22 juin 2018

Toccata et fugue en ré mineur

La nuit est un moment particulier où les êtres peuvent enfin sortir et tenter leur chance pour vivre. Dès que le soleil cède sa place à la lune, la Vie prend une nouvelle tournure, et tant les faibles cherchant à se nourrir, que les forts cherchant à se nourrir des précédents, émergent pour s’offrir l’espoir d’un lendemain. Alors, on peut assister à des moments de grâce, autant qu’à des moments douloureux où la Mort et la Vie s’échangent dans toute la brutalité élémentaire de l’existence. Certains sortent pour boire, d’autres pour chasser ; certains vont quêter des reliefs de repas, quand d’autres sont ceux qui laissent ces restes. C’est ainsi, on détermine sa place dans la chaîne alimentaire dans ces moments, ces quelques secondes où le destin vous rappelle à votre condition, qu’elle soit celle de la bête traquée, ou celle du prédateur dominant la place.

Dans cette nuit-là, il y avait un silence particulièrement étrange. Les nuits précédentes, on pouvait entendre le bruissement des ailes des gros insectes, les vrombissements des gros oiseaux, ou encore les éclats des feux-follets éclairant par intermittence la campagne environnante. Le spectacle était aussi magique que terrifiant. On pouvait à la fois être charmé par les envolées lyriques et lumineuses de ces êtres, et pétrifié par l’horreur que pouvait inspirer ces mêmes formes évanescentes quand elle attaquait brusquement un autre animal pour s’en repaître. Toutes les nuits précédant celle de ce soir-là, il y avait eu une foule éparse d’être tous différents qui couraient pour éviter ces éclairs de lumière mortelle. On pouvait les voir se pencher sur un point d’eau, s’abreuvant tout en restant sur leurs gardes. D’autres se saisissaient de déchets pour avoir de quoi ne pas mourir de faim, avec toujours à l’esprit la peur panique d’être pris en chasse par un vrai prédateur. Les gros oiseaux, les insectes volants étaient une menace d’autant plus grande qu’elle venait d’en haut, et qu’ils fondaient sur leurs victimes en faisant systématiquement un bruit infernal. Malheureusement, par leur vitesse et leur agressivité, il était pour ainsi dire impossible de leur échapper. Alors, ces êtres malheureux, ceux qu’on chassait, se contentaient clairement d’errer d’un point à couvert à un autre, avec pour seul objectif une survie aux chances des plus précaires.

Pourtant, cette nuit-là, nul bruit, nul oiseau, nul prédateur terrestre en quête de chair fraîche. Par cette nuit sans lune, on ne percevait aucune détonation brillante des feux-follets en quête d’un festin. Rien. Le silence le plus assourdissant qui soit. Auraient-ils quitté la région, laissant ainsi toute une nature revenir à la raison et au calme ? On put voir émerger des trous les plus sordides, des taupinières les plus sombres et les plus sinistres des centaines, des milliers, puis des dizaines de milliers de petits êtres chétifs. Hagards, fatigués d’attendre, tous se mirent lentement à aller çà et là pour se trouver un point d’eau et un peu de nourriture. La faim pousse les plus craintifs à braver le danger, et la peur d’être dévoré devient une simple composante et non plus une menace pouvant freiner les instincts vitaux.

Lentement, pas après pas, tous commencèrent à ratisser cette terre traumatisée par ces nuits et ces jours de lutte pour la survie. Ils fouillèrent chaque espace, allant jusqu’à revenir sur ceux déjà explorés avec l’espoir d’y trouver un reste oublié, un recoin sécurisant, de quoi tenir jusqu’au lendemain. Après tout, il n’y a d’espoir perdu que lorsqu’il est définitivement balayé par la réalité. Là, la réalité était suffisamment malléable pour que chaque petite parcelle de Vie s’accroche et cherche une issue, un moyen de renouveler ce contrat avec l’existence. Survivre, ni plus, ni moins. Les plus chanceux trouvèrent de quoi manger, les damnés eux eurent à négocier avec leurs congénères pour exister un jour de plus. C’est ainsi, les instincts primaires et l’égoïsme renaissent quand la Vie est poussée dans ces derniers retranchements. Mais, paradoxalement, c’est aussi dans ces moments-là qu’on assiste à la vraie générosité, où l’on peut partager même ce qui ne le devrait pas, où l’être vivant sacrifie un peu de lui-même pour qu’un autre être comme lui puisse également survivre. Alors, les meutes peuvent survivre, s’organiser, défier les prédateurs, et dans de rares cas les vaincre.

Tout à coup, on entendit le grésillement caractéristique des feux-follets, tout comme le râle lourd des oiseaux de proie. Ils revenaient, et ils le faisaient en masse ! Ce fut la panique, la débandade la plus totale. Tous ces êtres tentèrent de fuir tandis que les prédateurs envahissaient la plaine, dévorant, mordant, déchiquetant ces pauvres animaux effrayés. On put les voir courir au hasard, hurlant, criant, gémissant, tandis que de partout ces monstres de cauchemar firent un festin aussi sauvage que rapide. Le sang coula, et rares furent les agresseurs qui eurent à subir une quelconque révolte. Parmi les dévoreurs d’âme et de Vie, ce furent avant tout ces êtres de lumière qui furent les plus cruels. Sans se préoccuper du qui ni du pourquoi, ils anéantirent des centaines de fuyards, les brûlant, les broyant, éparpillant les chairs et les corps au gré de cette fantaisie cruelle dont les feux-follets ont le secret.

Et, quand le soleil revint, les plus chanceux avaient rejoint leurs grottes et leurs refuges. Pour les autres, on put voir leurs corps abandonnés sur le sol, dans des postures aussi grotesques que terribles. Beaucoup portaient sur eux les traces de ces nuits d’enfer, de ces bombardements du 13 au 15 Février 1945 sur Dresde.

Aucun commentaire: