21 juin 2018

Elle roule sur les pentes

Le gosse courait dans la rue en poussant du bout du pied son ballon de cuir. Il était déjà hors d’âge, usé par les heures interminables à subir les coups des gosses du quartier. Jadis blanc, désormais crème, la housse de peau tannée roulait inexorablement vers le bas de la rue en terre battue. Et le môme, souriant du haut de ses douze ans, dévalait la pente en slalomant entre les gens, à côté des étals à peine protégés du soleil par de grandes toiles colorées, évitant ici une cage en osier contenant une poule, là une caisse contenant des mangues. On le saluait en rigolant, en lui disant « Attention Edson, tu vas tomber ! ». Le gamin donnait à chaque fois pour toute réponse un éclat de rire sonore, tout en faisant des gestes techniques improbables : un piqué pour soulever le ballon, un passement de jambes pour dribbler un joueur imaginaire, puis pour finir un petit tir contre un mur pour redonner un peu d’élan à son seul et unique jouet.

Il était dans une tenue dépenaillée dont les teintes s’étaient atténuées avec le temps. Son t-shirt un rien trop grand pour sa silhouette maigrelette flottait autour de lui, ses chaussures maintes fois rafistolées auraient tout à fait pu chausser un adulte bien plus grand que lui, et que dire de ce short de toile dont les coutures et les réparations étaient plus qu’apparentes ? Pourtant, ce bientôt adolescent, un beau gamin élancé, déjà musclé, au teint de métisse tanné riait, ravi de voir sa ville et ses rues dont il arpentait chaque jour, après l’école, chaque mètre pour se dépêcher d’aller jouer sur un terrain vague. Il avait l’insouciance infantile, avec paradoxalement une détermination digne d’un adulte, celle de devenir un footballeur professionnel.

Il prit une rue à angle droit sans ralentir sa course. Il inspirait et expirait avec assurance, martelant la terre asséchée, maintenant l’allure tout en s’exerçant sans relâche aux gestes qu’il voulait voir devenir mécaniques. Encore une ou deux jongles, une reprise légère, un amorti, une tête, puis la reprise de la course en direction du terrain. Il avait laissé ses livres chez lui pour les échanger contre son fidèle ballon, il avait troqué son seul uniforme d’école contre cette tenue bonne pour tout. Sa mère, une couturière, lui avait très vite inculqué à ne pas bousiller ses vêtements en jouant au foot. « Ton uniforme, c’est deux mois de salaire. Tu vas jouer ? Alors tu le laisses ici ! ». Cette tenue scolaire, c’était un pull noir avec sur le cœur le blason de l’établissement, une chemise blanche toujours parfaitement repassée, un pantalon noir fait d’un lin épais et qui grattait quand on restait sans bouger, et une belle paire de mocassins cirés. Ses deux biens précieux à Edson ? Son uniforme et son ballon. Sorti de ça, sa famille n’avait pas grand-chose. La « maison » était une construction branlante mêlant planches de récupération, plaques de tôle oxydée par la pluie, et en guise de luxe des meubles délabrés récupéré au pied des immeubles des riches vivant en contrebas, pas loin de la mer. Là-haut, dans la favela, on faisait avec ce qu’on avait. Il n’y avait pas d’eau courante, et on se débrouillait pour l’électricité… alors une salle de bain…

Edson arriva enfin sur le terrain. Les autres n’étant pas encore là, il s’assit sur les restes d’une maison qui avait été rasée pour en chasser les habitants. De là, il avait un point de vue imprenable sur la ville qui l’avait vu naître, grandir, et comprendre à quel point le monde peut être curieux. Les plages étaient de douces cartes postales où les touristes défilaient en permanence, tandis que tout en haut, là où il habitait, on n’en voyait jamais. En bas, il y avait ces énormes résidences où habitaient les riches propriétaires, les banquiers et les rentiers. On pouvait sans difficulté les repérer en ville, parce qu’ils circulaient tous dans de grosses berlines aux vitres teintées, parce qu’ils ne se mêlaient jamais aux piétons, et parce que leurs maisons et leurs bureaux dans les tours de verre étaient sous la protection attentive et zélée de milices armées. C’était ainsi : il y avait bien trois classes, les très riches qui avaient les étages les plus élevés dans les tours défiant le ciel, les ordinaires qui eux s’entassaient dans des immeubles très propres mais souvent étriqués et excentrés dans des quartiers, puis il y avait les autres, les petites mains qui vivaient dans les favelas des collines, ceux qu’on ne voit pas, qu’on ne veut croiser que s’ils sont vêtus en facteur, livreur, ouvrier du bâtiment, en femme de ménage… son père à lui, ça n’était pas un mauvais bougre. Il était parti travailler dans une mine d’or en pleine forêt, et chaque mois il envoyait une partie de sa paye à sa mère. Elle cousait à la maison, usant son antique machine à coudre pour compléter le budget. Le père était honnête et bosseur, et économisait en ne revenant qu’une fois tous les trois mois. Entretemps, il envoyait des cartes, des lettres, ajoutant à chaque fois une pensée pour son fils unique. C’était ainsi, « faut bien vivre », disait sa mère tout en souriant à son fils qui la dépassait déjà en taille. Il était élégant, les cheveux rasés, le sourire brillant aux dents soignées. Ses parents se saignaient pour qu’il puisse étudier dans un collège respectable, pour qu’il ait une chance de fuir un avenir hésitant entre la pauvreté servile et les gangs violents hantant ces quartiers pauvres.

Qu’il aimait regarder la mer ! il adorait regarder le flux et le reflux des vagues, il adorait sentir l’iode, le parfum des fruits frais vendus aux touristes, la sensation du sable sous ses pieds nus, et surtout la caresse de la brise marine venant apaiser la sensation de chaleur aux moments les plus chauds de la journée. Ses copains n’étaient pas encore là, ils tardaient un peu. Si ça se trouve, c’était encore une opération de police qui bloquait le quartier, ou bien un bus qui refusait de démarrer. Autant le réseau de transport était efficace en bas, autant, en haut, la desserte était au petit bonheur la chance. Lui, il avait arbitré : à pieds ! Plus question d’attendre ces machines inconfortables, ces fours sans climatisation qui cahotaient lentement sur les mauvaises pistes des collines. Et puis, il allait bien plus vite en dégringolant les pentes qu’en suivant les routes un peu mieux entretenues du réseau routier « normal ». Il se releva et se mit à jongler avec son ballon, enchaînant les acrobaties et les mouvements toujours plus ardus. Jamais perturbé par une erreur, Edson continuait inlassablement son entraînement personnel, convaincu qu’il était que cela serait bénéfique pour son jeu.

Tout à coup, une dizaine d’adolescents débarquèrent sur le terrain. Leurs tenues étaient dépareillées, certains étaient visiblement très pauvres, tandis que d’autres avaient un peu plus d’aisance. Pourtant, ils chahutaient et riaient ensemble sans vraiment se préoccuper des différences sociales. Ce genre de distinction, il n’y a que les adultes pour les faire. Eux, ils venaient pour jouer au foot, pour voir les copains, pour discuter et rire jusqu’au coucher du soleil. Ils se saluèrent les uns les autres, discutaillant de la journée de cours qui avait pris fin avec la sonnerie de midi. « Bah, y a encore eu des coups de feu là-bas. Comme d’habitude, ils ont envoyé la brigade, ça a canardé un peu, puis ils sont reparti ». Ils parlaient de cette guerre permanente entre les cartels et la police, comme s’il s’agissait d’une chose banale et anodine.

On répartit alors les joueurs. Deux équipes, parfait, le compte est bon des deux côtés. Ils posèrent leurs affaires, se mirent à occuper le terrain, puis le ballon se mit à aller et venir d’un joueur à un autre. Tout à coup, l’affaire était passée d’un jeu d’enfants à une affaire sérieuse. On disputait un match, un vrai, où la victoire avait un sens, où il fallait marquer le premier et pouvoir envisager de lever la coupe. Tous revoyaient les exploits de leurs héros, ces joueurs en jaune levant LA coupe du monde, la dorée, la plus belle de toutes. Alors, chaque passe était essentielle, la moindre faute disputée comme les grands à la télévision. On ne chahutait pas, on ne faisait pas semblant. Les matchs sont comme la Vie, ils sont tous importants, pour eux il n’y avait pas de petite compétition, car à chaque victoire, c’était un pas de plus vers les grands stades. Un jour qui sait, Maracaña, qui sait des matchs là-bas, en Europe, à être l’avant-centre d’une équipe célèbre. N’était-ce pas ça, le rêve ? Gagner des millions en tapant dans un ballon ?

Edson fit comme tous les autres, un match sérieux, correct, déterminé. Comme tous les autres il aimait le football. Dans sa chambre spartiate, il avait punaisé aux planches des posters des géants d’époques révolues, tout comme les nouvelles coqueluches du circuit mondial. Il n’aimait pas le foot, il vénérait ce sport autant signe de richesse que de reconnaissance. Lui, il visait au-delà des seuls matchs de quartier, des éventuelles compétitions régionales. Non, lui, il avait encore un an à attendre. On l’avait repéré, on lui avait proposé d’entrer dans un centre de formation. Son talent, il l’avait forgé à force d’entraînement. Ses qualités athlétiques, c’était ces heures passées à courir, à nager, à ne jamais être à l’arrêt ou faire comme les autres, oisifs qu’ils étaient aux heures les plus chaudes de la journée. Lui, le petit Edson, Brésilien des favelas, peut-être qu’un jour il aurait son nom parmi les plus grands, peut-être que, lui aussi, on le mettrait au panthéon des joueurs de légende.

Le soleil commençait à décliner, teintant le ciel d’un rouge sanguin, étirant dans les nuages des traînées orangées. Les gosses se séparèrent en se félicitant et en se promettant une revanche pour le lendemain. Lui, il reprit le chemin en sens inverse, poussant devant ses pieds son ballon de cuir, trottant plus que courant tant la pente était raide. Il profitait bien de chaque instant, et le dénivelé lui faisait un excellent exercice d’endurance. Il y avait encore les devoirs à faire, aller chercher quatre bidons d’eau à la pompe, soit quatre allers et quatre retours, se laver, faire sa prière du soir et enfin se coucher. Une journée comme n’importe quelle autre, la vie d’un préado dans une favela de Rio…

Aucun commentaire: