Pêche sous la pluie
Le déluge. Ce terme semblait être le plus approprié pour la météo. Il s'était mis à pleuvoir sans discontinuer, et tous les cours d'eau s'étaient gonflés, à tel point que de nombreux ponts avaient étés emportés par les crues soudaines. Nous avions dû interrompre notre périple face à un gué infranchissable, et, comme de nombreux autres voyageurs, nous rabattre sur une petite auberge déjà bondée. A la lueur vacillante des lampions, nous jouions au Go, aux dés, et dissertions patiemment concernant la politique du Shogun, le commerce local, ou encore sur les dégâts que l'on pourrait réparer une fois la décrue amorcée. Me concernant, j'étais presque satisfait de cette pause forcée, tant j'avais eu des émotions fortes. Ces premiers mois de voyage avaient été plutôt riches en évènements, et bien que je découvrais peu à peu mon camarade, il restait encore énormément d'ombres sur son être pour que j'en tire une certaine inquiétude.
Lui? Fidèle à son image de bonze, il restait là, impassible, insensible aux éléments et aux discussions, sans pour autant apparaître malpoli aux gens présents. Certains le prirent pour un simplet, d'autres, plus avisés, se contentèrent de n'aborder que des banalités avec lui. Ce qui m'amusait le plus avec lui, c'était sa physionomie, avec son air d'être plus intrigué par le roulement de la pluie sur les tuiles bombées du préau, que des propos parfois intéressants des voyageurs prisonniers des orages. Il fermait parfois les yeux, et se laissait bercer par ces cliquetis innombrables, par le bourdonnement de l'eau se rejoignant en un jet long dans la terre battue de la cour, ainsi que par le crépitement délicieux du foyer central. Ne fumant pas, le samouraï semblait pourtant goûter la saveur des fumerolles de bois qui s'élevaient du milieu de la pièce, méditant sincèrement, errant dans un monde que nous autres mortels nous ne pouvions apparemment pas approcher.
Trois jours, trois longues journées sans pouvoir ne serait-ce que sortir… Il tombait bien trop fort pour se risquer dehors, et pire encore, on pouvait voir le déluge raviner littéralement le chemin menant à la berge. Face à nous, bien en vue, le ruisseau s'était fait rivière, puis la rivière était à présent torrent impétueux, charriant bêtes et troncs sans distinction. Encore quelques jours ainsi, et nous aurions les pieds dans l'eau! Je suggérai à mon camarade de prendre un autre chemin, voire même à prendre le nôtre à rebours, avec l'espoir de trouver un autre passage. Il me répondit simplement que la patience serait récompensée, et qu'après tout, même en allant en amont ou en aval, nous serions probablement tout autant bloqués par la montée des eaux. Donc, il aurait été ridicule de perdre du temps et de l'énergie. Je conçus comme un agacement, mais finis par me résoudre à attendre, sans autre activité que d'écouter les bavardages, boire avec des camarades pas nécessairement avisés des convenances, ou encore de faire quelques paris avec les joueurs compulsifs venus nous rejoindre.
Au quatrième jour, je constatai que le samouraï quittait l'auberge assez régulièrement, et disparaissait pour plusieurs heures, avant de revenir complètement trempé, mais ostensiblement détendu et souriant. Que diable pouvait-il faire donc sous l'onde qui puisse mériter de risquer une fluxion de poitrine? Je ne pouvais pas admettre qu'il mette sa santé en péril pour une quelconque pratique martiale. La discipline est une chose, la bêtise en est une autre. Ce soir-là donc, je me décidai de m'en ouvrir à lui, estimant qu'il n'était pas nécessaire de pratiquer au dehors. Ce n'était pas quelques jours d'inaction qui tariraient le puit de sa détermination, et encore moins qui assécheraient sa force vive. Il rit, d'un éclat de rire tendre, amical, mais clairement moqueur. Il ne se moquait pas tant de mes réflexions protectrices, que de ma curiosité somme toute mal placée. Après tout, je n'avais en aucun cas pour rôle de le chaperonner, tout comme lui-même n'insistait pas pour que je pratique, comme lui, une discipline de fer! Après s'être calmé, il m'invita à patienter jusqu'au lendemain, avec le ferme engagement qu'il m'expliquerait de quoi il en retournait. Intrigué, je tentai de le pousser à l'éclaircissement. Sa seule réponse tint en une phrase "La patience est une vertu, et étrangement elle excite la curiosité, qui est un défaut. L'homme est donc sans cesse tiraillé. A vous d'être patient tout en sachant contenir le vice!", puis, à ces mots, il alla s'installer dans un coin pour s'assoupir presque aussitôt.
Le lendemain donc, le ciel gardait sa lourde chape de nuages bas, et cet écran gris déversait encore et encore des battées d'eau. On aurait cru que le ciel voulait inonder toute la création, et que les dieux s'étaient accordés sur un sort funeste nous concernant. Seiji se leva, et me fit signe de me lever, et surtout de prendre un parapluie. Je me saisis donc de la tige de bambou surmontée de feuilles tressées, et je le suivis en direction de la berge. Nos sandales à semelles de bois claquaient sur le chemin désormais escarpés, et les flaques se chargeaient de rendre boueux le bas de mon kimono. J'avais les jambes trempées, et le tressage qui fuyait laissait perler un filet d'eau glacée le long de mon échine. Le rônin, lui, ne s'était en rien prémuni contre la pluie, à croire qu'il en appréciait le contact glacial et pénétrant.
Une fois au bord, le spectacle face à nous était invraisemblable. Le ru était maintenant aussi large qu'un fleuve, et les berges s'étaient toutes convertis en champs inondés. On aurait pu presque croire que tout ceci était normal, comme si les terres émergées d'hier étaient devenues des rizières. L'eau, brune du limon amassé sur les flancs du lit, provoquait un son épouvantable, comme la vibration d'un bois choqué contre un autre qui ne s'arrêterait jamais. Seiji s'agenouilla, passa sa main dans le courant, comme s'il cherchait quelque-chose d'important. Sans bouger, sans même dire un mot, il resta là, m'intimant le silence d'un index posé sur ses lèvres. J'obéis en grelottant de froid, jusqu'au moment où, vivement, il tira quelque-chose de l'eau. C'était une petite truite! Pas bien grande ni appétissante, mais bel et bien une truite! Il la posa sur la rive, puis il recommença à fouiller l'eau. Sa main pendait, et, encore un nouveau geste, un autre poisson dont je ne savais même pas identifier l'origine. Là, il se redressa, prit les deux poissons dans ses mains, et remonta vers l'auberge en souriant. J'étais coi. Il pêchait? Quelle idée, et à la main encore! Quelle folie avait donc saisi mon compagnon?
Une fois les deux prises données au cuisinier, il alla se sécher au bord du feu central, et me tendit une coupelle de saké. Je lui demandai s'il n'était pas devenu fou, ou s'il y avait un souci financier pour qu'il soit réduit à pêcher pour le tenancier de l'auberge. Il me jaugea, hocha la tête en signe de déception, et me répondit dans un sourire attendri, de ceux qu'aurait un père pour un fils indiscipliné.
"Ces poissons vivent dans l'eau. Ils subissent le courant, et, globalement, ne luttent contre lui qu'à bon escient. S'ils veulent survivre, ils se laissent porter, et happent les prises qui viennent à apparaître au fil des berges. S'il y a une chose à apprendre, c'est bien celle-ci. Celui qui survit, c'est celui qui ne lutte pas contre son environnement. C'est celui qui sait en tenir compte qui parviendra toujours à ses fins.". Je le repris, en émettant la remarque que le dit poissons se faisait piéger par ses doigts. "Il se fait piéger uniquement parce que j'arrive à l'abuser. Nombre de poissons passaient sous mes doigts sans que je puisse m'en saisir, et certains sont même allés jusqu'à me mordre en signe de mécontentement. C'est la seconde leçon mon ami: ne faire confiance qu'à ton bon sens, et surtout pas aux apparences. Je donnai à mes doigts l'apparence de vers, et rares sont les poissons à se laisser berner". Il éclata de rire, et me signifia qu'on aurait de la truite en soupe pour le dîner.
Le surlendemain, la pluie s'était enfin interrompue. Il fallut encore une semaine pleine pour qu'un bac, en remplacement des ponts démolis par les crues soudaines, puisse nous faire passer. En revoyant la berge, je me mis à songer à toutes les leçons simples que peuvent nous donner la nature, et que nous ratons faute de nous donner l'occasion de les écouter. C'est ce qui me fit penser que je ne serais jamais le maître, mais toujours l'élève…
Lui? Fidèle à son image de bonze, il restait là, impassible, insensible aux éléments et aux discussions, sans pour autant apparaître malpoli aux gens présents. Certains le prirent pour un simplet, d'autres, plus avisés, se contentèrent de n'aborder que des banalités avec lui. Ce qui m'amusait le plus avec lui, c'était sa physionomie, avec son air d'être plus intrigué par le roulement de la pluie sur les tuiles bombées du préau, que des propos parfois intéressants des voyageurs prisonniers des orages. Il fermait parfois les yeux, et se laissait bercer par ces cliquetis innombrables, par le bourdonnement de l'eau se rejoignant en un jet long dans la terre battue de la cour, ainsi que par le crépitement délicieux du foyer central. Ne fumant pas, le samouraï semblait pourtant goûter la saveur des fumerolles de bois qui s'élevaient du milieu de la pièce, méditant sincèrement, errant dans un monde que nous autres mortels nous ne pouvions apparemment pas approcher.
Trois jours, trois longues journées sans pouvoir ne serait-ce que sortir… Il tombait bien trop fort pour se risquer dehors, et pire encore, on pouvait voir le déluge raviner littéralement le chemin menant à la berge. Face à nous, bien en vue, le ruisseau s'était fait rivière, puis la rivière était à présent torrent impétueux, charriant bêtes et troncs sans distinction. Encore quelques jours ainsi, et nous aurions les pieds dans l'eau! Je suggérai à mon camarade de prendre un autre chemin, voire même à prendre le nôtre à rebours, avec l'espoir de trouver un autre passage. Il me répondit simplement que la patience serait récompensée, et qu'après tout, même en allant en amont ou en aval, nous serions probablement tout autant bloqués par la montée des eaux. Donc, il aurait été ridicule de perdre du temps et de l'énergie. Je conçus comme un agacement, mais finis par me résoudre à attendre, sans autre activité que d'écouter les bavardages, boire avec des camarades pas nécessairement avisés des convenances, ou encore de faire quelques paris avec les joueurs compulsifs venus nous rejoindre.
Au quatrième jour, je constatai que le samouraï quittait l'auberge assez régulièrement, et disparaissait pour plusieurs heures, avant de revenir complètement trempé, mais ostensiblement détendu et souriant. Que diable pouvait-il faire donc sous l'onde qui puisse mériter de risquer une fluxion de poitrine? Je ne pouvais pas admettre qu'il mette sa santé en péril pour une quelconque pratique martiale. La discipline est une chose, la bêtise en est une autre. Ce soir-là donc, je me décidai de m'en ouvrir à lui, estimant qu'il n'était pas nécessaire de pratiquer au dehors. Ce n'était pas quelques jours d'inaction qui tariraient le puit de sa détermination, et encore moins qui assécheraient sa force vive. Il rit, d'un éclat de rire tendre, amical, mais clairement moqueur. Il ne se moquait pas tant de mes réflexions protectrices, que de ma curiosité somme toute mal placée. Après tout, je n'avais en aucun cas pour rôle de le chaperonner, tout comme lui-même n'insistait pas pour que je pratique, comme lui, une discipline de fer! Après s'être calmé, il m'invita à patienter jusqu'au lendemain, avec le ferme engagement qu'il m'expliquerait de quoi il en retournait. Intrigué, je tentai de le pousser à l'éclaircissement. Sa seule réponse tint en une phrase "La patience est une vertu, et étrangement elle excite la curiosité, qui est un défaut. L'homme est donc sans cesse tiraillé. A vous d'être patient tout en sachant contenir le vice!", puis, à ces mots, il alla s'installer dans un coin pour s'assoupir presque aussitôt.
Le lendemain donc, le ciel gardait sa lourde chape de nuages bas, et cet écran gris déversait encore et encore des battées d'eau. On aurait cru que le ciel voulait inonder toute la création, et que les dieux s'étaient accordés sur un sort funeste nous concernant. Seiji se leva, et me fit signe de me lever, et surtout de prendre un parapluie. Je me saisis donc de la tige de bambou surmontée de feuilles tressées, et je le suivis en direction de la berge. Nos sandales à semelles de bois claquaient sur le chemin désormais escarpés, et les flaques se chargeaient de rendre boueux le bas de mon kimono. J'avais les jambes trempées, et le tressage qui fuyait laissait perler un filet d'eau glacée le long de mon échine. Le rônin, lui, ne s'était en rien prémuni contre la pluie, à croire qu'il en appréciait le contact glacial et pénétrant.
Une fois au bord, le spectacle face à nous était invraisemblable. Le ru était maintenant aussi large qu'un fleuve, et les berges s'étaient toutes convertis en champs inondés. On aurait pu presque croire que tout ceci était normal, comme si les terres émergées d'hier étaient devenues des rizières. L'eau, brune du limon amassé sur les flancs du lit, provoquait un son épouvantable, comme la vibration d'un bois choqué contre un autre qui ne s'arrêterait jamais. Seiji s'agenouilla, passa sa main dans le courant, comme s'il cherchait quelque-chose d'important. Sans bouger, sans même dire un mot, il resta là, m'intimant le silence d'un index posé sur ses lèvres. J'obéis en grelottant de froid, jusqu'au moment où, vivement, il tira quelque-chose de l'eau. C'était une petite truite! Pas bien grande ni appétissante, mais bel et bien une truite! Il la posa sur la rive, puis il recommença à fouiller l'eau. Sa main pendait, et, encore un nouveau geste, un autre poisson dont je ne savais même pas identifier l'origine. Là, il se redressa, prit les deux poissons dans ses mains, et remonta vers l'auberge en souriant. J'étais coi. Il pêchait? Quelle idée, et à la main encore! Quelle folie avait donc saisi mon compagnon?
Une fois les deux prises données au cuisinier, il alla se sécher au bord du feu central, et me tendit une coupelle de saké. Je lui demandai s'il n'était pas devenu fou, ou s'il y avait un souci financier pour qu'il soit réduit à pêcher pour le tenancier de l'auberge. Il me jaugea, hocha la tête en signe de déception, et me répondit dans un sourire attendri, de ceux qu'aurait un père pour un fils indiscipliné.
"Ces poissons vivent dans l'eau. Ils subissent le courant, et, globalement, ne luttent contre lui qu'à bon escient. S'ils veulent survivre, ils se laissent porter, et happent les prises qui viennent à apparaître au fil des berges. S'il y a une chose à apprendre, c'est bien celle-ci. Celui qui survit, c'est celui qui ne lutte pas contre son environnement. C'est celui qui sait en tenir compte qui parviendra toujours à ses fins.". Je le repris, en émettant la remarque que le dit poissons se faisait piéger par ses doigts. "Il se fait piéger uniquement parce que j'arrive à l'abuser. Nombre de poissons passaient sous mes doigts sans que je puisse m'en saisir, et certains sont même allés jusqu'à me mordre en signe de mécontentement. C'est la seconde leçon mon ami: ne faire confiance qu'à ton bon sens, et surtout pas aux apparences. Je donnai à mes doigts l'apparence de vers, et rares sont les poissons à se laisser berner". Il éclata de rire, et me signifia qu'on aurait de la truite en soupe pour le dîner.
Le surlendemain, la pluie s'était enfin interrompue. Il fallut encore une semaine pleine pour qu'un bac, en remplacement des ponts démolis par les crues soudaines, puisse nous faire passer. En revoyant la berge, je me mis à songer à toutes les leçons simples que peuvent nous donner la nature, et que nous ratons faute de nous donner l'occasion de les écouter. C'est ce qui me fit penser que je ne serais jamais le maître, mais toujours l'élève…
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