29 juin 2018

Fenêtre fermée sur cour

Elle n’aimait pas vraiment être à la fenêtre, bien que celle-ci fut sa seule lucarne lumineuse donnant sur le monde extérieure. En effet, voir le soleil, la neige, ou encore la pluie d’automne à travers ce mur vitré ne faisait que renforcer sa sensation d’isolement. Elle ne pouvait ni ouvrir le battant, ni même envisager un simple courant d’air. La baie était vitrée et scellée, juste vouée à donner une vision frustrante d’un monde inaccessible. Elle était donc souvent là, alitée, exigeant qu’on tire le lourd rideau de tissu épais, tout en demandant à ce que la chambre soit néanmoins fortement éclairée. C’était là la seule exigence à laquelle on donnait suite, car en dehors de cet aspect, tout était contrôlé pour elle : heure de repas, heure de lever, heure de coucher, l’instant de la toilette… Tout était réglé comme une partition de musique monotone, comme un disque vinyle dont le bras butterait sur un sillon rayé par accident.

Elle était là depuis quelques mois déjà, et son teint globalement cireux permettait, en quelque sorte, de dater son entrée dans l’établissement. Au dehors, le soleil brûlant d’été se contentait de lécher le sol en plastique au fur et à mesure de la journée, tandis que sa vraie chaleur, elle, restait au dehors. Ainsi, elle avait perdu tout hâle, toute teinte rosie grâce aux rayons de l’astre généreux. De la même manière qu’on pouvait estimer qu’elle était là depuis un bon moment, sa silhouette, elle aussi, présentait toutes les traces d’une présence prolongée. Emaciée, les joues creusées, les cernes accentuant encore un peu plus sa pâleur excessive, tout son être transpirait la fatigue et l’épuisement généralisé. Pourtant, au-delà de cette apparence, elle restait vaillante, riant à gorge déployée à la moindre occasion, plaisantant d’elle-même et de toute chose, quitte à offusquer ceux qui pouvaient la croiser. Elle se moquait ainsi de tout, et notamment du destin qu’elle traitait vertement de salaud, de pourriture, et d’autres mots qui faisaient tiquer ses interlocuteurs. Mais qui aurait pu lui reprocher ? Après tout, il était parfaitement exact que le destin se moquait d’elle, qu’il lui prenait la vie à petit feu, avec cette cruauté propre aux maladies longues et pénibles.

Un coup une prise de sang, un coup un examen d’un énième médecin… Elle savait que le rituel restait toujours le même. Piqûre, injection, pompe, appareil de surveillance, le lancinant bip bip qui rend fou, et puis cette mauvaise habitude qu’ont les experts de ne pas commenter ou expliquer leurs premières conclusions, tout en ponctuant la lecture des dossiers par des « hmmm, hmmm » des plus désagréables. Elle s’était habituée à tout finalement, sauf à ce pesant silence ponctué de soupirs mêlant inquiétude et perplexité. Elle se sentait alors plus comme un objet d’étude que comme une personne humaine, frustrée de son droit de savoir, jusqu’au moment où, avec un ton aussi faux que puant de condescendance, le « spécialiste » lançait un « Il y a du progrès, vous êtes sur le bon chemin ». Oui, en effet, le même sentier suivi en boucle depuis des mois, la même voie pavée de douleurs, de fatigue, d’injections douloureuses et épuisantes. C’était donc un chemin vers l’enfer, pavé des bonnes intentions des médecins ? Etait-ce à cela que songeaient nos ancêtres en parlant de l’enfer sur terre ?

Que dire des proches ? Certains étaient sincères, s’inquiétaient, venaient régulièrement sans s’interroger, restant eux-mêmes et étant réellement touchés par la situation. D’autres, plus pathétiques, voire même ridicules, venaient pour la bonne conscience, pour voir la cousine malade parce qu’on sait jamais elle pourrait partir sans prévenir… Les pires ? Certainement les potes, les ex qui débarquent et font leur BA de scout, tout en se rendant vite compte que la situation ne se prête ni à la pitié, ni à l’autosatisfaction. Un hôpital, ça n’est pas un lieu de villégiature, pas plus qu’un endroit où les conversations intimes sont monnaie courante. Ici, on parle plus facilement de chimio que de plan sur la comète ; ici, on voit les voisins de chambrée qui partent, reviennent parfois, ou de temps en temps qui vous apprennent qu’untel est « parti hier soir ». Parti, quelle lâcheté pour dire « qui est mort, ni plus, ni moins ». C’est plus facile d’assimiler cela à un choix qu’à une obligation ou une décision prise en dehors de tout contrôle personnel. On dit « je suis parti », et bien plus rarement « on m’a fait partir ».

Cependant, malgré les cheveux désormais disparus, une sorte de duvet reprenait naissance sur son crâne dénudé. Elle avait refusé l’idée du bandana, trouvant grotesque l’obsession qu’ont certaines femmes à se voiler la face. Oui, le traitement était agressif, oui il faisait tomber les cheveux par poignées, et certaines, plus coquettes, allaient jusqu’à mettre une perruque… pour garder une apparence féminine. A cette vision du petit matin, le crâne lustré sur lequel elles posaient ce tas informe de poils, elle avait la nausée et l’envie de les insulter. Pourtant, c’était cette étincelle d’espoir dans leurs yeux qui la ravisait. Elles avaient dans le regard fixé dans le miroir ce regain d’énergie, cette sensation de redevenir une femme comme les autres, et non une boule à zéro à cause d’une saloperie chimique ou radiologique.

Les visites les plus curieuses étaient celles des gens « en rémission ». On ne guérit pas apparemment, on attend simplement un sursaut de la maladie. Alors, parfois, une ancienne patiente débarquait dans le service, faisait la bise à tout le monde, revendiquait cet embryon de chevelure naturelle, tout en se félicitant des dernières analyses qui, aux dire de l’oncologue « sont excellentes, vous avez passé le cap ». Super, elles sont sorties du service, elles revivent plus ou moins… Mais pourquoi revenir ici ? Pourquoi s’infliger cette odeur tenace de javel et d’éther, cette puanteur morbide des chambres dédiées aux fins de vie ? Elle ne saisissait pas l’intérêt de ce cirque, si ce n’est de défier la Mort. Et quel défi ! Revenir dans le pire endroit où l’on peut finir, lui montrer qu’on est sorti de la spirale infernale, et qu’on s’est octroyé, tant grâce à la science qu’à la volonté personnelle, un petit répit sur la route vers la fin définitive.

C’est marrant, elle a eu l’autorisation d’aller sur la terrasse. D’après les médecins, elle a enfin un système immunitaire suffisamment remis pour envisager de prendre l’air sans se mettre en danger. Alors lentement, dans sa robe de chambre d’un rose plus que passé, elle met un pied devant l’autre, trainant ses savates noires totalement plates sur le vinyle bariolé. Sa démarche n’est pas assurée, et se tenir à son bocal de perfusion n’est pas des plus aisé, et pourtant elle marche, elle veut aller sur ce balcon, sentir à nouveau l’air extérieur. Elle veut sentir les pins du parc, elle veut s’enivrer aux vapeurs du gasoil de la ville qui entoure l’hôpital. Elle veut surtout sentir la chaleur du soleil sur ses bras, reprendre des couleurs, vivre et non plus survivre.

La double porte à battants lui cède le passage. Il y a là autant de patients que de gens de l’hôpital et de visiteurs. Certains fument, d’autres boivent un café. Cela discute un peu, ou bien pour les plus fatigués une sieste sur une chaise longue tient lieu de repos salvateur. Et elle, pas à pas, elle rejoint la rambarde d’un bleu électrique. Elle voit les cinq étages qu’elle domine, et là, autour, le paysage de bitume et de béton. Le soleil est tendre, la brise d’été caresse sa peau nue. Et elle ferme les yeux, respire, inspire et expire. Elle a de nouveau le droit de vivre, d’être libre, de ne plus être qu’une éprouvette qu’on remplit et qu’on vide de produits pour trouver la bonne formule. Elle est à nouveau Elle, majuscule, et qui sait, si tout continue ainsi, elle pourra envisager de passer un peigne dans ses cheveux qui renaissent de leurs cendres.


28 juin 2018

A la frontière

La Nature a un humour plutôt intéressant. Dans sa grande créativité, elle aime à donner des formes, des couleurs, des parfums radicalement différents. Prenez par exemple les fruits : quoi de commun entre une pastèque et un citron ? On les classe dans la même catégorie confortable, alors qu’il me semble évident qu’il n’y a rien de commun à ces deux choses ! Déjà, une pastèque c’est autrement plus difficile à lancer à la tête des gens qu’un citron, et qui plus est ça ne pousse pas du tout de la même manière. Bon, là c’est une évidence, mais si l’on y songe correctement, notre entêtement à tout classer a de quoi rendre dingue le plus patient et le plus serein des observateurs.

Depuis que nous avons pris le pli d’écrire pour conserver nos petites réflexions mesquines et prétentieuses, il y a toujours eu des gens pour vous établir des tableaux de classification, des listes, des groupes, bref des passionnés par l’organisation et l’ordre. Alors là, qu’une bestiole à la bipédie chancelante et au comportement bordélique à outrance vienne vous dire « il faut trier » a quelque chose de tout particulièrement savoureux. Que ce soient les fruits, les légumes, les animaux, les insectes, les gens par sexe/couleur/religion/parti politique, tout est apparemment propice à la rédaction de petites fiches signalétiques. On en arrive même à coller un passeport à nos chères bêtes à poils ou à plumes, à étiqueter les bestiaux voués à notre alimentation… et pourquoi pas des permis de sortie du territoire pour les cerises « cœur de pigeon » tant que vous y êtes ?! Ah, zut, on me chuchote depuis Bruxelles, Washington et d’autres nations que tout produit doit être estampillé « je sais d’où tu viens, et je veux savoir où tu vas ».

C’est purement humain. On veut des frontières, des zones bien rectangulaires, là où la Nature préfère les courbes. Il suffit de prendre n’importe quelle carte du continent africain pour saisir l’ampleur de la bêtise humaine. Ben quoi ? Avez-vous déjà vu un fleuve parfaitement rectiligne ? Une montagne venant à la perpendiculaire d’une autre ? Bien évidemment que non. Alors quoi ? Quel est ce besoin de géométrie poussée à l’absurde ? Pour les mêmes raisons qui nous poussent à calibrer les cerises, à les classer par couleur et par origine, et qui nous incitent à tout bout de champ à tout classer et bien ranger à l’équerre. Nous sommes des bêtes molles voulant des choses dures, des êtres torves et faits de courbes qui rêvent de choses carrées ! Ne dit-on pas « mettre la tête au carré » quand on envisage de donner une leçon à quelqu’un ? N’affirme-t-on pas « je veux mettre mon boulot au carré »…

Bon sang ! Une cerise, c’est tout sauf parfaitement sphérique, ça a une forme certes caractéristique, mais la magie même de la Nature c’est de justement ne pas se contenter de tracer des perpendiculaires, de laisser libre cours à l’imagination de toute chose. On ne voit jamais un lierre se contenter de grimper en parfaite ligne droite, jamais une racine ne se contentera d’une seule et même direction, et ce pour une raison parfaitement élémentaire : la fantaisie forge les chances de changement, là où la stagnation dans des carcans mène tôt ou tard à un résultat lamentable. En se sclérosant dans des schémas trop rigides, nous oublions forcément la poésie, le rêve, la délicatesse de l’imagination. Alors, quelle est cette maladie mentale qui revient à la charge ? Personne ne laisse vraiment tout en un tas informe ; personne ne se contente de dire « bah, m’en fous si c’est le bordel ». Nous avons tous cette graine bizarre du besoin de ranger et de trier.

Curieuse habitude. Autant je peux saisir la nécessité de trier et ranger pour les sciences, autant ce côté maniaque qu’on a à TOUT classer et étiqueter en devient pénible. Prenez les gosses : je ne sais pas si cela existe encore, mais fut un temps on brodait et écrivait sur tous leurs vêtements leurs noms et prénoms. Ah, parce que le marmot est trop débile pour savoir se nommer lui-même ? Alors autant lui tatouer son nom en capitales d’imprimerie sur le torse, ça réduira les chances de perte en cas de mutilation d’une autre partie de son petit corps !

Aujourd’hui, on peut graver au laser n’importe quel texte sur n’importe quelle surface… A quand un code à barres sur les cerises ? A quand le code à barres sur votre nuque ? A quand le passeport pour les pigeons voyageurs ? La Nature se fout de nos frontières, elle se délecte de ses propres facéties. Il suffit de voir la grippe aviaire et sa prolifération pour comprendre que, d’une part, nos frontières, gardes et autres équipements de pointe pour bloquer les migrants sont vains avec les animaux, et que d’autre part la dame Nature a eu envie de nous faire la leçon sur « On fout la paix aux pigeons, oies sauvages et autres volatiles, tas d’imbéciles ».

Ah, que je t’aime mère Nature ! Tu as le sens de l’ironie, de la moquerie… n’arrête jamais !

27 juin 2018

Je suis Fester

Quand je vois l’engouement démesuré pour la coupe du monde, je ne peux m’empêcher d’avoir une sensation de malaise qui s’installe, et ce à tel point que je fais tout pour éviter les médias qui en parlent. Cependant, comment s’épargner les conversations autour de ce sujet, si ce n’est en tentant l’isolement total d’ermite durant la compétition ? Où que vous soyez dans le monde, vous aurez forcément le droit aux résumés, aux chroniques et au passage obligé par les pronostics fumeux. Et c’est à partir de ce constat déprimant qu’on peut compléter qu’il y a, sur ce court laps de temps, une grandiose recrudescence de chauvinisme aviné. Hé oui, les pacifistes, les hippies, les mères de famille, tout le monde devient chauvin jusqu’au ridicule. Alors, on se peinturlure la bobine aux couleurs de SON équipe, on fustige l’adversaire, on vilipende les « vedettes » qui n’ont apparemment rien fait sur un match. C’est magique d’ailleurs : tout le monde devient expert en football quand a lieu une compétition mondiale.

Et pourtant, si cette foule complètement hystérique daignait lever le nez, elle verrait que non seulement la compétition n’est rien de plus qu’un héritage direct des arènes romaines, mais qu’au surplus on y voit les mêmes symboles de la « force », de « l’adresse », et qu’en guise de Spartacus on a désormais des millionnaires nombrilistes et bien trop souvent analphabètes. C’est ainsi, le sport ne pousse pas à la philosophie, pas plus qu’un bon bouquin n’incite à faire son footing quotidien. De là, on peut avoir une forme d’intérêt pour la compétition, tant que cela reste raisonnable Alors, qu’on m’explique le pourquoi de cette transformation du tranquille père de famille en imbécile vociférant sur son canapé ? Comment diable peut-on faire basculer le peu d’intelligence de nos congénères dans le fossé du supporter sans aucune retenue ni décence ? Il y a là un phénomène qu’il serait intéressant de décortiquer, notamment pour les aspects sociologiques que cela implique.

On prétend que l’Homme est capable de vivre en société et de passer outre les « différences ». C’est un fait, nous sommes parfaitement aptes à faire fonctionner nos ruches humaines, nous parvenons à avoir une attitude proche de celle des fourmis qui tendent à fonctionner en harmonie. Pourtant, dès qu’on parle sport, les vieux démons du nationalisme voire même du racisme reviennent à la charge. Qu’on n’aille pas me parler du respect réciproque ou je fais un malheur, parce qu’il y a quand même des idiots qui vont jusqu’au meurtre à cause d’un bout de cuir cousu ! C’est quand même à noter, non ? Pour ma part, je regarde ces gesticulations avec une sorte de commisération teintée d’ironie, surtout parce que je ne saisis pas vraiment les mécaniques qui amènent à la violence pour un sport. Mais, si l’on se penche un peu plus sur le sujet, j’ai dans l’idée que le football représente clairement un besoin communautaire et identitaire. En effet, sous des dehors « sages » de communion autour d’une activité supposément innocente, il y a là tous les ingrédients du communautarisme. Enumérons un peu : il y a l’identité par l’équipe, la représentation ostentatoire de cette identité par les couleurs voire les slogans, la réunion de groupes plus ou moins structurés autour de ce soutien à une seule équipe, et pour finir un vrai culte aux idoles de ces mêmes équipes. N’est-ce pas cela qu’il faut mettre en regarde avec le communautarisme religieux ? Non ? Pourtant, reprenons l’énumération des faits : une identité religieuse, une représentation ostentatoire de cette foi par la tenue, le symbole et même la prière, les réunions dans des lieux de culte, et bien souvent l’idolâtrie d’un prélat, imam ou toute autre personne prêchant pour sa propre paroisse. Est-ce plus clair dit ainsi ? Oui, le sport, côté supporters, n’est rien d’autre qu’une façon détournée d’adhérer à un mouvement de masse, quitte à y perdre son bon sens et son calme.

Quand je regarde les hystériques qui fêtent la victoire de leur équipe, J’ai l’impression de voir des défilés d’un autre temps, et au-delà de ça j’ai la désagréable sensation d’observer les mêmes dérives. Quand une équipe nationale gagne, on a les gens qui arpentent les rues avec des drapeaux, qui hurlent, s’enivrent, s’enlacent, ou bien qui défilent en masse dans un effet « troupeau de bœufs ». Si l’on remplaçait les maillots bariolés par des tenues plus proches de l’uniforme, on aurait là de quoi avoir autrement moins de complaisance pour eux. Prenons un cas tout bête : lors de la victoire de 98, des millions de personnes ont communié le soir de la finale, poussant la fête jusqu’au bout de la nuit. On a salué les gens vêtus de bleu, on a ri avec ceux barbouillés du bleu blanc rouge, on a partagé les boissons alcoolisés pour être dans la fête. Fort bien, esthétiquement c’est impressionnant. Moralement, on aurait pu se dire « chouette, ils sont amoureux de leur patrie », et au final chacun a trouvé cela parfaitement enfantin, innocent et mignon. Maintenant, si un soir d’élection cette même masse de personnes s’était vue déambuler tout de brun vêtue, aurait-on pu avoir le même regard attendri ? M’est avis que non, et qu’on aurait tous pris peur à cause de l’ampleur du phénomène.

Ironiquement, ce qui sauve le monde c’est bel et bien que le sport rend con. Oui, je sais, je vais me faire taper dessus en affirmant cela, mais plus j’y songe plus j’ai la conviction d’être dans le vrai. Le sport, quand on le supporte, rend idiot à pleurer, parce qu’on devient une sorte de nationaliste pour une équipe, parce qu’on perd tout sens commun en braillant à tort et à travers, et qu’on se fait « philosophe de comptoir » en observant les résultats. Quelque part, je vois Monsieur tout le monde devenir brutal et intolérant, critique et cruel, tout cela pour un maillot ou un club…

Et moi là-dedans ? Je suis un membre de la famille Addams, l’oncle Fester qui se marre, qui montre qu’il n’est pas dedans parce que rien ne l’intéresse dans le sujet, et qu’il préfère une mauvaise plaisanterie sinistre, plutôt qu’une communion temporaire de supporters chargés de bière et de haine. Hé oui, j’ai du goût pour l’ironie, l’humour vraiment noir, parce que j’aime autant me moquer de moi-même que des autres. Et là, le supporter ne peut décemment pas se moquer de sa propre équipe, sauf à avoir un rien de lucidité requis pour rester encore un rien sociable. Pour le coup, c’est l’arrivée en masse des femmes dans la passion pour le football qui pourrait bel et bien sauver les gradins. Elles, contrairement aux hommes chargés de testostérone, elles aiment le sport pour le sport, et reconnaissent autrement plus facilement les qualités de l’adversaire, elles savent se pondérer là où l’homme, ivre de haine et de revanche, braillera sa frustration… ou la noiera dans l’alcool et même parfois le sang.

Vivement que la coupe se termine, que je puisse retourner à ma quiétude !

26 juin 2018

Accordeur du vent

L’enfant était assis sur un banc, juste à côté de sa grand-mère qui lui pelait une pomme à l’aide d’une petite lame courbe. Il faisait se balancer ses jambes sous lui, comme pour pouvoir apercevoir le bout de ses chaussures cirées. La vieille femme, visiblement élimée par une vie rude et épuisante, souriait tendrement en regardant la petite chose légèrement potelée qui souriait de ses dents éparses. Elle semblait chétive, repliée sur elle-même par le temps, à la peau flétrie et tachée, tandis que son œil lui restait vif et malicieux. Ses cheveux avaient blanchi, son chignon laiteux lui donnait un air de dessert recouvert de chantilly. Sa longue robe noire touchait ses bottines, et sa taille enserrée par une large ceinture de cuir brun la rendait plus fine encore. On eut cru qu’elle s’était desséchée dans sa robe, et que sa peau avait été grêlée par les éléments. Elle passa sa main légèrement tordue par l’arthrite dans la chevelure indisciplinée de son petit-fils. A cette caresse, l’enfant répondit par un sourire et un câlin tendre.

Le petit parc arborait dominait la cité ultramoderne. Pourtant, les bâtisses ne paraissaient pas agresser le ciel ou la nature tant les arbres, les parcs, les espaces couverts de fleurs partageaient l’espace avec les tours de verre et de béton. Il y avait là une curieuse harmonie entre les structures humaines et les constructions végétales. Le lierre se mêlait de couvrir les façades, tandis que les panneaux solaires et les concentrateurs de brume faisaient en sorte de maintenir l’irrigation de ces zones écologiques. Le petit parc, lui, était planté d’une dizaine d’arbres de grande hauteur, tandis que sous cette protection faite de branches et de feuilles des pousses et des bosquets offraient un refuge à tout un microcosme. Là, des fourmis s’échinaient à déplacer de quoi se nourrir, ici un oiselet poussait ses premiers cris, d’un autre côté une libellule égarée cherchait un des innombrables point d’eau de la ville. L’Homme n’avait pas maté la nature, il n’avait pas brisé le relief, il s’y était confronté, l’avait accepté, pour finalement le peupler avec respect. Au loin, les vastes forêts surplombées par une brume permanente voyaient des nuées d’oiseaux s’envoler au gré du vent, tandis que plus proche les plaines herbeuses offraient une aire de quiétude à des troupeaux d’animaux sauvages.

La grand-mère inspira profondément, puis poussa un soupir mêlant tranquillité et de mélancolie. Elle se souvenait de cette jeunesse bien lointaine où tout ceci n’existait pas, où l’Homme était encore un fou sans respect pour quoi que ce soit, où elle avait eu à fuir les zones polluées au gré des canonnades de la grande guerre. Des décennies durant, l’Homme avait massacré son environnement, à tel point que des pays entiers furent réduits à la famine par la pollution des sols. Ils avaient triché, usé d’engrais, de pesticides, de méthodes génétiques, tout ceci en vain, la Nature ne pouvant plus supporter qu’on l’exploite ainsi sans vergogne. Alors, affamés, en quête d’eau potable, les populations s’étaient déclarées la guerre, et les frontières d’hier devinrent de simples traits sur les cartes. On migra massivement, on déplaça les populations dans des campements de fortune… Mais cela ne résolut en rien la crise, bien au contraire. Au lieu d’être concentrés sur leurs erreurs, les Hommes continuèrent à s’étendre et à détruire, à être comme des nuées de sauterelles dévastant sans jamais se préoccuper d’avenir.

Et elle, qu’avait-elle vue ? Les horreurs des combats, l’ingéniosité pour détruire son prochain, l’usage de produits chimiques pour affamer encore un peu plus les errants, et même l’usage de l’atome pour anéantir une fois pour toute « l’ennemi ». L’ennemi ? C’était l’Homme lui-même l’ennemi, l’adversaire, le monstre se contentant de détruire au lieu de bâtir, d’envahir au lieu de cohabiter. Elle eut un autre soupir lourd de sens en voyant là, en contrebas, cette gigantesque cité qui avait su apprendre de ses erreurs… Mais à quel prix ! Au prix de millions de vies, au prix d’immenses sacrifices pour rebâtir ce qui avait été rasé par cette folie humaine. La nouvelle génération apprenait naturellement l’histoire, elle voyait tout ceci dans des livres, dans des films, mais bien heureusement aucun n’avait eu à endurer ces atrocités, à les appréhender et à devoir en porter chaque jour le fardeau du souvenir et de la responsabilité.

L’enfant regarda sa grand-mère. Il crut remarquer une larme sur sa joue plissée au teint pâle. « Dis grand-mère, papa m’a dit que papi avait été un accordeur du vent. C’est vrai ça ? ». Elle hocha la tête en signe d’acquiescement, puis elle scruta le regard de l’enfant avec intensité. Elle lui demanda si son père lui avait expliqué ce qu’est un « Accordeur du vent », ce à quoi le petit bonhomme répondit que oui, mais qu’il n’avait pas tout compris. Alors, la vieille femme se redressa un peu, un éclair de vie pétillant dans ses yeux. Elle revoyait son époux, cet homme fier, ce bonhomme fier, bon, parfois orgueilleux, qui s’était battu pour pouvoir créer cette cité utopique, pour avoir enfin un avenir en harmonie avec la planète.

Elle commença par s’assoir de biais pour être bien en face de l’enfant, puis elle fit passer ses mains sur ses joues, dans une douce caresse apaisante. Puis, après une longue inspiration, elle voulut se lancer dans une explication… mais ce furent d’abord le visage de feu son bien-aimé qui lui vint, puis ensuite les images des bombardements, des combats, du feu dévorant tout, l’odeur du défoliant déversé sur les plaines. Elle eut un frisson d’effroi qu’elle contint, puis finalement la vieille femme reprit le contrôle et s’adressa ainsi à son petit-fils.

Un accordeur mon enfant, c’était un homme qui cherchait à faire fonctionner nos machines non contre la Nature, mais avec elle. C’étaient tous des inventeurs, des généticiens, des scientifiques, des fous aussi, des créateurs, qui cherchaient à donner un semblant d’avenir à notre espèce. Ils ont compris comment faire voler des machines sans polluer, comment ne pas tarir la terre quand on y fait pousser quelque chose, comment améliorer la symbiose entre nous et toutes les autres formes de vie sur terre. Etre un accordeur du vent, c’est avoir travaillé sur la mise au point de ces éoliennes, ces machines qui créent des nuages, ces engins colossaux qui nous survolent et concentrent les rayons du soleil pour nous chauffer et nous éclairer. Ton grand-père, pendant la guerre, a dû se battre aux commandes d’un engin qu’il avait inventé. C’était la plus élégante des machines volante, une raie manta flottant au gré des vents, naviguant avec grâce et légèreté parmi les nuages. Quand nous fûmes attaqués, il a lancé son engin sur ceux qui nous agressaient. Il n’était pas armé, mais il a tout fait pour nous protéger. Il a survécu, on ne sait pas vraiment comment, et quand il est revenu ici, il a réussi à leur faire comprendre qu’on pourrait cohabiter, qu’il était prêt à partager ses découvertes, à faire en sorte que notre petit village expérimental devienne une grande ville ouverte à tous.

L’enfant interrogea sa grand-mère. « Un village expér.. quoi ? ». Elle eut un petit rire cristallin. « Cette ville mon petit, à la base c’était un laboratoire où on a expérimenté et fait des recherches sur l’écologie. Quand on leur a montré qu’ils pourraient venir, s’installer et participer sans avoir à se battre, beaucoup de soldats abandonnèrent les armes et vinrent nous aider à l’expansion de la ville. Tu vois, les forêts, les prés, les herbages, tout ceci était un grand désert, parce les hommes avait tout aspergé de défoliant. Il n’y avait plus que cendres et cailloux, la mort était partout. Et là, les scientifiques, les fondateurs de la ville, eux, sortirent de leurs laboratoires de quoi recréer les races éteintes, des machines capables de nettoyer la terre de ces monstruosités chimiques, et même des plantes s’occupant de curer ce sol devenu stérile par notre faute. Cela a pris des années, des décennies, mais ce que tu vois aujourd’hui, c’est l’œuvre de ces gens. Les femmes et les hommes qui ont fondé la ville étaient des rêveurs, ton grand-père l’un des plus grands rêveurs, le plus beau, le plus tendre… »

Elle s’interrompit. On entendit la sonnerie qui indiquait le passage d’animaux sauvages. Les gens, loin d’être affolés, se dirigèrent simplement vers des cages de verre sortant du sol. Alors, ce furent des troupeaux de bovins, d’antilopes et autres bêtes sans maître qui déferlèrent sur la cité. Puis, aussi vite qu’elles étaient venues, les bête étaient reparties vers les étendues redevenues sauvages. Une fois l’alerte levée, chacun reprit son activité tandis que de petits robots sur roulettes nettoyaient les quelques dégâts. « Et toi mamie ? Tu faisais quoi ? ». « Moi ? J’étais une planteuse de violettes », dit-elle en riant et en embrassant son petit-fils.

25 juin 2018

Ultime frontière

« Suivant ! », lança une voix stridente et ferme depuis derrière un comptoir à l’hygiaphone haut perché. Il y avait là une queue invraisemblablement longue où chacun serrait entre ses doigts un dossier ou une enveloppe. Plus rarement, on pouvait remarquer toute une pile de documents entassée sur un chariot, et son détenteur laissait apparaître des signes visibles d’inquiétude. Pas à pas, la file avançait inexorablement au rythme du « Suivant »… et la file se perdait à l’horizon tant ceux qui attendaient étaient nombreux.

Il n’y avait là qu’un guichet, un passage obligé, une ultime frontière où tous étaient tenus de passer. Alors, obtenir le visa, le sésame pour passer la barrière était réellement une épreuve en soi. Chaque demandeur serrait ses seules références en s’interrogeant perpétuellement sur « Ai-je bien tous les documents ? Et si j’en oublie, vais-je être refoulé ? », ou encore « Ah, mais s’ils demandent quelque chose d’intime et de gênant, je réponds ? Et si je mens… et s’ils le découvrent ? ». L’angoisse de l’examen, de la vérification, et surtout la peur panique d’être pris en flagrant délit de mensonge ou d’omission. C’est ainsi, à chaque instant de l’existence nous nous devons d’être « sincères », et même carrément « honnêtes », là où pourtant l’on cherche constamment à enterrer la vérité sous des amoncellements de raccourcis, de voiles pudiques et même carrément de baratin. Mais là, à cette frontière-ci, point de possibilité d’éviter le garde, pas de grillage qu’on peut franchir ou entailler, rien qu’un seul point de passage, lent, méthodique, déprimant.

Dans le pas lent des demandeurs on pouvait régulièrement en voir être excédés par l’interminable attente. Les plus polis ronchonnaient, les plus énervés hurlaient et se faisaient remettre en place par des équipes de sécurité, et les plus malhonnêtes tentaient de sauter des places… ce qui leur valaient au mieux une bonne sanction comme retourner au point de départ, au pire un refus catégorique de passer la douane. Et pourtant, de chaque côté de l’unique allée étaient plantés d’innombrables panneaux annotés « Vous trichez, vous perdez », ou encore « Arriver plus vite n’a pas de sens, patientez », et la plus ironique étant tout de même « Il y en a qui ont essayé de frauder, ils ne l’emportèrent pas au Paradis ». A croire que les rédacteurs de ces avertissements étaient de fieffés salauds, plus prompts à se moquer des demandeurs qu’à réellement leur donner des avis et des conseils avisés. Pour ce qui est de l’organisation de la file et des vraies consignes de sécurité, c’étaient également des panonceaux, mais aussi des téléviseurs égrainant dans diverses langues une litanie de consignes, toutes soutenues par de petits schémas abscons. « Ne poussez pas », « Respectez le rythme d’avancement », « Ne sortez pas du rang » etc etc… Cependant, les demandeurs ne pouvant guère se distraire faute d’un paysage intéressant, tous finissaient par s’absorber dans l’écoute des messages grommelés dans des haut-parleurs, ou à planter leur regard dans leurs documents, quitte à les relire pour la millième fois. Qui sait, peut-être qu’ils auraient pu varier, que deux pages s’étaient collées par erreur…

Il y avait toutes les nationalités, tous les âges et tous les sexes sur le chemin. Certains se tenaient par la main, d’autres épiaient autour d’eux avec inquiétude. Cela parlait toutes les langues possibles, mais curieusement tout le monde semblait se comprendre, ou en tout cas tentait de le faire. Curieux cet acharnement qu’a l’humanité à vouloir à tout prix discuter, échanger, et surtout tergiverser ! Parce que là, le VRAI sujet, l’unique sujet était finalement non pas « A-t-on les documents attendus ? » mais bien « Qu’est-ce qu’on fout là au fait ? ». Evidemment, chacun allait de sa théorie, depuis le « Taisez-vous, c’est comme ça ou on va finir en bout de queue ! », jusqu’à « Ah ben c’est sûrement un contrôle fiscal. J’ai toujours eu peur des contrôles fiscaux », en passant par l’absurde « C’est un coup de la CIA que je vous dis ! Ils nous contrôlent tous, on est leurs pions, et moi je ne veux pas en être un ! ».

« Vous parlez d’une bande de théoriciens à la manque » se disait la fonctionnaire juchée sur son fauteuil en tissu noir. Elle était ni laide ni belle, entre deux âges, avec le temps qui n’avait pas encore été cruel ou ingrat avec elle. C’était tout juste une personne ordinaire, presque informe, oubliable, engoncée dans un tailleur d’un gris anonyme et aux lunettes rectangulaires accentuant son regard vif et noir. Elle avait le chignon strict, les mains parfaitement manucurées, et cette voix de crécelle, détestable sonorité qu’on attribue aux fonctionnaires zélés et inhumains. Elle ne souriait qu’en cas d’ironie, ne s’attendrissait pas lors de l’examen de chaque requête de laisser-passer, et ne soupirait que lorsqu’elle était lassée d’argumenter avec le demandeur. « Les règles sont les règles, pas de dérogation », disait-elle régulièrement au demandeur dépité, assénant un coup de tampon « Refusé » sur un formulaire visiblement standard et maîtrisé jusqu’à la dernière coche en bas dans la marge. Alors, devant elle, « C’est le défile du tout et n’importe quoi aujourd’hui », comme elle le lança à une collègue traitant des photocopies derrière elle. « Et il n’a pas son certificat je suppose », « et elle n’a pas fait valider sa demande », « et il veut quoi le petit monsieur ? »

Et là, dans la file, un adolescent s’avança. Il avait un air parfaitement dégingandé, allant et venant d’une chaussure à l’autre sans vraiment avoir l’air de marcher. Il avait ce faciès d’acnéique au sourire béat, tenant sous le coude une grosse enveloppe apparemment très garnie. Quand d’autres lui adressaient la parole, il se contentait de répondre par un sourire niais, un clin d’œil moqueur, voire un rot sonore du plus mauvais effet. Dans sa tignasse ébouriffée on pouvait lire un manque de soin, ou bien au contraire un soin tout particulier pour avoir un air crasseux. Toute la question était dès lors « est-il débile » ou bien « Se moque-t-il de nous ». Pas après pas, il s’approcha du comptoir, ne prêtant pas même attention à ceux qui se plaignaient d’être recalés, ou à la joie de ceux qui passaient le portique de sécurité.

« Suivant ! » asséna la fonctionnaire terne et cynique. Le jeune homme fit quelques pas et tendit son enveloppe. La femme feuilleta, jaugea son client, puis lui lança « Alors, on s’est amusé et ça a mal fini ? ». Lui, hagard, avec un sourire de personne totalement hébétée, répondit sans frémir « Ouais, ça a grave merdé », à la suite de quoi il jeta un fou rire sonore et éraillée par sa voix en cours de mue. Agacée, la secrétaire lui demanda « Rien à vous reprocher ? Rien qui mérite d’être pris en compte ? » A la question, l’adolescent fit passer sa tête de gauche à droite, comme s’il n’avait pas compris le sens de la question, ou que tout bêtement celui-ci ne voulait pas la comprendre. Il répondit donc « Hein ? » avec son air le plus interrogateur. « Je vous demande si vous avez fait du mal, si vous avez eu des soucis avec la justice des hommes ! ». Et là, il eut un petit rire ridicule, hoquetant tant et tant que ses épaules se levèrent en rythme. « Bah si, j’ai fait le con, les flics m’ont arrêté, bah comme tout le monde quoi ». La femme leva un sourcil circonspect. « Comment ça, comme tout le monde ? » demanda-t-elle d’un air interrogateur. « Bah oui, tout le monde fait des conneries un jour. On n’est pas parfait hein. Vous l’êtes, vous ? » Interrogea-t-il avec candeur et malice.

A cette question, la fonctionnaire manqua de s’étouffer de colère. Comment osait-il mettre en doute sa probité ? De quel droit ? Il ne manquait pas d’aplomb ce petit con ! « Je ne vous permets pas de mettre en doute ma personne, et c’est vous qui êtes interrogée » répondit-elle tout en tentant de retrouver son calme et son sérieux. « Ah ouais, c’est vrai, c’est moi qu’on juge hein. Parce qu’il y a des gens qui passent ici sans jamais avoir merdé ? Vraiment ? Ça existe ça ? ». L’adolescent se remit à rire tout en saluant ceux qui étaient autour de lui. « Sans déconner les mecs, y a quelqu’un là qui peut dire JE suis parfait ? Nan, personne ! ». Il y eut un petit brouhaha, une sorte de début de fronde, ce qui fut immédiatement interrompu par un haut-parleur lançant un menaçant « Gardez votre calme si vous tenez à garder votre place dans la file, et passer l’examen final ». Le jeune homme lui, répondit alors sans frémir « m’en fous, remettez moi au bout de la queue, comme ça j’aurai le temps de me relaxer ». Il était sérieux en plus ! Passablement agacée, la femme lui rétorqua « de toute façon c’est bénin comme dossier, vous pouvez y aller ». « Vous avez vraiment tout lu ? » reprit avec étonnement l’adolescent tout en se curant le nez. « Oui, bien sûr. Pourquoi ? Il manque des choses ? ». « Non, mais j’ai été con, j’aurais dû plus en profiter alors ! » fit le jeunot en montrant ses dents dans son sourire le plus imbécile.

Au moment de passer le portique de sécurité, il se fixa, fit volte-face et revint au comptoir où un autre commençait son examen. « Madame, y a un truc que je pige pas. Si on a de l’ombre dans son cœur, alors on fait comment ? On rentre pas avec de l’ombre au paradis quand même ! ». Visiblement embarrassée, la fonctionnaire pria le client de patienter, puis s’adressa directement au jeune homme « Ecoutez, je vais clarifier la chose. Vous avez tous deux parts dans votre âme, une part de lumière, une autre d’ombre. Cette dernière, on la fait disparaître avec le pardon, uniquement si vous le méritez. Sinon, vous êtes refoulé et vous allez sur le chemin qui descend en bas ». « Ah parce qu’on a deux âmes alors ? ». La fonctionnaire fit hocher sa tête de gauche à droite en signe de désespoir. « Mais non bon sang, votre âme est double : si vous avez suffisamment de pureté, je fais en sorte de dédoubler votre ombre pour vous en départir ! Pigé ? Allez dégagez, j’ai du monde qui attend ».

Le jeune homme reprit place devant le portique qui s’ouvrit sous ses yeux. Il s’aligna sur le tapis roulant, et il posa le pied gauche dessus. Il regarda celui qui, derrière lui, avait été refoulé. Il leva son pied, recula, et demanda « Madame, on peut boire, fumer, avoir du sexe là-haut ? ». La foule entière se tût à cette question incongrue. Il avait toujours ce sourire béat de bêtise sur le visage, et ses boutons accentuaient encore un peu plus cet air niais. « Mais vous voulez finir en bas ou quoi ? » grogna un homme qui le talonnait. « Avancez ! » Vociféra un garde. « Vous parlez d’un paradis, si on picole pas, si on fume pas, si on baise pas, moi je vais en bas ». L’adolescent sortit de la file, vint vers la fonctionnaire, lui tendit son dossier et dit « Allez tamponnez que chui recalé. C’est nul le paradis si on s’éclate pas ».

Alors, déprimée, elle prit un téléphone, articula quelques mots, se frotta les yeux pour tenter de faire disparaître son agacement. « Emmenez le voir là-haut pour qu’il comprenne ce qu’est le Paradis, puis une visite en bas pour qu’il saisisse c’est quoi l’Enfer. Vous avez de la chance, le Patron pense que vous méritez une petite mise au point, moi je vous aurais collé directement en bas ! Maintenant filez ! ».

Et elle lança ensuite son « Suivant » pour reprendre le fil des demandeurs d’accès à la Vie après la Mort.

22 juin 2018

Toccata et fugue en ré mineur

La nuit est un moment particulier où les êtres peuvent enfin sortir et tenter leur chance pour vivre. Dès que le soleil cède sa place à la lune, la Vie prend une nouvelle tournure, et tant les faibles cherchant à se nourrir, que les forts cherchant à se nourrir des précédents, émergent pour s’offrir l’espoir d’un lendemain. Alors, on peut assister à des moments de grâce, autant qu’à des moments douloureux où la Mort et la Vie s’échangent dans toute la brutalité élémentaire de l’existence. Certains sortent pour boire, d’autres pour chasser ; certains vont quêter des reliefs de repas, quand d’autres sont ceux qui laissent ces restes. C’est ainsi, on détermine sa place dans la chaîne alimentaire dans ces moments, ces quelques secondes où le destin vous rappelle à votre condition, qu’elle soit celle de la bête traquée, ou celle du prédateur dominant la place.

Dans cette nuit-là, il y avait un silence particulièrement étrange. Les nuits précédentes, on pouvait entendre le bruissement des ailes des gros insectes, les vrombissements des gros oiseaux, ou encore les éclats des feux-follets éclairant par intermittence la campagne environnante. Le spectacle était aussi magique que terrifiant. On pouvait à la fois être charmé par les envolées lyriques et lumineuses de ces êtres, et pétrifié par l’horreur que pouvait inspirer ces mêmes formes évanescentes quand elle attaquait brusquement un autre animal pour s’en repaître. Toutes les nuits précédant celle de ce soir-là, il y avait eu une foule éparse d’être tous différents qui couraient pour éviter ces éclairs de lumière mortelle. On pouvait les voir se pencher sur un point d’eau, s’abreuvant tout en restant sur leurs gardes. D’autres se saisissaient de déchets pour avoir de quoi ne pas mourir de faim, avec toujours à l’esprit la peur panique d’être pris en chasse par un vrai prédateur. Les gros oiseaux, les insectes volants étaient une menace d’autant plus grande qu’elle venait d’en haut, et qu’ils fondaient sur leurs victimes en faisant systématiquement un bruit infernal. Malheureusement, par leur vitesse et leur agressivité, il était pour ainsi dire impossible de leur échapper. Alors, ces êtres malheureux, ceux qu’on chassait, se contentaient clairement d’errer d’un point à couvert à un autre, avec pour seul objectif une survie aux chances des plus précaires.

Pourtant, cette nuit-là, nul bruit, nul oiseau, nul prédateur terrestre en quête de chair fraîche. Par cette nuit sans lune, on ne percevait aucune détonation brillante des feux-follets en quête d’un festin. Rien. Le silence le plus assourdissant qui soit. Auraient-ils quitté la région, laissant ainsi toute une nature revenir à la raison et au calme ? On put voir émerger des trous les plus sordides, des taupinières les plus sombres et les plus sinistres des centaines, des milliers, puis des dizaines de milliers de petits êtres chétifs. Hagards, fatigués d’attendre, tous se mirent lentement à aller çà et là pour se trouver un point d’eau et un peu de nourriture. La faim pousse les plus craintifs à braver le danger, et la peur d’être dévoré devient une simple composante et non plus une menace pouvant freiner les instincts vitaux.

Lentement, pas après pas, tous commencèrent à ratisser cette terre traumatisée par ces nuits et ces jours de lutte pour la survie. Ils fouillèrent chaque espace, allant jusqu’à revenir sur ceux déjà explorés avec l’espoir d’y trouver un reste oublié, un recoin sécurisant, de quoi tenir jusqu’au lendemain. Après tout, il n’y a d’espoir perdu que lorsqu’il est définitivement balayé par la réalité. Là, la réalité était suffisamment malléable pour que chaque petite parcelle de Vie s’accroche et cherche une issue, un moyen de renouveler ce contrat avec l’existence. Survivre, ni plus, ni moins. Les plus chanceux trouvèrent de quoi manger, les damnés eux eurent à négocier avec leurs congénères pour exister un jour de plus. C’est ainsi, les instincts primaires et l’égoïsme renaissent quand la Vie est poussée dans ces derniers retranchements. Mais, paradoxalement, c’est aussi dans ces moments-là qu’on assiste à la vraie générosité, où l’on peut partager même ce qui ne le devrait pas, où l’être vivant sacrifie un peu de lui-même pour qu’un autre être comme lui puisse également survivre. Alors, les meutes peuvent survivre, s’organiser, défier les prédateurs, et dans de rares cas les vaincre.

Tout à coup, on entendit le grésillement caractéristique des feux-follets, tout comme le râle lourd des oiseaux de proie. Ils revenaient, et ils le faisaient en masse ! Ce fut la panique, la débandade la plus totale. Tous ces êtres tentèrent de fuir tandis que les prédateurs envahissaient la plaine, dévorant, mordant, déchiquetant ces pauvres animaux effrayés. On put les voir courir au hasard, hurlant, criant, gémissant, tandis que de partout ces monstres de cauchemar firent un festin aussi sauvage que rapide. Le sang coula, et rares furent les agresseurs qui eurent à subir une quelconque révolte. Parmi les dévoreurs d’âme et de Vie, ce furent avant tout ces êtres de lumière qui furent les plus cruels. Sans se préoccuper du qui ni du pourquoi, ils anéantirent des centaines de fuyards, les brûlant, les broyant, éparpillant les chairs et les corps au gré de cette fantaisie cruelle dont les feux-follets ont le secret.

Et, quand le soleil revint, les plus chanceux avaient rejoint leurs grottes et leurs refuges. Pour les autres, on put voir leurs corps abandonnés sur le sol, dans des postures aussi grotesques que terribles. Beaucoup portaient sur eux les traces de ces nuits d’enfer, de ces bombardements du 13 au 15 Février 1945 sur Dresde.

21 juin 2018

Elle roule sur les pentes

Le gosse courait dans la rue en poussant du bout du pied son ballon de cuir. Il était déjà hors d’âge, usé par les heures interminables à subir les coups des gosses du quartier. Jadis blanc, désormais crème, la housse de peau tannée roulait inexorablement vers le bas de la rue en terre battue. Et le môme, souriant du haut de ses douze ans, dévalait la pente en slalomant entre les gens, à côté des étals à peine protégés du soleil par de grandes toiles colorées, évitant ici une cage en osier contenant une poule, là une caisse contenant des mangues. On le saluait en rigolant, en lui disant « Attention Edson, tu vas tomber ! ». Le gamin donnait à chaque fois pour toute réponse un éclat de rire sonore, tout en faisant des gestes techniques improbables : un piqué pour soulever le ballon, un passement de jambes pour dribbler un joueur imaginaire, puis pour finir un petit tir contre un mur pour redonner un peu d’élan à son seul et unique jouet.

Il était dans une tenue dépenaillée dont les teintes s’étaient atténuées avec le temps. Son t-shirt un rien trop grand pour sa silhouette maigrelette flottait autour de lui, ses chaussures maintes fois rafistolées auraient tout à fait pu chausser un adulte bien plus grand que lui, et que dire de ce short de toile dont les coutures et les réparations étaient plus qu’apparentes ? Pourtant, ce bientôt adolescent, un beau gamin élancé, déjà musclé, au teint de métisse tanné riait, ravi de voir sa ville et ses rues dont il arpentait chaque jour, après l’école, chaque mètre pour se dépêcher d’aller jouer sur un terrain vague. Il avait l’insouciance infantile, avec paradoxalement une détermination digne d’un adulte, celle de devenir un footballeur professionnel.

Il prit une rue à angle droit sans ralentir sa course. Il inspirait et expirait avec assurance, martelant la terre asséchée, maintenant l’allure tout en s’exerçant sans relâche aux gestes qu’il voulait voir devenir mécaniques. Encore une ou deux jongles, une reprise légère, un amorti, une tête, puis la reprise de la course en direction du terrain. Il avait laissé ses livres chez lui pour les échanger contre son fidèle ballon, il avait troqué son seul uniforme d’école contre cette tenue bonne pour tout. Sa mère, une couturière, lui avait très vite inculqué à ne pas bousiller ses vêtements en jouant au foot. « Ton uniforme, c’est deux mois de salaire. Tu vas jouer ? Alors tu le laisses ici ! ». Cette tenue scolaire, c’était un pull noir avec sur le cœur le blason de l’établissement, une chemise blanche toujours parfaitement repassée, un pantalon noir fait d’un lin épais et qui grattait quand on restait sans bouger, et une belle paire de mocassins cirés. Ses deux biens précieux à Edson ? Son uniforme et son ballon. Sorti de ça, sa famille n’avait pas grand-chose. La « maison » était une construction branlante mêlant planches de récupération, plaques de tôle oxydée par la pluie, et en guise de luxe des meubles délabrés récupéré au pied des immeubles des riches vivant en contrebas, pas loin de la mer. Là-haut, dans la favela, on faisait avec ce qu’on avait. Il n’y avait pas d’eau courante, et on se débrouillait pour l’électricité… alors une salle de bain…

Edson arriva enfin sur le terrain. Les autres n’étant pas encore là, il s’assit sur les restes d’une maison qui avait été rasée pour en chasser les habitants. De là, il avait un point de vue imprenable sur la ville qui l’avait vu naître, grandir, et comprendre à quel point le monde peut être curieux. Les plages étaient de douces cartes postales où les touristes défilaient en permanence, tandis que tout en haut, là où il habitait, on n’en voyait jamais. En bas, il y avait ces énormes résidences où habitaient les riches propriétaires, les banquiers et les rentiers. On pouvait sans difficulté les repérer en ville, parce qu’ils circulaient tous dans de grosses berlines aux vitres teintées, parce qu’ils ne se mêlaient jamais aux piétons, et parce que leurs maisons et leurs bureaux dans les tours de verre étaient sous la protection attentive et zélée de milices armées. C’était ainsi : il y avait bien trois classes, les très riches qui avaient les étages les plus élevés dans les tours défiant le ciel, les ordinaires qui eux s’entassaient dans des immeubles très propres mais souvent étriqués et excentrés dans des quartiers, puis il y avait les autres, les petites mains qui vivaient dans les favelas des collines, ceux qu’on ne voit pas, qu’on ne veut croiser que s’ils sont vêtus en facteur, livreur, ouvrier du bâtiment, en femme de ménage… son père à lui, ça n’était pas un mauvais bougre. Il était parti travailler dans une mine d’or en pleine forêt, et chaque mois il envoyait une partie de sa paye à sa mère. Elle cousait à la maison, usant son antique machine à coudre pour compléter le budget. Le père était honnête et bosseur, et économisait en ne revenant qu’une fois tous les trois mois. Entretemps, il envoyait des cartes, des lettres, ajoutant à chaque fois une pensée pour son fils unique. C’était ainsi, « faut bien vivre », disait sa mère tout en souriant à son fils qui la dépassait déjà en taille. Il était élégant, les cheveux rasés, le sourire brillant aux dents soignées. Ses parents se saignaient pour qu’il puisse étudier dans un collège respectable, pour qu’il ait une chance de fuir un avenir hésitant entre la pauvreté servile et les gangs violents hantant ces quartiers pauvres.

Qu’il aimait regarder la mer ! il adorait regarder le flux et le reflux des vagues, il adorait sentir l’iode, le parfum des fruits frais vendus aux touristes, la sensation du sable sous ses pieds nus, et surtout la caresse de la brise marine venant apaiser la sensation de chaleur aux moments les plus chauds de la journée. Ses copains n’étaient pas encore là, ils tardaient un peu. Si ça se trouve, c’était encore une opération de police qui bloquait le quartier, ou bien un bus qui refusait de démarrer. Autant le réseau de transport était efficace en bas, autant, en haut, la desserte était au petit bonheur la chance. Lui, il avait arbitré : à pieds ! Plus question d’attendre ces machines inconfortables, ces fours sans climatisation qui cahotaient lentement sur les mauvaises pistes des collines. Et puis, il allait bien plus vite en dégringolant les pentes qu’en suivant les routes un peu mieux entretenues du réseau routier « normal ». Il se releva et se mit à jongler avec son ballon, enchaînant les acrobaties et les mouvements toujours plus ardus. Jamais perturbé par une erreur, Edson continuait inlassablement son entraînement personnel, convaincu qu’il était que cela serait bénéfique pour son jeu.

Tout à coup, une dizaine d’adolescents débarquèrent sur le terrain. Leurs tenues étaient dépareillées, certains étaient visiblement très pauvres, tandis que d’autres avaient un peu plus d’aisance. Pourtant, ils chahutaient et riaient ensemble sans vraiment se préoccuper des différences sociales. Ce genre de distinction, il n’y a que les adultes pour les faire. Eux, ils venaient pour jouer au foot, pour voir les copains, pour discuter et rire jusqu’au coucher du soleil. Ils se saluèrent les uns les autres, discutaillant de la journée de cours qui avait pris fin avec la sonnerie de midi. « Bah, y a encore eu des coups de feu là-bas. Comme d’habitude, ils ont envoyé la brigade, ça a canardé un peu, puis ils sont reparti ». Ils parlaient de cette guerre permanente entre les cartels et la police, comme s’il s’agissait d’une chose banale et anodine.

On répartit alors les joueurs. Deux équipes, parfait, le compte est bon des deux côtés. Ils posèrent leurs affaires, se mirent à occuper le terrain, puis le ballon se mit à aller et venir d’un joueur à un autre. Tout à coup, l’affaire était passée d’un jeu d’enfants à une affaire sérieuse. On disputait un match, un vrai, où la victoire avait un sens, où il fallait marquer le premier et pouvoir envisager de lever la coupe. Tous revoyaient les exploits de leurs héros, ces joueurs en jaune levant LA coupe du monde, la dorée, la plus belle de toutes. Alors, chaque passe était essentielle, la moindre faute disputée comme les grands à la télévision. On ne chahutait pas, on ne faisait pas semblant. Les matchs sont comme la Vie, ils sont tous importants, pour eux il n’y avait pas de petite compétition, car à chaque victoire, c’était un pas de plus vers les grands stades. Un jour qui sait, Maracaña, qui sait des matchs là-bas, en Europe, à être l’avant-centre d’une équipe célèbre. N’était-ce pas ça, le rêve ? Gagner des millions en tapant dans un ballon ?

Edson fit comme tous les autres, un match sérieux, correct, déterminé. Comme tous les autres il aimait le football. Dans sa chambre spartiate, il avait punaisé aux planches des posters des géants d’époques révolues, tout comme les nouvelles coqueluches du circuit mondial. Il n’aimait pas le foot, il vénérait ce sport autant signe de richesse que de reconnaissance. Lui, il visait au-delà des seuls matchs de quartier, des éventuelles compétitions régionales. Non, lui, il avait encore un an à attendre. On l’avait repéré, on lui avait proposé d’entrer dans un centre de formation. Son talent, il l’avait forgé à force d’entraînement. Ses qualités athlétiques, c’était ces heures passées à courir, à nager, à ne jamais être à l’arrêt ou faire comme les autres, oisifs qu’ils étaient aux heures les plus chaudes de la journée. Lui, le petit Edson, Brésilien des favelas, peut-être qu’un jour il aurait son nom parmi les plus grands, peut-être que, lui aussi, on le mettrait au panthéon des joueurs de légende.

Le soleil commençait à décliner, teintant le ciel d’un rouge sanguin, étirant dans les nuages des traînées orangées. Les gosses se séparèrent en se félicitant et en se promettant une revanche pour le lendemain. Lui, il reprit le chemin en sens inverse, poussant devant ses pieds son ballon de cuir, trottant plus que courant tant la pente était raide. Il profitait bien de chaque instant, et le dénivelé lui faisait un excellent exercice d’endurance. Il y avait encore les devoirs à faire, aller chercher quatre bidons d’eau à la pompe, soit quatre allers et quatre retours, se laver, faire sa prière du soir et enfin se coucher. Une journée comme n’importe quelle autre, la vie d’un préado dans une favela de Rio…

19 juin 2018

Pour qui sonne le glas

La procession remontait lentement les ruelles pentues du cœur du village. Qu’ils sont étroits ces chemins dès qu’une foule tente d’y circuler ! Sous les pas lourds des gens vêtus de noir se dissimulaient une forme d’inquiétude, une peur intime et pénétrante. Tous suivaient une boite de bois vernie, un cercueil recouvert d’un voile de satin noir bordé d’une dentelle blanche. Les porteurs, peinant visiblement sous la charge, s’échinaient à surmonter chaque marche de granit poli par le temps. Les façades étaient ce jour-là mornes et dépourvues de toute couleur, elles qui d’habitude dégorgeaient des teintes chatoyantes des vêtements pendus au soleil de Sicile. Les habitants avaient défaits les décorations, remballés les fleurs trop voyantes, et là, en contrebas, le pas lent et mesuré du convoi funéraire jurait tristement avec la blancheur de la chaux des façades et jaune des herbes grillées par la chaleur.

Chaque avancée faisait se lever la poussière, tandis que le son du tintinnabule lançait des échos sinistres dans le silence pesant de la procession. Le prêtre, suant sous son vêtement, égrenait des chapelets en mémoire du défunt. Il y avait sur sa face ronde et rubiconde une forme de pénétration spirituelle, tout comme une espèce de fierté à être là pour dire quelques mots pour le mort. Tout autour de lui, ce n’étaient que pleurs et tristesse, depuis l’épouse éplorée jusqu’aux enfants, en passant par ces tantes et cousines qu’on ne voit que lorsqu’un décès survient dans la famille. Et, derrière eux, une longue suite serpentait dans le cœur du village, les visages fermés, et les poings serrés. Les hommes étaient ceux sur qui la colère était la plus visible. On pouvait lire sur ces teints hâlés le regard de celui qui est usé, celui qui a envie de vengeance, celui à qui on refuse la justice. Alors, silencieusement, refusant même la moindre discussion, tous serraient leurs poings tout en se signant à chaque « au nom du père » que pouvait dire leur curé.

Les passages les plus étroits étaient également les plus frais. Enserrés entre les bâtisses séculaires, le soleil oblique de l’après-midi ne parvenait pas à venir échauffer la pierre du dallage, et chacun pouvait alors trouver un peu de réconfort dans ce moment de peine. On entendait déjà, en haut de la colline, le glas de l’église qui rappelait à toute la région qu’un homme était mort, et chacun savait malheureusement pourquoi celui-ci avait quitté cette terre. Il n’était pas vieux, il n’avait pas abusé de son existence, pas plus qu’il n’avait été fauché par la maladie. Il faisait même partie de cette génération ayant échappée à la grippe espagnole, survécu aux combats du temps de Mussolini, et c’était finalement la mafia qui avait eu raison de lui. Il avait commis le pire des crimes, celui de refuser d’être un pion, un esclave, de donner une part importante de ses maigres revenus. Ce défi lui avait finalement coûté la vie. On l’avait tué d’une décharge de fusil. Pas de trace, pas de témoin, rien pour orienter les policiers… et puis, comment compter sur eux ? Qui était corrompu ? Qui était sûr et droit dans ses bottes ? A qui se fier dans un monde où une armée souterraine prenait les décisions, gérait les marchés publics, tenait les juges et les forces de l’ordre ?

Une fois les derniers mètres faits dans le village, toute la petite troupe se retrouva désormais à découvert, en plein sous un soleil de plomb. Autour, les oliviers n’avaient pas même assez de vent pour frémir, et tous semblaient figés par le temps, tordus par l’horreur d’une mort injustes, et incapables de pleurer tant ils l’avaient fait par le passé. Ainsi, même la nature n’était plus capable de tristesse, et donnait une impression de pénible résignation face au temps et aux éléments. Et le tintinnabule continuait à émettre sa plainte métallique, le battant allant et venant au gré des pas de son porteur. Chacun scrutait cet objet avec autant de déférence que de haine, tant il symbolisait tout à la fois une foi inébranlable en Jésus Christ, qu’il était signe qu’une personne était morte. Alors, on n’espérait qu’une chose, entrer sous les arches de l’église, s’abriter de la chaleur dans cette enceinte, prier pour l’ami, le frère, le mari, le père, puis finalement le mettre en terre pour toujours. Il méritait bien cela, que tous les habitants défient cette hydre, qu’ils montrent à ces hommes sans foi ni âme qu’ils n’étaient pas résignés à tout subir sans mot dire.

Tout à coup, on entendit une détonation. On avait tiré un coup de feu ! Ce n’était pas le bruit d’un fusil de chasse, mais bien celui d’une arme de poing. Certains se mirent à fuir, la foule commença à se disperser quand une femme se dressa sur le chemin et les invectiva de sa voix usée par le temps et la tristesse. Vêtue d’un long fichu noir, les cheveux blancs enserrés dans une dentelle noire, elle leva son poing noueux et arthritique « Vous n’avez pas honte ? Vous lui refusez même l’église bande de chiens ?! ». A ces mots, la procession se figea. Le tintinnabule était tombé au sol, le cercueil posé à terre, et certains s’étaient réfugiés derrière un parapet. A ces mots, certains prirent conscience que la lâcheté devait avoir une limite, qu’on ne pouvait pas tout accepter, tout subir. Alors, un enfant se saisit de l’accessoire surmonté de cette cloche, le fit tinter avec vigueur. Il se tourna vers l’église et lança à la vieille femme « On y va grand-mère ? ». La femme eut un sourire triste. Elle passa sa main calleuse dans la tignasse noire de son petit-fils, lui sourit, hocha la tête, et tous deux prirent la tête du convoi funéraire.

On vit alors plusieurs hommes robustes s’avancer et couper à travers la foule. Ils étaient musculeux, des travailleurs de la terre fiers aux yeux noirs et à la peau tannée par les éléments. Ils furent quatre à se saisir de la boite qui devint soudain plus légère. Ils levèrent le cercueil bien haut pour montrer leur fierté d’être là, d’emmener un camarade dans sa dernière demeure. Puis, peu à peu, les gens se redressèrent. Tous se mirent debout, et le curé, à demi étouffé par sa course jusqu’à un muret, se reprit, se signa, puis revint s’adresser à ses ouailles. « Mes frères, mes sœurs, allons rendre à cet homme de bien les derniers honneurs ». Tous se signèrent en disant à haute et intelligible voix « Au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit ».

« Amen ». Un second coup de feu éclata dans la colline. Ils tressaillirent, mais la troupe ne se débanda pas. Le pas fut tout aussi lent, les chants religieux plus vigoureux, comme autant de défis lancés à ces assassins trop lâches pour venir interdire directement l’enterrement de cet homme courageux. Alors, il y eut plusieurs tirs en l’air qui finirent sur un silence lourd de sens. Le tireur avait compris qu’il n’obtiendrait pas ce qu’il était venu chercher, et que pire encore s’il tuait quelqu’un, lui-même serait traqué et massacré par cette foule entière qui osait défier ainsi la mafia. C’était l’agression de trop, la menace de trop pour ce petit village de Sicile, perdu dans les collines, ne cherchant que la paix là où la mafia ne cherchait qu’intérêt, menace et oppression.

On fit une messe magnifique à cet homme. Il eut le droit à des cantiques, à l’orgue, aux enfants qui chantent de leurs voix pures ces mélodies aussi tristes qu’apaisantes pour l’âme. Il eut aussi le droit au défilé des habitants, et même les plus veules, les plus lâches firent le déplacement. Eux aussi avaient compris que se cacher derrière la peur ne pouvait pas tout résoudre. Eux aussi, ce jour-là, prirent en main leur destin. Demain, tout recommencerait, mais aujourd’hui, en ce jour de peine, ce fut le village qui avait gagné sa bataille contre l’oppresseur.

On le mit en terre, et rien ne troubla la procession et les prières. Le vent s’était levé, caressant les corps échauffés par le soleil qui commençait à décliner. Les hommes se décoiffaient, tombant la casquette par respect. Chacun se saisit d’une poignée de terre pour la jeter sur le cercueil, puis chacun reprit le chemin du village.

« Demain sera un autre jour » dit la vieille dame à son petit-fils en quittant le cimetière. Elle fit plier ses douloureuses articulations, se signa lentement en murmurant ces paroles indispensables, se redressa avec l’aide de l’enfant, puis elle prit une sente en direction de sa vieille ferme. Elle avait déjà perdu un époux à cause de la maladie, un fils par la guerre, une belle-fille quand elle avait accouché de cet unique enfant, et voilà qu’on lui avait pris son dernier fils. Le gamin était sa seule lumière, sa dernière lumière. Elle se devait de se battre pour lui, malgré tout, malgré l’âge, la fatigue et la tristesse d’avoir survécu à autant de gens. L’enfant avait besoin d’elle. Elle se pencha légèrement sur sa canne faite d’un cep de vigne, puis pour elle-même et pour Dieu comme témoin « Je lui donnerai tout ce que j’ai, et j’espère qu’il sera un homme digne de son père ».

Ainsi se coucha le soleil sur la Sicile, ainsi fut enterré un homme de bien.

18 juin 2018

Jeux d'enfants

Ils étaient assis au bord du fleuve. Lui, petit blond au teint hâlé par le soleil de l’été, et elle, avec ses longs cheveux bruns regroupés en deux couettes terminées par des rubans rouges. Ils étaient là, observant le flux de l’eau légèrement verdâtre sur la berge, admirant les roseaux ondulant au gré du courant, et admirant à leurs pieds les têtards et autres petits poissons allant et venant pour se chercher un repas. Ils souriaient, jouant à compter les bestioles, à tenter de les saisir du bout des doigts sans jamais y parvenir. Espiègles, amusés par la réaction de la nature face à cet amusement enfantin, ils s’aspergeaient autant d’éclats de rire que de goulettes d’eau particulièrement fraîche.

Il faisait chaud sur cette berge inondée de soleil. La légère brise caressait les hautes herbes, et les ormes fléchissaient légèrement, traçant de leurs ombres des motifs sans cesse renouvelé. On pouvait entendre le bruissement des ailes des libellules, le chant d’un échassier guettant un repas, le murmure des herbes qui crissent sous le pas des vaches dans le pré derrière les deux enfants. Tout était silence et musique à la fois, le silence des hommes et les chants d’une nature savourant un été chaud sans être caniculaire. Le garçon, en culotte courte, défit ses lourds souliers pour les poser sur les cailloux formant une petite plage. Il invitait la fillette à se baigner les pieds, à se rafraîchir et à sentir entre ses orteils les « bestioles qui passent ça chatouille ». Elle rit, défit ses sandales, les posa à côté des chaussures du garçon, puis troussa légèrement sa robe fleurie avant d’entrer dans l’onde glacée. Elle poussa un petit cri de surprise, puis, prise au jeu, elle laissa glisser le vêtement qui se détrempa aussitôt. Elle bouda d’abord, puis, voyant que son camarade ne l’avait pas poussée à jouer dans l’eau par malice, elle se mit à rire et à laisser sa robe se gorger d’eau.

Ils suivirent les berges sans jamais s’éloigner du bord. « Papa il a dit qu’on doit pas aller loin si on va dans l’eau », dit la fillette en scrutant le garçon d’un air inquisiteur. « Oui, maman me l’a dit aussi », répondit le garçon en remontant vers la berge. Tous deux s’assirent sur un rocher faisant saillie, puis observèrent, là un peu plus haut, le pont métallique surplombant le cours d’eau. De l’autre côté, c’était une petite ville besogneuse, avec des cheminées de fourneaux, des maisons en pierre, des fermes, des commerces. Ils pouvaient voir les paysans allant et venant sur les berges, les camions poussifs fumant et pestant à cause de leur charge, et les bêtes qu’un berger menait brouter au plus près de l’eau. C’était ça, l’été, voir les gens travailler, et les gosses s’amuser. « On rejoint les autres au village pour jouer ? » fit le garçon. « Non, on a pas le droit tu sais, on doit rester ici », répondit la fillette un peu triste de devoir freiner les ardeurs de son frère. Alors, un rien déçus, les deux enfants continuèrent à scruter le village, ses mouvements, à en déguster l’activité visiblement trépidante pour un bourg.

Il vint alors une idée au garçon. « Et si on jouait à faire des ricochets avec des cailloux ? », fit il en jetant une poignée de gravier dans le fleuve. « Celui qui fait le plus de rebonds a gagné ! ». Pas confiante pour deux sous, la fillette le scruta en lui disant ouvertement « tu vas encore tricher, et puis je sais pas faire rebondir les cailloux sur l’eau. Et puis, c’est pas possible d’abord ! ». Il eut un fou rire moqueur, puis se saisit d’un caillou bien plat, un galet poli et brillant à force d’avoir été trimballé des siècles durant par les courants du fleuve tumultueux. « Regarde, vais te montrer ». Il tira la langue, la serra entre ses lèvres pour montrer sa grande concentration, puis il jeta le caillou qui tourna, virevolta, et rebondit encore et encore. Un, deux, trois… six rebonds ! « Tu vois, ça marche ! Faut bien lancer à plat, et paf ça va rebondir. Tiens essaye ». Il choisit alors un galet pour sa sœur, lui tendit et l’aida à prendre position pour faire le bon geste. Le caillou fit plouf, coula à pic sans faire le moindre rebond. « Tu te moques hein, c’est pas gentil ». Il comprit alors que sa sœur le croyait malhonnête et moqueur. Alors, patiemment, en grand frère avisé, l’enfant prit la petite main encore potelée de l’enfant, lui fit faire le bon mouvement, et là le caillou vola, rebondit une fois, deux fois, jusqu’à une troisième fois pour finir par, lui aussi, couler à pic dans un bruit caractéristique.

« Tu vois que je me moque pas », dit-il fier de sa leçon. Il se pencha, prit encore un autre caillou qu’il tendit à sa sœur. « A toi, recommence ! ». Elle se concentra, visa, jugea l’angle, la distance, le geste, et jeta avec vigueur le caillou qui fit ses quatre rebonds. « Et voilà ! ». Joyeuse, exultant de son plaisir d’avoir réussi ce miracle, elle prit un autre caillou et s’apprêta à le jeter quand son frère l’arrêta. « Ah non, là il est pas plat, ça va pas marcher. Faut que tu prennes des plats comme ça, sinon il va pas rebondir ». Ils se penchèrent et se mirent à cumuler un petit tas de cailloux dont la forme se devait d’être idéale. Ni trop lourd, ni trop petit, surtout pas rond ou tout cabossé. Non, bien plat, avec des chouettes motifs pour que ça fasse joli quand ça vole.

Alors, les deux enfants se mirent à faire un concours. A tour de rôle, ils jetèrent des galets élus pour le « concours mondial de ricochets ». Trois ! Cinq… Oh zut que deux ! Puis, le garçonnet prit un galet plus gros, plus lourd qu’à l’accoutumée. « Je suis sûr que ça va faire plein plein de cercles dans l’eau ». Il prit un peu d’élan, jeta avec force son caillou, et au moment précis où celui-ci toucha l’eau une énorme explosion survint à côté du pont. Une immense gerbe d’eau s’éleva, propulsant de la vase et des débris aux alentours. Les deux enfants se mirent à courir jusqu’à leurs chaussures, se chaussèrent en toute hâte, puis détalèrent vers la ferme de leurs parents. « Ben dis donc les grands ils nous disputent quand on jette des cailloux dans l’eau, t’as vu comment ça a fait plouf quand eux ils jouent ?! », dit la fille tout en courant de ses petites jambes engluées dans une robe détrempée.

Ce fleuve, c’était le Rhin. Cette ville Remagen en Allemagne, et c’était le 7 mars 1945.

15 juin 2018

Délai de grâce

Qu’on se le dise, il faut réussir à admettre que notre vie est régie par une notion que les industriels de l’agroalimentaire nomment « la date de péremption ». Dit comme ça, on aurait tendance à se voir sous la forme d’un yaourt oublié au fond du réfrigérateur, le flanc marqué d’une date fatale au-delà de laquelle tout le monde tremble d’aller. C’est ainsi qu’est faite l’existence, une date de début et une date de fin, et entre les deux pas mal de jalons curieux et aussi agréables qu’insupportables. Evidemment, tout le jeu est de trouver une échappatoire, comme par exemple se bourrer de médicaments, s’isoler dans le Larzac, ou au contraire foncer tête baissée en espérant ne pas se prendre un mur…

La Nature a un sens de l’humour plutôt cruel si l’on y songe. Déjà, la naissance est un traumatisme : la femme qui nous porte souffre le martyr, on lui fait subir les pires douleurs tandis qu’elle est humiliée par l’œil médical d’un gynéco aussi cynique que rôdé à l’évènement. Ensuite, le nouveau-né, s’il est chanceux, braille pour déployer ses poumons après sa première fessée, et s’il a la poisse on le colle dans un bocal de plastique, et on lui enfonce autant de tubes que sa frêle anatomie le permet. Tu parles d’un destin ! Commencer par une raclée, ou pire encore en boite de conserve le temps que la petite machine daigne se finaliser. L’idée de la naissance, du moment agréable, est vraiment vendue ainsi pour rassurer les futures mères. Après, évidemment, elles se rattrapent -quand elles en ont l’instinct et les qualités morales- durant la croissance du rejeton, mais la première étape est vraiment la démonstration que s’il y a une chose que nous les hommes avons la chance d’esquiver, c’est bien l’accouchement.

Alors, dès le premier instant, la Mort fait couler le sable de notre sablier intérieur, observant avec un sourire morbide l’écoulement du fluide granuleux. Elle observe, se marre à chaque incident où l’on fait osciller le grand machin en verre, et au bout du compte, quand le dernier moment arrive, le dernier grain tombe au fond et notre « heure est venue ». L’heure ? C’est une plaisanterie forcément morbide, puisqu’on se fout de l’heure, de la minute, de la seconde. Ce qui compte, après tout, c’est le temps qu’on aura eu l’occasion et la chance (ou pas) de vivre, et le temps que les autres auront ensuite. Derrière cette démarche intellectuelle un rien triste, on se doit de réfléchir avec plus d’ouverture et surtout plus d’esprit pour en rire.

Oui, le rire est une arme contre la Mort. Elle n’aime pas du tout qu’on se moque d’elle, pas plus qu’elle n’apprécie des masses qu’on puisse avoir le culot de la défier. Dans le fond, c’est notre petite revanche puisqu’on ne peut pas en éviter la faux, alors autant faire comme les fleurs, à savoir briller et se montrer sous notre meilleur jour ! Je sais, on va me dire que je ne me rends pas compte, que certains vivent un calvaire, que bien souvent on n’a que peu de chance, et que les nantis ne connaissent pas la valeur des instants précieux. Soit. J’en conviens, mais vous devrez en retour convenir qu’il y a là un paradoxe et une ironie qui a de quoi vous débloquer les zygomatiques ! Vous ne voyez vraiment pas ? Pourtant, le nabab, le milliardaire salopard sans éthique, quand il a le second pied qui glisse dans la tombe, n’est-il pas en train de supplier qu’on lui donne du temps, qu’il cherche la rédemption auprès d’un Dieu qu’il a pourtant dénigré sa vie durant ? N’est-ce pas une belle revanche de la Vie sur le matérialisme que de pousser dans le trou tout le monde, et que ce passage n’autorise rien d’autre que soi-même ? Après tout, caisse de bois, sac en toile, ou bien cerné par du satin, notre sort est systématiquement le même : on ferme la boite et on jette le tout pour éviter que les piafs nous graillent les yeux, et que l’odeur incommode le voisinage.

A partir d’un tel raisonnement, j’en viens évidemment à prendre aussi le parti de me dire qu’il y a nécessairement plus à donner qu’à prendre. Chaque moment nécessite d’être vécu aussi bien qu’il est possible, puisque la Mort, elle, nous attend en jouant de son index décharné sur le manche de son arme de prédilection. Et le pire, qu’elle nous sourit, elle se moque, et même si l’on arrive à la narguer, Elle, majuscule, prend son dû et nous embarque. Si l’on part perdant, l’existence est morne et déprimante… mais l’on part avec l’avantage de connaître les règles et de les accepter, alors là oui, on a une petite chance de se payer un instant de Vie, de vraie vie, intense, savoureuse, qui nous marquera et dont on se souviendra au dernier instant.

Chaque seconde doit être un temps suspendu, un essor vers le « mieux possible » et non vers un « demain sera pire ». Nous avons cette chance de pouvoir raisonner et analyser, voire même apprendre de nos erreurs. Nous pouvons au surplus penser avec générosité, ce qui implique qu’on se doit aussi de revenir sur soi-même et faire des concessions. Notre Vie, notre Existence ne devrait être qu’un délai de grâce, depuis la première seconde où nous rendons heureux en prenant notre première inspiration braillarde, jusqu’à l’exhalation de notre dernier souffle rendu sur un lit de mort inévitable. Pourquoi se contenter du bien, quand on peut donner le meilleur ? Celui qui a peur de la Mort oublie que la peur n’évite pas le danger, et que le danger, même si l’on prend le temps de l’éviter avec soin, vient bien souvent au moment le plus inattendu. Prenez le type qui glisse sur une peau de banane et qui se brise la nuque dans les escaliers. Il aura passé son existence à ne surtout pas faire de sport, encore moins à se mettre en danger à quelque moment que ce soit, et pourtant, la Mort, elle, se fait un malin plaisir à le faire passer de vie à trépas, en trois pas courts et ironiques. A quoi penser dans cet instant fatal et fatidique ? Les moins vifs se contenteront d’un « et merde », les plus rapides d’un « j’aurais peut-être dû nettoyer », et entre les deux on aura un « houla, c’est que ça glisse ! » de circonstance.

Repasse-t-on notre vie entière en accéléré au moment où notre esprit s’éteint ? A-t-on donc l’occasion de passer notre délai de grâce comme le meilleur film qu’on puisse voir ? Qui sait ? Certains disent qu’ils ont « vu » ce spectacle. Certains furent déçus et firent tout pour s’améliorer, d’autres en devinrent béats et virent leurs peurs s’évanouir… Qui croire ? L’important n’est pas là, ce qui l’est, c’est ce que si l’on voit ce film, autant qu’il soit bon, ponctué d’un certain suspens, et qu’on ait des moments de pure grâce et de légèreté ! Vivons mes amis, c’est plus important, non ?

14 juin 2018

La main lumineuse

Cela fait toujours bizarre de voir une ville quand elle a foncièrement changée. Il y a trente ans de cela, les quartiers avaient un sens, les immeubles n’étaient pas des tours tutoyant les cieux, et l’on pouvait dire qu’on voyait le ciel depuis la plus petite des rues. Cependant, en trente ans, il y a énormément de choses qui ont changé. On a vu la technologie révolutionner les processus de construction, l’introduction à outrance de l’informatique et des réseaux dans le quotidien a mené à ce que chaque surface plane, chaque petit recoin soit un support d’information et de publicité. Ainsi disparurent la plupart des façades historiques auxquelles on a substitué d’immenses aplats bariolés. Quand j’étais gosse, je pouvais envisager d’arpenter la capitale en flânant d’une rue à une autre, d’apprécier les pigeons à qui on envoyait des coups de pieds pour de faux, et de saluer les commerçants avec leurs devantures vitrées. Aujourd’hui, c’est un concert incessant d’hologrammes, de vidéos entêtantes vous vantant des choses vous étant destinées, et le concept même de publicité ciblée a pris le pas sur les grandes campagnes de marketing.

Il y a eu une vraie révolution, celle du transhumanisme. L’idée de départ était de « réparer » les corps, en envisageant des yeux mécaniques, de reconnecter les membres devenus inertes après un accident, d’assister les plus faibles en faisant fusionner la science et la chair. Pourtant, très rapidement ce fut un sujet de polémique sachant que tout le monde se mit à rêver d’avoir les médias directement dans la tête, plutôt que sur un téléphone, une tablette ou un ordinateur. De là, ce fut naturellement les plus grosses entreprises qui eurent le dernier mot. Choisissez : vous payez de suite une fortune inabordable pour vous faire augmenter ou bricoler, ou alors subissez le harcèlement perpétuel des mass médias. Beaucoup prirent le chemin d’une sorte de crédit temps publicitaire, soit par nécessité, soit parce que c’était autrement plus intéressant de « voir » pour soi les dernières vidéos à la mode, que de trimballer un smartphone tellement has-been.

Ce fut dès lors l’explosion. Pour les non connectés, on prit le parti de projeter la publicité et les journaux, pour les autres ce qu’ils voient se met à jour selon des critères récupérés dans leur propre existence. « Vous êtes un produit, pour vous ce sera gratuit ». Ce discours, aussi cynique que poussant à la déshumanisation, en mena certains à se révolter contre cet ordre établi. Malheureusement, faute d’être dans le système, ceux-ci durent choisir entre l’intégration de force, et finir en parias. Pendant ce temps, les bâtiments se mirent à prendre de la hauteur, tant pour absorber une nouvelle arrivée des derniers non citadins, que d’une immigration de moins en moins contrôlée. « Citoyens du monde », qu’ils disaient à qui voulait bien l’entendre. Sous couvert d’une morale sociale et bienveillante, cela se révéla avant tout être trouver des bras corvéables à merci, et des consommateurs ravis d’être capables de dépenser le peu déjà gagné à la sueur de leur front. On ne pouvait décemment pas leur reprocher de fuir des pays en guerre, une campagne où toutes les fermes s’étaient mécanisées et ne requérant de fait moins de personnes, voire plus du tout d’ailleurs, et de chercher une nouvelle chance dans ces cités en pleine expansion.

En trente ans, ma ville a doublé de population. Les quartiers qu’on disait populaires le sont restés, mais à quel prix. Les tours prirent le chemin du ciel, empilant dans les étages les plus hauts les meilleurs salaires, dans le milieu la foule des prolétaires, et dans les étages bas tous les commerces et services indispensables à la vie de ce microcosme prisonnier du béton. De l’école au bar, en passant par les services administratifs, les médecins et même les pompes funèbres, on vit sortir de terre des gratte-ciels sinistres, froids, avec une apparence pourtant intéressante par une architecture très travaillée voire même séduisante. Ces lances perçaient le flanc de la société, et personne ne semblait s’en préoccuper outre mesure. Et en bas, dans la rue, on vit peu à peur émerger une nouvelle forme de pauvreté, celle des non transformés, celle des non connectés à qui l’on donnait la chasse pour tenter de les faire fuir. Il ne fait pas bon genre d’avoir des gens qui mendient au pied d’une tour qui glorifie une marque célèbre de soda !

J’ai vu disparaître la vie et la verdure de ma capitale. J’ai vu le bitume prendre de nouvelles teintes grâce des procédés holographiques. J’ai même vu les nouveaux transports en commun qui volent et atterrissent directement sur des passerelles attachées aux flancs de ces villages dans la ville. La verticalité est la nouvelle norme, et quiconque s’y opposant est un déviant. Non content d’instaurer une politique basée sur le tout économique, la morale a poussé la foule à devenir vindicative contre les gens pensant différemment. De cette dictature de la bienséance débordait toutes les déviances : sexe, corruption, surconsommation, individualisme, des modèles de réussite basés sur l’écrasement de l’autre, tout ceci à la gloire d’une nouvelle éthique, pour même dire une nouvelle religion, celle du « réseau ».Vous êtes un nœud d’un réseau mondial, où chaque personne représente une petite quantité de données, d’informations négociables et commercialisables.

On vit bien des métiers disparaître ou muter très sévèrement. L’émergence de l’intelligence artificielle fit entrer dans les mœurs l’ère des robots. Ces machines, impersonnelles et singeant l’être humain se mirent à nous côtoyer, et des « artistes » se mirent même à chercher le mimétisme parfait. Cela amena à une vraie crise identitaire où l’on eut le droit à des scandales comme un politicien qui se faisait remplacer par son double synthétique, ou dans un pays où le despote était mort depuis des mois, et qu’une machine remplaçait pour égrener des discours idéologiques puant le nationalisme et la haine de l’autre. Pour l’humanité, ce fut le premier pas dans la perte de l’identité réelle au profit d’une identité virtuelle. On créa le concept de passeport numérique, d’identité virtuelle où chacun devait stocker et dévoiler ses secrets. J’ai alors vu des manifestations, des gens brandissant leur droit à une vie privée. Etait-ce une plaisanterie ? Etait-ce une ironie sachant que tous, sans exception, s’étaient donné corps et âme à des entreprises, leur cédant toute leur existence numérique ? De manifestations cela tourna en émeutes qui furent durement réprimées. Les résistants à la numérisation glissèrent alors dans la clandestinité, montant des structures parallèles et des dispositifs de communication leur offrant une chance de ne plus être épiés au quotidien.

Ma ville, ma belle capitale continua à grossir, enfler jusqu’à devenir obèse de sa consommation effrénée. On ne vit bientôt plus vraiment le ciel, mais des engins volants diffusant, eux aussi, des offres commerciales, des messages de propagande aux airs de bienveillance. Ces machines automatisées tentèrent de pousser des messages culpabilisant les déviants, incitant à la dénonciation des intégrés, et à faire mourir toute forme de résistance. Ce fut un temps efficace car bien des non connectés furent arrêtés et même internés. On a poussé le vice jusqu’à autoriser la reprogrammation. L’idée ? Poser un système sur le cerveau permettant d’en filtrer les raisonnements. Cela créa une population d’êtres amorphes, jute capables de consommer et survivre. On venait d’inventer la prison virtuelle. Malheureusement, outre ces puces de sanction, d’autres eurent aussi l’esprit dévasté par l’excès de virtuel. On compta des morts par déshydratation, des gens faisant des anémies sévères, tout cela parce qu’ils avaient perdu le contact avec la « réalité ». Et l’absence de régulation ne vint pas améliorer les choses. On vendit aux familles de connecter leurs enfants, et nombre de pseudo parents profitèrent de ces nourrices virtuelles pour se désintéresser totalement de l’éducation de leurs gosses. Cette nouvelle génération, ultra connectée, accro au virtuel, c’était celle qui aujourd’hui déambule en bas, ne parle plus à personne sauf à travers leur réseau neuronal.

Et moi, j’ai d’abord accepté la connexion, curieux que j’étais d’en découvrir les avantages. J’ai eu accès ce monde, à cette immense bibliothèque, et je pus évoluer, m’instruire, comprendre de mieux en mieux le monde. Pourtant, un jour, j’ai senti que quelque chose ne me convenait plus. Etait-ce parce que j’avais reçu la rupture de mon ex par un message directement dans ma tête et non en face, ou que je ne supportais plus l’amoncellement de publicités venant me polluer mon quotidien ? J’ai senti que je n’étais pas maître de mon environnement mais juste un rouage, une petite roue dentée propre à faire tourner une mécanique plus vastes, sans que j’en aie ni conscience ni même le droit d’en modifier le fonctionnement général. J’étais devenu un composant au lieu d’être une personne, une simple donnée facile à effacer là où je voulais tout simplement exister, être, vivre, décider et comprendre.

Un soir de déprime où je me laissais emporter dans les méandres de la toile dans ma tête, j’ai été sollicité par une sorte de publicité. Celle-ci me disait de venir voir la suite, sans pour autant détailler le quoi ou le pourquoi. Intrigué, je me suis laissé tenter. Après tout, j’avais essayé de sortir de ce moule moral et technologique, j’avais échoué, je pouvais bien me mettre à faire comme tous les autres, à dévorer de l’absurde, à accepter la désincarnation de mes désirs et la mort de mes ambitions. Ce fut tout à coup un immense bruit qui vint me saturer l’esprit. J’eus du mal à ne pas m’évanouir, puis ensuite ce fut d’une clarté totale. Je n’étais plus connecté, les affichages sur les murs n’étaient plus là, il n’y avait plus que de gros logos des entreprises, des codes barre, et tout ce que le virtuel ajoutait à ma réalité était parti. J’étais hors de leur prison numérique, et l’on continuait pourtant à me parler, à m’expliquer que je ne venais de passer une frontière. Et la main de lumière se tendit vers moi. C’était une main salvatrice, généreuse, ne demandant rien en retour, rien que l’opportunité de fuir la détention à perpétuité acceptée par tout le monde… ou presque.

Dès ce moment, à cet instant précis, je pris vraiment conscience de l’ampleur du désastre. Je me suis mis à ma fenêtre et j’ai revu, pour la première fois, ma ville, ma capitale, ceci avec mes yeux et non avec le filtre de réalité augmentée offert par le réseau policé. Les tours n’étaient ni brillantes ni orgueilleuses. Ce sont des pieux glauques et salis par la pollution galopante. Le ciel n’est pas d’un bleu parfait, il y a un smog permanent qui écrase littéralement la cité. Il n’y a pas de publicité sur les murs, pas d’hologrammes gigantesques. La ville est sombre, grise, sale, les façades supports sont neutres, sans relief et sans vie. Ceux que je voyais comme bariolés par leurs tenues extravagantes sont en fait tous ternes, sans aucune consistance. C’est le système qui leur offre cette apparence, qui masque la vérité, qui occulte le droit d’avoir un jugement. Et cette main de lumière, cette âme lointaine et proche à la fois m’a chuchoté « Tu es libre à présent. Tu peux penser par toi-même, ou bien choisir d’y retourner. Je ne t’impose rien, tu ne crains rien à refuser cette porte ouverte sur le vrai monde. Choisis en connaissance de cause ». Je me suis mis à scruter mes souvenirs, à en effacer toute la couche d’amélioration virtuelle pour en découvrir le vrai sens. Je n’étais pas un salarié heureux avec des collègues amusants, mais bien un mouton suivant le troupeau, acceptant les modes aussi aisément qu’un bébé accepte la cuillère qu’on lui tend. J’ai revu mon ex fiancée, et j’ai alors compris qu’on nous avait littéralement associés de force puisque je l’avais « croisée » à travers un de ces sites de rencontres devenu la norme sociale. Je m’étais donc laissé emporter, noyer dans la masse… J’étais un pion, un esclave, un objet à vendre et à racheter !

J’ai eu un haut le cœur. J’ai vomi, vraiment, physiquement. Même la nourriture avait un goût trafiqué par cette connexion. Tout ce que j’ai tiré de mes placards avait un goût de carton, l’odeur du papier, et la consistance d’une pâte grumeleuse. Tout était bidon, faux, trafiqué, « amélioré ». Je n’avais pas demandé cela ! Je voulais simplement être « comme tout le monde », pas devenir « n’importe qui ! ». Et là, l’image de la main encerclée de lumière revint. Une voix sereine, assurée, sensible et tendre, me lança « tu sembles avoir choisi. Maintenant, tu n’es plus seul au milieu de la foule. Tu es UN, nous sommes des milliers, des millions, qui refusons cela. Es-tu prêt ? ».

Et ce soir-là, je fus prêt. J’entrai en révolte. J’entrai dans les pas des révolutionnaires, des parias. On m’apprit à me connecter au système pour en tirer parti, tout en sachant m’en défaire le moment opportun. J’ai continué à porter le masque du docile salarié sans épaisseur, tout en aidant mes camarades à patiemment préparer la mort de ce monstre impersonnel. Ce soir, cela fait trois ans que j’ai quitté ce cercueil où je me mourais à petit feu. Ce soir, on va faire périr les plus gros émetteurs qui ciblent les récepteurs neuronaux. Si l’on réussit, des millions de personnes seront déconnectées en une seule fois, et elles verront, oui elles verront le vrai visage de leur ville. Les parias vivant dans la rue en contrebas vont réapparaître. Les médias ne pourront pas étouffer ce mouvement. Cette fois-ci, la foule ne pourra pas prétendre ne pas voir ni entendre, ne pas goûter, ne pas sentir ce filtre idéologique, moral et visuel ! Ils seront obligés de faire sans, de vivre quelques heures sans rien pour les tenir hors du monde réel. Plus de fuite, ils ne seront plus maternés par ce système tentaculaire les ayant maintenus en léthargie.

Espérons qu’ils réagiront…

13 juin 2018

A cheval

Il est juché sur sa monture. Il est au trot, lent et assuré, son cheval traînant les sabots pour avancer parmi les cailloux et les buissons d’épineux. Lui, c’est le pauvre type maigrelet, poussiéreux, au teint hâlé, qui erre là dans ce désert aux teints allant de l’ocre au rouge vif, avec pour seule nuance le bleu intense d’un ciel sans nuage. Sa chemise jadis blanche arbore une teinte jaune où la sueur et la crasse se sont mêlées pour former une croute, comme un enduit qui se serait lentement étiolé au gré des éléments. Il a sur la tête un stetson qui lui couvre le regard. Il a chaud, ses joues sont couvertes de perles de sueur, il rêve d’une source, d’un puit, car sa gourde percée par une balle sortie d’un colt a laissé filer tout le précieux liquide qu’elle contenait. Ses mains calleuses tiennent le pommeau de la selle faite d’un cuir clair. Il est épuisé, il a faim, il a soif. Ses jambes ballotent lourdement contre les flancs de sa monture, et les éperons rythment les pas lents du cheval d’un cliquetis métallique aussi léger que sinistre.

Ses yeux scrutent l’horizon. Tout ce qu’il aperçoit, c’est l’air qui ondule à cause de la chaleur. Il n’arrive plus à distinguer quoi que ce soit, à part cette ligne lointaine et floue qui l’entoure. Il y a par ici quelques cactus, des buissons roussis par la chaleur et le manque d’eau, et quelques bestioles tentent de survivre au milieu de ce paysage de désolation. S’il avait un peu plus d’énergie, il aurait pu envisager de chasser un oiseau, un serpent, n’importe quoi à grignoter. Mais là, seule la soif le tiraille suffisamment pour lui indiquer qu’il y a une vraie urgence. On peut supporter quelques jours de disette, mais pas de s’abstenir de boire. Alors, il laisse sa bête être son guide, car l’instinct animal demeure toujours plus fiable que le sens de l’orientation défaillant d’un homme harassé par plusieurs jours de monte sans répit.

Il sombre. Il n’en peut plus. Il s’affaisse et s’écroule sur sa selle. Il se pense condamné.

Il sent de l’eau sur son corps. Le choc du froid contre son être encore brûlant de ce séjour dans le désert le fait littéralement bondir. Il s’éveille, il est plongé dans une petite rivière, son cheval prend un bain et lui manque de se noyer à cause de la panique. Qu’elle est bonne cette eau, qu’elle est rafraîchissante ! Il se met à nager, à faire la brasse, à boire plus que de raison, et à frotter ses vêtements pour en décoller l’épaisse couche de boue qui s’est agglutinée dessus. Il se frotte jusqu’à se faire rougir la peau. Il est si bon de retrouver de l’énergie ! Alors, lentement, il prend conscience que son cheval lui a sauvé la vie, et qu’il mérite des soins attentifs. Il prend alors la bête et se met à lui laver le crin pour le débarrasser des restants de poussière qui collent sur sa toison raide, pour ensuite lui flatter le museau en signe de bienveillance. L’animal, compagnon intelligent, s’ébroue tout en appréciant la caresse que son maître lui offre. Ils sont là, seuls au monde, au milieu d’un désert aussi aride que cruel, avec cette petite rivière en guise de refuge.

Quand on n’a plus soif, on retrouve des forces, et c’est ce qu’il faut pour survivre. Tout d’abord faire du feu car les nuits sont froides dans le désert. Ensuite, aviser, se mettre à l’abri, et envisager de trouver quelque chose à manger. Ca n’est pas tout d’être propre, mais si c’est pour mourir de faim… Les broussailles font un excellent point de départ, et du bois flotté trouvé sur les berges de la rivière donnent lieu à un joyeux spectacle orangé dans la nuit étoilée. La lune est là, elle éclaire ce monde désolé avec une tendresse curieuse. Les ombres dansent, les rochers faisant saillie se découpent plus nettement, et l’on sent dans l’air une atmosphère apaisée. Pourtant, là, dans le noir, les animaux et les insectes eux reprennent leur activité, ils s’agitent pour se nourrir ou pour fuir le prédateur qui les traque. Il a tiré d’une sacoche un grand poncho bariolé et s’en sert comme une couverture. Demain, aux aurores, il faudra repartir et trouver une issue pour rejoindre le premier village pour enfin revenir vers les hommes. D’ici là, il se laisse glisser dans un vrai sommeil réparateur.

Le soleil lui lèche les pieds. Il commence à s’éveiller, tranquillement, en observant son cheval qui broute un fétu de paille. Il méritera sa part d’avoine ou de son, se dit alors l’homme en se redressant. Il a tiré de sa sacoche une cafetière en métal et y a fait bouillir les derniers précieux grains torréfiés. L’odeur du breuvage lui emplit les sens. Il aime ce réveil paisible. Il aime se sentir ainsi à l’abri du monde, de ces trois types qui voulaient sa peau, de ce désert qui reste pour le moment encore un rien agréable avant les chaleurs de la journée. L’aurore est belle, l’horizon est distinct. Il s’oriente, il sait à peu près quel cap tenir, il va aller par-là, vers l’ouest, en espérant croiser un chemin, une piste ou, s’il a encore plus de chance, des rails de chemin de fer.

Pourquoi voulaient-ils le descendre ? Parce qu’il a refusé de leur laisser ses bêtes, ou parce qu’il a sorti son fusil pour se défendre ? Dans un cas comme dans l’autre ils ont échoué à le faire taire, et dès qu’il aura rejoint un village, pour sûr qu’un marshal appréciera son histoire. D’ici là, en bon cowboy rôdé à vivre à la dure, il va retrouver son chemin, survivre et leur montrer à ces trois pourris qu’on ne tire pas sur lui impunément.

Le cheval vient le voir. Lui aussi a faim. Le cowboy tire ses dernières provisions de sa sacoche qui consistent un morceau de bœuf séché et un petit sac de graines. « Allez, mange, tu as mérité que je me passe de ces graines » dit à haute voix l’homme tout en mastiquant le bout de viande dur comme du bois. Un jour ? Deux ? Plus ? Difficile à dire tant la fuite a été longue. Ils ont presque réussi à l’avoir à deux reprises… Mais en cowboy habitué à tenir sur sa monture des heures durant, il a réussi à leur en montrer à ces trois voleurs et assassins ! Le choix le plus dur est à venir : partir en plein jour, sans gourde, ou de nuit au risque de s’égarer. Alors, s’aidant d’un couteau bien affûté, il découpe un bout de cuir dans sa selle pour boucher le flacon, puis tente de le remplir d’eau. Le bricolage tient bon, il pourra faire quelques jours de plus dans ce milieu hostile.

Une fois le café ingurgité, la cafetière rincée et remplie, elle aussi, de cette eau si précieuse, l’équipage reprend son chemin, direction le lointain, en avant vers l’ouest, aussi menaçant que prometteur, aussi sublime qu’il peut être mortel.