas de sa vaste demeure sans aucune difficulté, et qui plus est, nous avions été reçus avec des égards dignes d'un politicien en vue. J'avais été surpris de voir mon ami se défaire de son déguisement de mendiant, et ainsi arborer sans complexe ses armes au milieu des gardes du corps du maître de maison. Pas un n'avait demandé à ce qu'il se désarme, pas plus qu'on ne m'avait demandé quoi que ce soit. Il semblait clairement établi qu'il était le bienvenu, et que tous ses amis l'étaient eux aussi. Je n'étais pas au bout de mes surprises, puisque non content d'être reçu ici, nous fûmes aussitôt invités à prendre un bain, un bon repas, ceci avant même d'avoir un entretien avec le "chef".

La demeure était très grande, constituée de trois corps distincts, tous reliés par de larges porches à la décoration très recherchée. Il n'y avait pas un bout de bois de la charpente, pas un poteau qui ne fut orné de sculptures, pas un pan de façade décoré, et même les panneaux en papier étaient vernis avec soin. Au centre des trois bâtiments constituant un "U" s'étendait un immense parc très soigné, à la flore sélectionnée avec soin, et quelques cerisiers méticuleusement entretenus offraient une impression de perfection aux visiteurs. Un bassin à carpes formait une plaque aqueuse au milieu de la pelouse, comme si un nuage s'était posé au sol. J'étais dans la demeure d'un seigneur, avec une étrange atmosphère de quiétude apparente, derrière laquelle je soupçonnais quelque chose de plus sombre et plus profond. Pourtant, en déambulant à la suite d'une servante, les enfilades de couloirs, de pièces fermées par des paravents, des portes coulissantes soigneusement closes, je ne sentis rien d'hostile. Pourtant, contrairement à mon camarade, j'étais tendu comme un arc, méfiant, voire même inquiet. Nous aurions pu être tués sans que nul ne se le sache à l'extérieur. C'était un autre monde, clos, étanche aux évènements du dehors.
C'est dans deux énormes baquets de bois que nous prîmes un bain, le premier depuis pas mal de temps déjà. Les ablutions dans les rivières ne remplacent pas l'usage méthodique du savon, et la moiteur de cet été n'arrangeait en rien notre aspect. Deux servantes s'étaient emparées de nos effets, à l'exception notable des armes du rônin. Deux kimonos simples mais élégants avaient remplacés notre linge, et en sortant de l'eau chaude, nous pûmes savourer le contact d'une soie de qualité sur nos peaux fraîchement décapées de la crasse de notre voyage. Je tentai de me détendre en me disant qu'on n'offrait pas une telle tenue à des gens à qui l'on veut ôter la vie, mais comment ne pas craindre pour soi quand on n'a pas l'art de se battre? Mon ami avait ressenti mes réactions, car dans un murmure il me chuchota à l'oreille "soyez tranquille mon ami. S'ils me voulaient mort, je le serais déjà, et vous avec". Comme je frissonnai à cette idée, il posa une main amicale sur mon épaule, et eut un rire réconfortant. Je crois qu'il était d'une redoutable confiance, et que celle-ci reposait non plus sur sa compétence de guerrier, mais sur une foi en notre hôte. Je lui emboîtai donc le pas, devenant ainsi l'ombre de mon compagnon de voyage.

J'ignorais tout des codes du milieu. Chaque geste, chaque attitude, chaque mot compte, et j'étais l'étranger, celui qui n'est pas initié, l'indésirable qui en temps normal aurait été poliment mais fermement mis dans un vestibule pour attendre la fin des discussions. Je m'étais jusqu'à présent exclu de toutes les rencontres de mon ami, mais depuis notre mésaventure dans l'auberge, celui-ci avait décidé qu'il était temps que je découvre son monde. J'avais choisi d'associer mon sort au sien, et lui en retour avait décrété qu'une telle décision devait être respectée. Ainsi, cette fois-ci, il décida de m'instruire de quelques gestuelles et autres actions des rituels de la mafia. Cela ne semblait pas compliqué, puisqu'il fallait me contenter de rester silencieux sauf si l'on me posait une question, de ne pas regarder dans les yeux par un des convives, sauf si celui-ci me parlait, et d'accepter de trinquer pour toute raison qui pouvait être prise pour prétexte. Au-delà de ces quelques convenances, il m'avait simplement averti qu'il se chargerait du reste. Je ne pus donc pas être exclu, ni même choisir de m'exclure par moi-même. Nous étions tous deux invités, et je n'avais plus d'autre choix que de participer.

Nous fûmes introduits dans une pièce d'une simplicité étonnante pour un lieu aussi richement décoré. Ce qui aurait pu sembler être un débarras ou une pièce abandonnée était en fait un lieu de rencontre très sobre. Son accès était une porte coulissante donnant sur la cour, et nul autre accès venait percer une autre cloison. Le parquet au sol était simple, d'aspect brut, bien que soigneusement poncé et lissé. En guise de mobilier, il n'y avait qu'une palette posée sur une sorte de bipied, portant un encrier et une plume, et quelques coussins pour s'asseoir. La seule véritable décoration intérieure provenait d'une estampe de fort belle qualité représentant un homme pêchant à la ligne, et une devise calligraphiée sur un long et large rouleau de papyrus. Cette dernière déclarait "Sois fidèle à tes idées, sois fidèle à celles de ton maître, et sois fidèle à ton cœur qui aime ton maître". Cela aurait fort bien pu être une devise de samouraï, mais qui prenait un tout autre sens dans la maison d'un chef de la mafia.
Nous nous restâmes debout en attendant les autres participants. Un à un, une dizaine d'hommes d'âges et d'aspects divers pénétrèrent la pièce et vinrent prendre place à notre gauche et à notre droite. Aucun ne s'approcha trop, comme s'il y avait une consigne à respecter nous concernant. J'en ignorais tant le motif que les conséquences en découlant, mais il me sembla dès lors évident qu'un mot de trop, un geste mal placé pourrait nous être fatal. Je sentis une perle de sueur glacée rouler le long de mon échine, tandis que, fidèle à lui-même, le samouraï restait parfaitement impassible. A chaque entrant, il s'inclina, un pied en arrière, une main derrière le dos et l'autre tendue vers celui qui arrivait, avec une position de doigts que je n'avais jamais vue auparavant. C'était un signe de reconnaissance, enfin c'est ce qu'il me sembla vu que chacun d'eux répondit de la même manière, tout en se présentant nommément. Je fus presque surpris que personne ne tente de tuer ou d'agresser Seiji Masaru, mon camarade, dont le nom ou le visage semblait représenter quelque-chose de suffisamment dangereux pour qu'il fût accueilli par des sabres. Ici, Seiji me sembla parfaitement détendu, comme s'il avait toujours connu cet endroit. Etrange… Depuis quand les samouraïs étaient-ils des familiers des mafieux?

Dès que le chef pénétra, tous s'inclinèrent dans un même geste, et ne s'assirent qu'une fois celui-ci installé au bout de la pièce. Les débats commencèrent sur quelques mots à propos du rônin, puis elle dériva rapidement sur des noms qui m'étaient tous inconnus. Les questions posées furent très simples: où était la personne, ce qu'elle faisait, et si elle était protégée. Cela ressemblait clairement à une liste d'exécutions en devenir, et je compris qu'il y avait dans cette liste les gens que Seiji voulait faire payer. J'ignorais tout de sa vengeance, mais notre simple présence, et surtout l'aide apportée par ce gang m'apparurent comme déterminants. Seiji n'était pas qu'un samouraï errant, il était "autre chose", sans que j'arrive à poser un mot ou une description dessus. Toujours est-il qu'une fois la liste revue, le chef nous fit signe de nous lever, puis il quitta la pièce sans un mot. Ce n'est qu'une fois la porte coulissante fermée derrière lui que nous pûmes nous lever et rejoindre la cour intérieure.

Il faisait encore jour, et l'odeur d'une cuisine fine emplissait l'atmosphère. Une lourde bruine arrosait le gazon saturé d'eau, et les deux odeurs se mêlaient pour former une improbable union entre la nature et le sens du goût. Tous les hommes présents se saisirent soit de longues pipes en argile, soit demandèrent à des servantes d'apporter de quoi se désaltérer. On ne discuta pas, un silence pesant avait réduit à néant toute envie de disserter. D'un geste, Seiji m'invita à le suivre pour rejoindre notre chambre, ce que je fis en restant tout aussi silencieux que les autres. Je fis tout pour contrôler mes nerfs et garder une apparence sereine. Ce n'était pas le moment de montrer à quel point j'étais mal à l'aise, car cela aurait été défavorable à mon compagnon. Ce n'est qu'une fois dans la chambre que je me mis à trembler de tous mes os, comme un arc dont la trop forte tension brisait sa corde. Le rônin me jaugea, et d'un geste d'apaisement m'invita à prendre une rasade d'un saké fraichement déposé devant la porte. Je ne savais pas quoi lui dire, et encore moins quoi lui demander. Je n'arrivais pas à appréhender ses relations avec un milieu aussi dangereux, et encore moins en quoi ces gens lui étaient si redevables pour qu'ils acceptent de l'aider. Il m'observa encore plus attentivement, puis ses lèvres lâchèrent simplement "Certains services sont si importants qu'ils font de soi un endetté perpétuel. Cette famille en est là avec moi". Il sourit avec un air légèrement amer, comme si cette dette était pesante tant pour eux que pour lui. Il profitait du service rendu, tout en regrettant visiblement d'en être réduit à agir de la sorte. Je hochai la tête pour accepter son explication, et but frénétiquement la coupelle de saké pour me détendre les nerfs.

C'est après plusieurs autres coupelles que le rônin choisit de m'expliquer un peu plus quoi ce chef de clan lui était si redevable. "Je lui ai sauvé la vie par hasard, lors d'une tentative d'assassinat. Nous étions dans la même ville, au même moment, et sans le savoir je venais de sauver un des grands chefs de gang du pays". Quand on est un samouraï, on ne tolère pas facilement la lâcheté de l'assassinat. Cela aurait été un duel, il se serait abstenu, mais cinq contre un lui était apparu comme intolérable. Depuis, le chef avait récolté la réputation d'avoir un garde du corps invincible, et mon camarade celle d'être le plus froid des assassins… sans que nul ne put mettre ni un nom ni un visage sur lui. En somme, il entendit souvent parler de ses "exploits", sans vraiment savoir s'ils relataient une réalité associée à un autre épéiste, ou une simple affabulation sortie de l'imagination fertile d'un marchand ou d'un troubadour en quête de quelques sous. En somme, Seiji avait un grand chef mafieux pour débiteur, et celui-ci devait lui rendre service pour ne pas perdre la face. A présent, la dette était, selon mon ami, soldée à jamais, et il espérait ne plus jamais avoir à faire appel à ses connexions.
Qui étaient ces types assis avec nous? Ils n'étaient pas des mafieux, ni des voyous. C'étaient des hommes de pouvoir, des puissants travaillant en bonne intelligence ensemble. Dans quelle folie m'étais-je donc embarqué? J'avais peur, pour la première fois je me mis à craindre pour ma vie et ma famille. Seiji usait d'une influence improbable, et ces gens agissaient comme s'il était tout aussi important qu'eux. Le plus surprenant, c'est qu'aucun d'eux ne fit la moindre objection à l'énumération des noms, alors qu'ils savaient tous qu'ils étaient nommés pour être éliminés. Je dois l'admettre, je ne croyais pas à la version du "sauvetage inopiné", mais comme celle-ci était la seule que mon camarade me servit, et à laquelle il se tiendrait sûrement quoi qu'il pût se passer, je dus me résoudre à l'accepter. Un sauvetage… Comme si cela aurait suffi pour faire d'un chef de clan votre obligé à jamais! Ces types n'étaient pas réputé pour leur honneur, et encore moins pour la mémoire de leurs dettes. Seiji était quelqu'un de sombre, je l'avais senti dès notre première discussion, et il me cachait un terrible secret. Malgré la peur qu'il se mit à m'inspirer, je ne pus me résoudre à le laisser repartir seul. Je voulais savoir, et arriver au bout de sa quête avec lui. J'étais vraiment un fou, ou un idiot? Je n'arriverai jamais à distinguer ces deux états de l'esprit…