20 mars 2014

Obscurité

"Donne-moi la Lumière", dit l'homme en ouvrant les yeux. Dans l'obscurité qui le cernait, il cherchait à discerner si quoi ce soit pouvait lui préciser quoi que ce soit qui lui serait utile. Le silence était si pesant que le seul son qu'il pouvait entendre était sa propre voix qui semblait mourir qu'à quelques pas de lui. Il avait la sensation étrange d'être enveloppé dans une sorte de gangue souple, collante, adhérant à tout son corps avec une telle précision qu'il n'aurait pu s'en défaire même en se mutilant pour cela. Il n'avait ni froid, ni chaud, ni faim, ni soif. La seule et unique perception qui lui restait était l'ouïe, alerte et traumatisée par la pesanteur de son environnement.

Incapable de bouger, il sentait pourtant tout son corps avec une surprenante efficacité. Chaque muscle semblait prêt à agir, mais rien n'obéissait à ses ordres intérieurs. Ses paupières daignèrent enfin réagir à ses sollicitations, mais cela ne changea en rien le constat qu'il avait fait précédemment: noir, silence, absence de quoi que ce soit de tangible. Se repliant sur lui-même, il chercha mentalement la solution pour se libérer de cette cellule imperceptible. En vain. Après divers efforts mentaux, après avoir vainement cherché comment il avait pu finir là, sa frustration se changea en rage, l'amenant à pousser des hurlements jusqu'à se briser la voix. Il appela, encore et encore, braillant des "pourquoi?", hurlant des "Aidez moi!", sans la moindre réponse en retour. Après une attente apparemment sans fin, il se décida à cesser ses cris, pour sangloter intérieurement. Il ne sentit pas si des larmes coulaient, ou non, sur ses joues.

Il ferma les yeux. Il se dit à lui-même une sorte de prière, puis il finit par s'assoupir ainsi, sans vraiment comprendre comment il pourrait avoir le moindre sommeil, alors qu'il ignorait même s'il était allongé, ou bien debout.

Son réveil fut atroce. Il fut tiré de sa torpeur par ses propres songes, cauchemar brutal où il perdait pied, où il se perdait dans l'obscurité. Au moment de s'éveiller, tout son corps chercha à se redresser, à bouger, comme pour sauter hors d'un lit confortable. En vain. Il était paralysé, figé, prisonnier de ce monde incolore et sans vie. Ses yeux s'ouvrirent brusquement sur l'obscurité, ses yeux roulèrent dans leurs orbites, et, haletant, il chercha à retrouver son souffle. Il crût étouffer; il sentit une oppression sur sa poitrine. Quand, après d'interminables instants indéfinis, il put retrouver son calme, il s'aperçut avec une sorte de bonheur démesuré qu'il s'entendait respirer! Alors, cela voulait probablement dire qu'il n'était pas totalement bloqué dans cette situation, qu'il y avait encore cette ouïe qui lui donnait une réponse à peu près potable. Il se mit à réfléchir posément, pour constater avec effroi sa propre erreur: comment n'avait-il pas fait le rapprochement? S'il s'était entendu hurler, alors il devait s'entendre respirer... et potentiellement entendre ce qu'il se passait autour de lui. Les yeux clos, il fit se tendre toutes ses pensées vers cette seule perception. Il fallait qu'il saisisse ce dehors inconnu, qu'il en appréhende les codes qu'il avait peut-être négligés jusque là...

Après d'innombrables cycles de sommeil, d'éveil, de concentration extrêmement épuisante pour l'esprit, il put faire une sorte de bilan. Il n'avait pas décompté les siestes, ce qu'il aurait dû faire pour identifier la durée de son emprisonnement; il savait à présent qu'il y avait des bruits très lointains, quasi inaudibles, mais bien là, quelque-part. Il avait du mal à en définir l'origine, et encore plus la source, mais quoi que fussent ces sons, ils étaient bien présents! Avec d'autres efforts, qui sait, il parviendrait à en comprendre le sens, et de là pouvoir y répondre.

A chaque éveil, il cumula un décompte. Il se força à rester éveillé aussi longtemps que possible, jusqu'à l'épuisement total de l'esprit. Pas question de céder, impossible de baisser les bras. Un, dix, trente... Le compte s'accumulait, infernal, dément, mais cela ne le frustra pas outre mesure. Il n'avait pas ressenti la faim ou la soif, pas plus que de la chaleur ou du froid. L'essentiel était qu'il tenait bon, qu'il ne devenait pas fou à force d'être frustré. Plutôt que de laisser vagabonder son esprit vers des pensées nostalgiques ou bien joyeuses, il s'entêta à analyser son environnement sonore. Il distingua d'abord une sorte de séquence, un claquement long, comme une cliquetis régulier, lent, où à chaque apparition celui-ci se distordait dans le temps et l'espace. Le rythme était bel et bien régulier, comme le tictac d'une horloge dont on aurait fait cliqueter les secondes sur une durée bien plus longue. Ensuite, il put savourer l'étrange sensation d'avoir quelque-chose à viser, car il s'aperçut que d'autres tonalités lui parvenaient. D'abord lointaines, elles finissaient par se rapprocher. Elles n'avaient ni rythme ni régularité, mais qu'importe, elles s'amplifiaient de plus en plus. Il lui avait même semblé reconnaître des mots, incompréhensibles dans un premier temps, puis finalement des bribes de conversations émergeaient de ces distorsions. Mais de là à y associer un sens quelconque...

Puis, après une infinité de sommeils, après une infinité de cycles de réflexions, d'analyses, il sentit une énorme différence. Les sons! Ils étaient là, bien plus rapides, bien plus vifs, et de nouveau complètement analysables. Euphorique, il sentit ses idées chercher à le faire bouger, réflexe conditionné qu'il avait jusqu'ici réprimé, faute d'utilité. Mais... il avait ... bougé! Oui, il sentait une réaction, ridicule, minuscule, mais bien réelle. Ses doigts pouvaient bouger, et il le sentait! C'était incroyable! Il en fut si ému qu'il versa une larme involontaire, qu'il perçut perler sur sa joue! "Je peux entendre, je peux sentir... donnez-moi de la lumière", se dit-il comme une incantation. Dans un effort absolument monstrueux, il fit bouger ses paupières, qui s'ouvrirent sans peine. Et là, une clarté brutale, froide, blanche et brûlante vint lui torturer les yeux. Il voulut pousser un cri de ravissement, mais ce cri resta comme étouffé dans une gorge obstruée, dont la trachée aurait été totalement desséchée.

Il chercha à bouger de plus en plus. L'effort lui fit ressentir une affreuse douleur, une torture globale, où tout son corps était la source même de sa souffrance. Le son rythmique, lent et caverneux s'était changé en une série de bips stridents, de plus en plus rapides, de plus en plus audibles. Ils se suivaient, ils perçaient son ouïe devenue hyper sensible. Pourtant, c'était concret, les sons n'étaient plus étouffés! Il chercha à prendre une grande inspiration, mais il sentit qu'il était comme empêché par quelque-chose d'extérieur à lui-même. Il se soumit à ce rythme imposé, ne comprenant pas comment il avait pu haleter auparavant. Ses yeux s'habituèrent peu à peu à la lumière glacée, sa peau lui fit saisir qu'il était couvert d'un drap, et qu'il était alité.

"Le numéro trois est sorti du coma!" dit une voix féminine visiblement troublée et stimulée à la fois. Une autre voix, masculine cette fois, rétorqua "Vous êtes sûre?!"

Il entendit ces pas, sans vraiment les comprendre. Il vit le visage d'un médecin en blouse qui se penchait vers lui. Il vit aussi le tuyau du respirateur qui lui faisait comme une trompe sous le menton. Il vit enfin qu'il était à l'hôpital... et qu'il venait sûrement de sortir d'un coma très profond.

18 mars 2014

Vigilance

C'est en lisant rapidement quelques informations sur la toile - histoire de ne pas trop perdre le fil de l'actualité - que je suis tombé sur un article édifiant concernant la "sécurité" des citoyens.

Je vous invite à le lire, puis à revenir à cette page pour avoir une idée claire de mes réflexions.
Quand les viligantes viennent dans le métro Lillois, sur yahoo.fr
Ca y est? Vous avez pu lire cette énormité? J'en vois déjà qui se félicitent ouvertement que des mouvements de jeunes puissent agir pour la sécurité des citoyens, brandissant fièrement la thématique de la protection d'autrui, ceci suite, je cite, à "l'inaction d'un état défaillant". Fort bien... Vous revendiquez donc l'idée qu'il faut en passer là afin de ne plus avoir de peur dans le métro? Vous êtes donc prêts à voir déambuler ces types dans les wagons, agir sous votre nez, le tout avec une bienveillance mutuelle? Je serais curieux de voir l'argumentaire permettant de légitimer cette volonté, parce que côté arguments contre cette folie, j'ai de quoi faire! Je vous expose donc ma liste de critères permettant de rejeter brutalement et définitivement cette action de type "vigilante".

Restons concrets, et excluons d'emblée toute idée politique du débat. Il ne s'agit pas là de décrier le mouvement parce qu'il est affilié à l'extrême-droite, il s'agit clairement et simplement de refuser toute forme de milice (publique ou privée)! En effet, qu'est-ce d'autre qu'une milice? En quoi pourrait-être classée autrement? Que la milice soit de gauche, de droite, de n'importe où d'ailleurs, une brigade formée de volontaires, prête à en découdre avec ceux classés comme "indésirables", cela reste bel et bien une milice. Le monde a connu, et connaît encore, ce genre de fonctionnement: milices de communistes révolutionnaires en Russie, milices des chemises brunes en Allemagne, milices dans les pays sud-américains, milices en Afrique... Le constat est toujours le même: vous pensez différemment d'eux, vous ne correspondez pas à "leurs" critères, et vous devenez la cible. En quoi est-ce sécurisant? En quoi peut-on seulement croire que ce genre d'action va ramener le calme où que ce soit?

Prenons le second aspect. A partir de quel critère légal peut-on considérer leur action comme légitime? Il s'agit là de gens sans formation, sans assermentation, ce qui sous-entend les points suivants:
  • Sans mandat de la société de gestion des transports urbains, ils n'ont pas le moindre droit d'expulser qui que ce soit, même si c'est un contrevenant.
  • Sans assermentation, aucun contrôle de police, ni même le moindre droit d'agir physiquement contre d'autres usagers
  • Sans ces droits précédents, aucune arme, qu'elle létale ou non, est bien entendu prohibé.
  • Toute action violente sera évidemment considérée non comme un acte salutaire, mais comme une agression pure et simple.
Qui peut avoir la bêtise de croire que cela fonctionnera? Il est fondamental de constater qu'il s'agit là de prendre des droits et pouvoirs auxquels ces personnes n'ont théoriquement pas accès! Un geste citoyen? Ca?! Depuis quand menacer verbalement et/ou physiquement est un acte civique? Souvenez-vous bien de ceci: ce n'est pas en créant la peur qu'on crée la sécurité, bien au contraire.

Le troisième aspect et non des moindres va apparaître sur les critères de "sélection" de "la racaille". C'est quoi, une racaille? Un type basané? Mal habillé? Qui resquille? Des resquilleurs en costume, blond, ça existe! C'est quoi, une personne qui crée de l'insécurité? Un type agressif parce qu'il est ivre, une ado virulente? Où sont les critères là-dedans? Je n'arrive réellement pas à saisir comment certains peuvent soutenir l'idée qu'il puisse y avoir la moindre efficacité à faire déambuler des types prêts à en découdre. Je crois qu'ils créent eux-mêmes les conditions d'une nouvelle forme d'insécurité... D'ailleurs, je les mets au défi de venir me contrôler, juste histoire que la chose soit bien amusante. Pourquoi?
  • 0Que vont-ils contrôler? Mes papiers? Mon titre de transport? La réponse sera simple et sans équivoque: tu n'es ni flic ni contrôleur. Dégage.
  • Ils vont me dire de dégager du train? Sans mandat, hors de question. Dégage à nouveau.
  • Ils essayent par la force? Premier commissariat et plainte pour agression tant verbale que physique.
Hors de question de céder face à ce genre de milice, et encore moins de plier l'échine sous prétexte qu'ils veulent "sécuriser" les transports en commun.

Dernier point: qui vont-ils affronter? Le cliché racaille? Pas uniquement. Tous ceux qui ne seront pas "avec eux", seront automatiquement "contre eux". J'ai dans l'idée que nombre de groupes se feront une joie de les provoquer:
  • soit pour les discréditer
  • soit pour le seul loisir de créer des bagarres.
Je n'ai qu'une énorme crainte, qui est qu'une bavure grave arrive. A quand le premier passé à tabac? A quand le premier à mourir "par accident", balancé sous les roues d'un métro? A quand la première victime vraiment innocente, dont le seul tort aura été de refuser de se soumettre à une pseudo autorité aussi illégitime qu'illégale?

Ce monde est dingue. Ce n'est pas parce qu'il y a des problèmes d'insécurité, que pour autant je pourrai tolérer que des milices arpentent les rues sous prétexte de "me" protéger. Je ne leur ai accordé aucun droit, pas plus que je ne leur accorderai le moindre crédit. Faire de la sécurité, c'est un métier, c'est tout sauf une bande de types qui se disent "gardiens". Désolé, je n'ai pas besoin d'une telle garde, parce que la seule chose qu'elle arrive à m'évoquer, ce sont les groupes de communistes en Russie pendant et après la révolution de 1917, les chemises brunes de sinistre mémoire, les groupes armés partout en Afrique, ou encore les miliciens ratissant les grandes villes durant les révolutions des années 60 et 70.

Un conseil: ne laissez jamais ce genre de milice se former près de chez vous. La sécurité ne passera jamais par des citoyens prêts à tout pour revendiquer une sorte de "sécurisation". Toutes les milices finissent par dériver, se radicaliser, et user de la force pour se faire entendre. Ne leur offrez surtout pas un mandat personnel, même si cela vous semble sécurisant. Un type qui porte un brassard, ce n'est pas un policier, un gendarme. Non, c'est un type qui revendique une idéologie, d'où qu'elle vienne, et qui veut l'imposer par la force. Le prétexte de la sécurité n'est là que pour légitimer des actions violentes et surtout visibles. Ne cédez pas à cette sirène malsaine, sous peine d'en être vous-même un jour la victime.

10 mars 2014

Je me demande

C'est au passage d'une lecture d'une brève journalistique que j'ai tiqué, et que je me suis mis à réfléchir à la problématique de la religion et du terrorisme. En effet, il y a cette affaire de jeunes embrigadés pour aller se battre en Syrie... Au premier abord, il s'agit là d'un effet médiatique, un étendard pour nous dire "Faites attention bon Français, il y a des arabes qu'on convainc d'aller se battre au nom de la guerre Sainte!". Dans le genre résumé, raccourci haineux à peine voilé par une once de "protégeons notre nation contre le terrorisme", ça se pose là. Et pourtant, sur le fond, il y a de quoi être alarmé, voire même très inquiets concernant la jeunesse en France, et surtout pour ce qu'elle a comme idéaux. Ne nous leurrons pas: les condamner au titre du terrorisme, leur dire haut et fort "Non, aller à l'étranger ne vous donne pas le droit de devenir des assassins, des djihadistes peut se comprendre, mais de là à en faire quelque-chose de légitime, je deviens déjà plus méfiant.

Pour commencer, sachons une chose fondamentale: le recrutement de gens pour des thèses terroristes, nihilistes, ou simplement religieuses passe toujours par trois phases. La première est l'analyse de la solitude de celui qu'on recrute. On lui présente la communauté, on lui fait admettre sa propre solitude morale, et qu'au fond, vivre en communauté, avec des règles identiques pour tous, cela offre bien plus de perspectives et de liens sociaux. La seconde phase est la mise en exergue de la différence, à savoir celle qu'on ressent avec d'autres communautés: manque de repères, absence de guide, moralité déclinante voire inexistante... On insiste alors fortement sur les côtés impurs d'autrui, sur les faiblesses des incroyants, jusqu'à les rendre haïssables. La troisième et dernière phase, la plus délicate, est de faire se révolter celui qu'on recrute: on lui donne la possibilité de considérer l'autre comme un ennemi, tant pour soi-même, que pour la communauté. Une fois cette étape atteinte, on peut inculquer des méthodes pour lutter. Certains pratiqueront la résistance passive (contre un oppresseur réel ou supposé), d'autres useront de la violence, du terrorisme, et donc de choses que, selon nos critères, nous estimons comme inacceptables. Qu'on s'entende bien: il ne s'agit pas là de légitimer la violence, le terrorisme, ou tout autre acte visant à tuer. Je ne fais que présenter la chose telle qu'elle est: entre celui qui prône la non-violence comme arme morale (Gandhi par exemple) et celui qui, pour des raisons assez proches comme l'indépendance territoriale (voir tous les mouvements indépendantistes dans le monde), il y a essentiellement une problématique de méthodes, et non d'idées. De fait: l'embrigadement de "jeunes" est quelque-chose de très formaté, avec des procédés particulièrement bien exploités.

A quoi s'adossent les recruteurs? En France? A l'absence d'identité, ou plutôt de reconnaissance de celle-ci. C'est, selon moi, un phénomène assez élémentaire où l'individualisme crée immanquablement un besoin de se reconnaître en quelque-chose. C'est là, toute la difficulté que nous sommes condamnés à affronter dans les prochaines années. Comment parler d'intégration ou d'assimilation des populations immigrées quand on ne leur donne ni une visibilité médiatique (hors des "ils mettent le feu à des voitures"), qu'on met leur Foi en avant comme étant source de violence, de criminalité ou de comportements rétrogrades, ni même le respect fondamental quand on parle d'eux? Je crois qu'il y a là de quo s'inquiéter: socialement mal intégrés, pétris par des clichés que s'empressent de colporter les corbeaux les plus sales, j'ai la conviction que l'appartenance ethnique, morale, religieuse et même politique deviennent des solutions pour que ces jeunes aient quelque-chose à quoi s'identifier.
Regardons attentivement les mouvements radicalisés: extrême-droite, groupes religieux aux dogmes durs, orthodoxie radicale des pratiquants, ce sont les mêmes causes qui mènent aux mêmes conséquences. L'émergence de mouvements xénophobes tient également à ce besoin d'identité, à cette nécessité de s'identifier dans un groupe. On parle bien de "jeunesse identitaire", et non pas de "fascistes en devenir".

Pour ma part, je me demande ce qu'il y a lieu de faire en cas de dérive. Ces jeunes condamnés, ne fait-on pas fausse route en les mettant en prison? Ne devrait-on pas leur offrir une vision différente de celle qu'un recruteur zélé a réussi à leur inculquer? En prison, rien n'empêchera qu'ils deviennent, eux aussi, des recruteurs efficaces, des porte-voix déterminés à faire entendre "leur" vision du monde. C'est plus le recruteur, celui qui a organisé leur embrigadement qui serait à traquer et à enfermer, et non pas ceux qui sont des victimes. Quand on traque une secte, est-ce qu'on traque l'adepte manipulé, ou bien le manipulateur? Je me demande sincèrement si, en condamnant les victimes, on ne les pousse pas à durcir encore un peu plus leurs discours radicaux et haineux.

Trop de personnes se contentent d'étiqueter la haine, notamment en classant les "bons" et les "méchants". C'est si simple, une jolie case bien formatée, ça évite de s'interroger et surtout de craindre pour l'avenir. Reprenons le chemin des campagnes, des agglomérations sinistrées par le chômage. L'extrême-droite fait recette; le discours "maniéré" du FN trouve audience, et pourrait faire bouger la carte politique pendant les municipales; mais pourquoi? Parce qu'il y a une jeunesse, qu'elle soit blanche, basanée, native de France, ou native d'ailleurs, qui a besoin qu'on lui redonne non seulement de l'espoir, mais surtout des repères. Qu'offre-t-on à nos jeunes? L'image d'un chômage galopant, des diplômes ne garantissant en rien de trouver un emploi, des riches toujours plus riches, des pauvres toujours plus pauvres, et un monde où l'escroc se révèle plus protégé que l'honnête homme. Est-ce une bonne façon de faire que de parler des revenus du trafic de stupéfiants? C'est en soi une attitude criminelle, car aussi incitative qu'incomplète dans sa description. En effet, on parle du "dealer du coin de rue qui se fait un SMIC par jour ou presque", sans préciser que dans trois ans, il prendra de la prison, qu'il sera ruiné, que rien ne l'attendra dehors si ce n'est la cité, l'ennui, le chômage... et qu'il fera cela jusqu'à être usé et brisé par la spirale du crime, pour finir fauché ou presque, désespérément prisonnier du béton de la banlieue. C'est ça, le message des médias? Et on s'étonne que des jeunes cherchent d'autres voies? La Foi, l'engagement politique, ou dans des associations (musique, art...), ce sont des choix créés par l'absence fondamentale de perspectives, et encore plus d'impression que la société se construit avec notre jeunesse, et non pas sans en tenir compte.

07 mars 2014

Réflexions sur l'Ukraine et la Russie

Porter un regard clair, précis et sans erreur sur la situation en Ukraine est, selon moi, une chose particulièrement difficile à faire. En effet, entre les effets de manches des journalistes, la réalité du terrain, la déformation de la réalité par les politiques, il y a clairement de quoi être perdu, surtout quand on ne connaît rien de l'Ukraine et de la Russie. Alors, à quelle version médiatique doit-on porter du crédit? A celle, officielle, voyant les Russes (et Poutine en tête) en envahisseurs potentiels, ou bien à quelque-chose de plus modulé, de plus précis, et potentiellement bien moins compréhensible pour le quidam?

Raisonnons d'abord de manière historique. Ukraine? Russie? La génération des 18/30 ans voient ces deux nations comme deux pays distincts, indépendants, dont les relations tendues sont liées à une histoire dont ils n'ont globalement pas la moindre idée ou presque. Pour ceux qui, comme moi, ont connu le pacte de Varsovie, ou encore la carte du monde avec l'URSS en bloc "rouge", c'est une chose autrement moins claire. Remontons à cette époque du marteau et de la faucille... L'URSS, c'était 15 républiques unies sous un même drapeau, ceci depuis 1922 jusqu'au 26 décembre 1991. C'était donc une fédération dont l'actuelle Russie, la Géorgie, l'Ukraine... étaient membres, le tout sous l'autorité suprême de Moscou. Pourquoi est-ce essentiel de s'en souvenir? Pour deux aspects: cette unification était un héritage de l'empire du Tsar Nicolas II, mais également d'une volonté politique de maintenir sous contrôle lesdites républiques. L'Ukraine, parmi tant d'autres, rêvaient d'indépendance, et par conséquent paya à plusieurs reprises la volonté populaire d'avoir enfin un état libre. Quelques époques clés sont à retenir:
- Sous Staline: entre 1931 et 1933, l'URSS est frappée par de terribles famines. On parle de 2.6 à 5 millions de morts. Staline est soupçonné d'avoir provoqué ladite famine en Ukraine, sachant que cette république était nommée le "grenier de la Russie" (de part sa production massive de céréales). Cette première étape a évidemment poussé le peuple à avoir une terrible rancoeur contre le gouvernement central.
- Sous Staline, de 1937 à 1939: le "petit père des peuples", paranoïaque et autocrate, décréta qu'il était indispensable de purger l'URSS des traitres, des faibles et des nationalistes. Cela donna lieu à des déportations massives, des exécutions, ainsi qu'à de lourdes sanctions pour toute personne pratiquant un culte (le régime de Moscou prônant l'athéisme comme seul dogme acceptable). On parle encore de plusieurs millions de victimes de cette oppression de masse.
- Durant la seconde guerre mondiale: lors de l'invasion des armées d'Hitler (été 1941), on estime à plus de 200.000 le nombre de volontaires Ukrainiens ralliant la cause du Reich, ceci pour faire tomber le joug Soviétique. Cependant, le racisme antislave du régime nazi a mené cette allégeance de circonstance à être traitée comme une trahison, et de nombreux mouvements de résistants se formèrent pour autant résister aux nazis qu'aux soldats de l'armée rouge; sans succès.
- Jusqu'à l'indépendance: le régime, centralisé par Moscou, fit tout pour étouffer toute velléité de nationalisme ou même de libéralisme. Ce n'est qu'à l'indépendance définitive que le peuple put enfin s'exprimer par la voie des urnes.

En lisant ces différentes étapes, on ne peut que constater un historique très lourd, trop lourd pour être oublié ou même pardonné. Ainsi, l'idée que le peuple puisse prôner une union à l'Europe, surtout face à la Russie bien encombrante, n'a plus rien de bien surprenant. Au surplus, souvenons-nous également qu'il y a là une détermination à s'extraire tant que faire se peut du marché économique constitué des anciennes républiques de l'URSS. En effet, à quoi bon être indépendant, si c'est pour rester dans les jupes de son ancien tuteur? En conséquence, cette mobilisation anarchique tient plus, en terme de critère fédérateur, en ces mots "tout sauf la Russie!".

Maintenant, allons jeter un oeil du côté politique. Bien que le pays ait pris son indépendance, force est de constater que, malheureusement pour l'Ukraine, le régime mis en place s'est révélé être autocrate, et à la solde -ou presque- de Moscou. Mais quoi de surprenant en cela? Entre une énergie fournie par le voisin Russe, des exportations à destination de ce même voisin, et pardessus cela des dettes accumulées au fil des années, difficile de ne pas chercher à flatter l'ego du président Poutine. Dans ces conditions, la politique intérieure de l'Ukraine s'est effondrée, tant par des dettes devenues énormes, que par l'impossibilité de se sortir d'une tutelle économique venant tout droit de Russie. Quand le choix entre se rapprocher de l'Europe, ou bien d'être aidé par la Russie, le président a choisi l'est, tandis que le peuple rêvait de l'ouest. L'attitude autocratique du président a donc permis aux différents mouvements "à l'ouest" d'émerger, de fédérer, et donc d'arriver à l'affrontement menant la présidence à sa chute. Est-ce un acte politique acceptable, voire même louable? Tout dépend. Oui, clairement, tout dépend le point de vue qu'on a sur la situation.
Est-ce légitime que le président ait été chassé de son poste? Pour des principes moraux, de démocratie, de liberté, oui, il est évident qu'on devrait soutenir toute révolution permettant la chute d'un dictateur. Quand l'armée tire sur sa propre population, il est naturel de songer qu'il faut destituer le despote, et le traduire en justice. Cela s'appelle une révolution, et elle se révèle parfois nécessaire pour faire chuter les régimes inacceptables. Si l'on regarde alors de ce point de vue, c'est une excellente chose d'agir de la sorte.
Maintenant, est-ce réellement légitime de soutenir ainsi une révolution? Prenons les choses dans l'ordre: est-ce pour déposer le président que les rues se sont transformées en barricades, ou est-ce uniquement pour soutenir un rapprochement vers l'ouest? Si c'est la seconde réflexion, c'est alors une erreur monumentale, car quoi qu'il arrive, tout rapprochement vers l'ouest sera compliqué, voire infaisable. C'est le volet économique qu'on va observer dans le prochain paragraphe. De plus, sans plan politique clair, sans objectifs précis et décrits, un coup d'état ne peut généralement mener qu'à une prise de pouvoir de celui qui saura s'imposer comme "guide". C'est alors remplacer un despote par un autre. Un cas concret? La chute de Kadhafi. Un autre? La fin de la tyrannie du shah d'Iran, pour la remplacer par celle des mollahs.... Et la liste est longue! De fait: j'estime qu'il est terriblement présomptueux de soutenir une telle révolution, surtout en aveugle total. Je me demande qui tirera profit d'un tel coup d'état.

Le volet économique est assez intéressant en soi. L'Ukraine est totalement tributaire du gaz Russe, du pétrole de la même provenance, et l'aide du Kremlin est très utile pour tout un tas d'autres aspects (nucléaire notamment). De fait: l'Ukraine doit d'énormes sommes à Gazprom (distributeur de gaz), alors que le tarif négocié est encore bien inférieur à celui du cours normal de cette matière première. Ce bras de levier est monstrueux, et les Polonais l'ont découverts à leurs dépends: Coupures nettes de la fourniture, et ce en plein hiver, exigence de Gazprom de payer les dettes, ainsi que le tarif "réel" du produit... bref une prise d'otage pure et simple des consommateurs locaux. Dans ces conditions, comment l'Ukraine pourrait-elle résister à quelque chantage que ce soit? Là, le lecteur ordinaire va dire que c'est un procédé honteux, inacceptable... Mais relisons bien la chose telle qu'elle est: du temps de l'URSS, l'Ukraine disposait de l'alimentation en gaz, au titre de l'union des républiques. Ensuite, un tarif préférentiel était appliqué, bien inférieur au marché. Quand il y a eu l'indépendance, l'opérateur public fut privatisé, et donc se mit à vendre le produit au prix "du marché". Et là, l'Ukraine, comme les autres clients, se sont mis à vouloir croire qu'ils pourraient toujours bénéficier de ces tarifs. Pourquoi? L'indépendance, cela sous-entend également la prise en compte de l'économie de marché, avec ses avantages... et ses inconvénients. Quoi que puissent dire les défenseurs de l'Ukraine, c'est un pan du dossier où les Russes sont non seulement dans leur droit le plus strict de faire du commerce, et que bien des entreprises Françaises ou étrangères agiraient de même, voire même de manière encore plus radicale encore.
Continuons: la crise a touché l'Ukraine, et la république a demandé de l'aide à l'international. L'Europe a répondu 800 millions, Moscou a répondu 15 milliards... Pourquoi? Pour se conserver un allié, pour lui donner non pas une chance, mais plus pour affirmer sa présence de manière économique. Il est indéniable que cet acte, vu au premier degré, pourrait paraître comme généreux, mais il n'en est rien: Moscou a pleinement conscience du dilemme, surtout pour redresser la barre d'une économie pourrie par un historique de gestion "soviétique" (entendre par là sclérosée par des petits chefs, vérolée par la corruption, et disloquée par une gouvernance aussi incompétente que rapace avec l'argent). Cependant, que faire? Accepter l'argent Russe, et se fermer la porte de l'Europe, ou bien repousser l'offre Russe et son marché représentant 60% des entrées de capitaux en Ukraine? Choisir l'Europe, c'est croire que l'union pourrait sauvegarder l'économie, et offrir des solutions de repli pour s'affranchir de la Russie... Mais c'est inepte: les matières premières seraient alors vendues au tarif du marché, les exportations à notre destination ne pourraient pas compenser celles perdues avec la Russie, et l'état Ukrainien se retrouverait rapidement ruiné, faute de débouchés. C'est une prise d'otage... Mais surtout une incongruité de croire que le pays pourra se libérer de cette prise d'otage sans dommage.
Parcourons encore un peu le volet économique: L'Europe peine déjà à sauvegarder ses propres membres, comment envisager de dégager des capitaux pour entamer une quelconque réforme économique en Ukraine? Et L'Ukraine acceptera-t-elle une tutelle de Bruxelles sur son économie intérieure? Passer de Moscou à Bruxelles, est-ce un vrai changement? Contrairement à l'image d'Epinal, Bruxelles a imposé des politiques drastiques en Espagne, en Grèce, bref a poussé ces pays à entrer dans des cycles de rigueur tels que les populations locales sont amenées à manifester (voir les grèves à répétitions), voire même à adhérer à des partis extrémistes (aube dorée en Grèce pour en citer un). Donc: si Moscou propose quelque-chose, est-ce si différent de ce que peut proposer l'Europe? M'est avis qu'un manque chronique de vision pèse sur les Ukrainiens. Le discours "tout sauf Moscou" pourrait bien les mener à une faillite de l'état... et donc un naufrage social digne de 1929.

Le volet militaire, pour finir, se révèle le plus délicat à observer. Qu'en est-il précisément. La Crimée, plage de luxe des anciens dirigeants de l'ex-URSS, est aujourd'hui majoritairement russophone. De plus, la région est aussi dotée d'une base essentielle dans la stratégie militaire Russe. C'est en effet l'accès majeur à la mer noire, et donc à toute la partie ouest de l'Europe! En effet, c'est la porte sur la Méditerranée, et donc directement sur l'Atlantique, mais également sur le golfe persique à travers le canal de Suez... Comment Moscou pourrait laisser se perdre une telle base, ainsi qu'un territoire majoritairement peuplé de "Russes"? Politiquement, impossible; stratégiquement, pas plus; et surtout c'est infaisable, car cela serait considéré comme un abandon par les habitants de la région. N'oublions pas que la Crimée n'a absolument pas été incluse dans le processus de l'effondrement du gouvernement, et je dirais même que les habitants, sur place, ne voient absolument pas d'un bon oeil cette révolution. La présence de l'armée Russe en Crimée peut être analysée de deux manières:
- Une tentative de prise de pouvoir (et donc une invasion potentielle) par Moscou
- Une protection temporaire de la région en attendant une vraie gouvernance en Ukraine.
Dans les deux cas, Moscou n'a pas tort. Elle ne peut pas agir autrement, car il y a d'un côté la protection de ses intérêts (ce qu'on fait les Français en intervenant pendant la crise de Suez en Egypte par exemple), que la protection contre d'éventuels mouvements nationalistes Ukrainiens. On n'en parle pas, ou très peu, mais ne perdons pas de vue la rancoeur très tenace des Ukrainiens contre l'état Russe. Cela pourrait fort bien dégénérer en conflit armé, conflit où Moscou ne pourrait pas fuir ses responsabilités, et donc intervenir par la force.

On taxe V.Poutine d'agir en provocateur, d'aller à l'encontre des intérêts de la démocratie en Ukraine. Réfléchissons un instant: pourquoi irait-il soutenir une révolution qui, d'une part, lui ferait perdre un allié économique fort, et encore plus pourquoi soutiendrait-il une situation où il n'y a carrément plus d'état? L'intervention de Poutine concernant son soutien à l'autodétermination de la Crimée est complètement logique, bien que soi-disant choquante pour le reste du monde. Parce que le statu quo entre la Grèce et la Turquie concernant Chypre est acceptable? Parce que l'attitude internationale lors de la partition de la Yougoslavie fut plus propre et honnête? Parce que l'inaction internationale en Israël est tolérable? J'ai du mal à suivre là, surtout quand la présence de la troupe Russe évite, justement, toute tentative d'actions violentes sur le territoire de Crimée. Oui, c'est potentiellement une occupation, mais je me demande si, justement, Moscou ne serait pas en train de faire le nécessaire pour éviter que cela dégénère réellement.

D'ailleurs, deux interrogations se posent:
- Quel est l'intérêt des USA, de l'Europe, en soutenant l'Ukraine? Légitimer la révolution, ou bien contrer la Russie qui a toujours du poids dans le monde (voir l'inaction totale de l'ONU, suite au refus catégorique de la Russie d'intervenir)? Il me paraît clair que les "sanctions" (que je qualifie de mesures symboliques histoire de marquer le coup) n'iront guère plus loin. La Russie n'a pas besoin de l'Europe, pas plus des USA... contrairement à l'Europe actuelle qui, pour ses nations de l'est en tout cas, dépendent énormément de la Russie pour bien des aspects économiques.
- Qui dirige, concrètement, l'Ukraine? On parle d'élections anticipées, de présidentielles... Mais qui tient la barre tant au parlement, à la présidence, que dans l'armée? C'est cette dernière qui m'inquiète le plus: entre de potentiels mouvements nationalistes, et des généraux nostalgiques de la "mère patrie", j'ai quelques inquiétudes, surtout vu le potentiel d'armes dont dispose le pays.

Pour terminer: ne nous posons surtout pas en arbitres, nous serions vite dépassés par les évènements. Je crains une escalade des actions stupides de l'ouest, rien que pour le principe de provoquer la Russie. On croyait la Russie morte avec la fin du communisme; on pensait pouvoir piloter l'économie Russe (tutelle calamiteuse du FMI sous Eltsine notamment); tout cela sans succès. Les Russes ont élu un homme très fort, dur, strict, intraitable, et qui ne cèdera face à aucune menace. Nous sommes en train de préparer une nouvelle guerre froide, mais nous serions bien capables de nous rater de manière dramatique, car derrière la Russie... il y a la Chine. Pour le moment, l'empire du milieu reste silencieux. Agacez trop les Chinois, touchez un peu trop à leurs intérêts, et nous pourrions le regretter... amèrement.

Petit PS: je parlais du FMI en Russie. Saviez-vous que l'apparition de la mafia, de la corruption de masse, du naufrage économique de la Russie après l'indépendance, tout ceci est lié à la gestion absolument scandaleuse et ridicule du FMI en Russie? Je vous invite à lire quelques ouvrages sur le sujet, donc celui-ci:
La grande désillusion
Une fois cet ouvrage lu... vous saisirez mieux mon idée du "Ukraine sans Russie? Fumisterie. Russie avec l'ouest? Absurdité".

05 mars 2014

Devoirs

Sentez-vous ce vent qui glisse sur vos joues? Sentez-vous la chaleur du soleil qui caresse votre peau? Sentez-vous l'air qui passe à l'intérieur de votre corps? Sentez-vous la lente balade de la goutte de pluie perlant sur votre tempe? Sentez-vous donc toutes ces choses, si ordinaires, et pourtant si extraordinaires? Avez-vous une attention pour ces miracles quotidiens, daignez-vous simplement en tenir compte pour remercier l'Existence pour chaque nouvelle aurore? L'immense majorité des gens s'en moquent... et pourtant, nous ne devrions pas oublier ce que nous sommes, et encore moins ce que nous ressentons.

Dès l'aube, nous devrions saisir l'instant présent, savourer le monde qui s'offre à nous, dans sa splendeur, dans toute sa dure honnêteté, car depuis les pôles, jusqu'aux déserts les plus brûlants, nous pouvons être, vivre, subsister, avancer pas à pas, tel que tout être devrait pouvoir le faire. Mais, parce que nous sommes égoïstes, parce que nous sommes lâches, veules, ridicules et faibles, nous nous contentons de hausser les épaules, en prenant pour acquis chaque jour qui passe. Quoi de plus fragile et court que l'instant où le soleil ruisselle de ses rayons sur les collines? Cela ne dure qu'un instant, un souffle de Vie, une renaissance perpétuelle, et nous observons cela, blasés et incultes, parce que nous ne prêtons attention qu'aux choses futiles, en les supposant vitales. Ce soleil, c'est notre existence, temporaire, et éternelle à la fois, car nous nous souvenons, au crépuscule, de tous les moments passés à aimer ces matins, à en apprécier la beauté simple et indescriptible.

Quand le soleil est au zénith, nous courons, tels des animaux lancés dans une course sans but, tentant lamentablement d'attraper un hameçon que jamais nous ne saisirons. A trop chercher l'absolu, nous oublions alors que tout est relatif. Qui est le pauvre? Qui est le riche? Celui qui a l'argent, ou celui qui a le bonheur? Est-ce plus agréable de vivre seul, déconnecté des joies élémentaires, ou bien d'être entouré d'amour, de passion, de sentiments, quitte à ce qu'ils soient parfois cruels? Le midi de notre Vie, c'est ce zénith chaleureux, c'est l'été qu'on oublie si vite qu'il en devient anecdote, alors que jamais il ne reviendra tel qu'il fut. La saveur des choses ordinaires peut s'oublier, parce qu'on les a sans difficulté: le goût d'une orange sous un arbre, le parfum des champs après la moisson, ou encore la douce torpeur d'un moment de quiétude sous l'ombrelle, on la laisse de côté, partant du principe que l'été prochain, tout recommencera. Mais pourquoi devrait-on croire à ce recommencement perpétuel? Tout est si fragile, diaphane espoir qui s'évapore au moindre incident, feuille de papier de riz qui fond à la moindre larme versée dessus. C'est notre vie, nous ne la gaspillons pas, nous oublions de la vivre, de la goûter pour ce qu'elle est, qu'elle soit amère ou bien sucrée comme la joue d'un enfant qui rit.

Et puis, parfois, l'on tente de goûter, de s'attarder sur les choses. Faibles que nous sommes, nous ne le faisons bien souvent que trop tard, ou avec une économie ridicule, parce qu'on croit savoir, parce qu'on suppose, parce qu'on vit par certitudes, et non par convictions. La certitude des uns, c'est la douleur des autres; la vérité des uns, c'est le supplice des autres; et, par bêtise, on omet alors de pardonner, de donner la rédemption, de pouvoir revenir sur le passé, parce qu'il est plus simple de haïr que d'aimer, parce que le pardon est une douleur, quand il devrait être, pour soi-même, un soulagement. Pardonne aux autres comme eux devront te pardonner, est-ce si difficile? Peut-on passer outre nos certitudes? Peut-on simplement franchir le pas, et ouvrir sa table du goûter aux autres? Il serait tellement plus vrai, authentique, amour et fraternité d'ouvrir sa porte, alors qu'au contraire nous bâtissons des murs de conformisme, nous créons des citadelles d'incompréhension et de méfiance, et nous scellons nos opinions dans le mortier de nos peurs. Tremble face à la différence, ou bien vis parce que tu es différent, c'est là toute la complexité d'être, de vivre, de ressentir. Celui qui vit par la peur craindra toute sa vie, alors que celui qui vit par amour aimera et acceptera ses propres peurs. Ne tremble pas, ne fléchis pas, montre à autrui qu'il y a une autre voie que la haine et la crainte, prouve lui qu'il peut être meilleur, non pour les autres, mais pour lui-même.

Au dîner de l'existence, on s'installe, on prend le temps, on lève nos verres à la santé de ceux qui sont là, mais aussi de ceux qui sont déjà partis. Pourtant, nous ne trinquons jamais à ceux que nous avons volontairement perdus, pas plus qu'à ceux qui se sont égarés dans les chemins de l'existence. Sont-ils meilleurs, ou sont-ils pires que nous? Méritent-ils l'oubli, nos ressentiments perpétuels sans une chance de pardon? Au goûter, on a évité de les inviter, parce qu'ils n'avaient pas à venir, parce qu'on a eu la conviction qu'ils n'étaient plus des nôtres. Et au dîner, dernier affront aux bons souvenirs, on leur refuse ce verre levé. Pourquoi être aussi égoïstes? Pourquoi ne pas comprendre que, nous aussi, nous nous trompons, nous partons dans des directions incompréhensibles pour les autres? Est-ce si difficile de laisser une place vide pour le convive qui ne viendra peut-être pas? Est-ce si compliqué de rompre le pain pour le partager avec celui qui pourrait arriver à l'improviste? Nous pensons aimer, chérir et même adorer notre prochain, quand on ne fait que s'aimer soi-même, et donner un peu aux autres de soi parce qu'il faut bien se céder soi-même. Où est la véritable charité? Où est la véritable amitié? Est-elle perdue au milieu des méandres de notre coeur, ou tout simplement égarée entre l'aurore et notre crépuscule? Quels sont ces routes qui nous font perdre de vue ces visages dont on ne retrouve que trop tard le profil?

Et ce n'est qu'au crépuscule, quand toute chose se tait, quand le soleil s'est alité, quand notre respiration se fait plus lourde, empesée par l'âge et la fatigue, qu'on se tourne et qu'on voit avec un mélange de nostalgie et de tristesse, que bien des visages auraient pu rester avec nous. Il ne fait pas froid, pas plus qu'il ne fait chaud, il n'y a plus cette sensation étrange qu'est la Vie, cette chaleur intérieure qui se consume chaque jour, irrémédiablement, comme un brasier dont on n'aurait eu qu'un temps pour l'apprécier avant qu'il ne s'éteigne. Assis d'abord, on observe par la fenêtre des souvenirs tous ces instants de grâce où, avec la magie du souvenir, on fait revenir le premier je t'aime, la première étreinte, ou encore les larmes pour celui ou celle qui part, puis, finalement, les dernières larmes pour soi, puisqu'on est là, prêts à partir à notre tour. On s'allonge, on soupire, et on s'interroge profondément, en se disant qu'on aurait pu mieux faire, qu'on aurait peut-être pu rendre les choses plus douces pour ceux qu'on aime. Il n'y a plus de lendemain, car c'est la dernière aurore qui se prépare, l'ascension finale de l'être qui s'en va à jamais. On est là, le plafond étoilé nous attend, et l'on comprend que trop tard à quel point nous avons refusés les choses simples. Ce n'est ni un regret ni un remord, ce n'est pas une douleur, c'est la Vie, pleine de non-sens, d'inexactitudes, d'imperfections liées à ce que nous sommes: fragiles, lâches, irresponsables, et pourtant si beaux dans notre volonté d'avancer, vaille que vaille.

Puis les yeux se ferment. Il fait nuit. Personne ne sait ce qu'il y a derrière ce ciel d'encre, nul ne peut prétendre en décrire l'exacte composition. Tout ce que nous en savons, c'est ce que nous laissons aux autres, en bien et en mal. Les deux se cumulent, ils ne se distinguent pas. La Vie est aigre et douce à la fois, miel et vinaigre qui se mêlent, froid et chaleur qui se battent pour prendre la place, désir et rejet qui s'entrechoquent à tout jamais. On aime, on déteste, on repousse les choses, parce que nous Sommes, parce que nous vivons, parce que nous partons tous un jour. Opiniâtres, entêtés, nous avons vécus, nous disparaissons, mais nous continuons une certaine forme d'existence à travers la mémoire des autres. C'est par le souvenir que se prolonge la Vie, c'est par ce souvenir qu'on apprend à être meilleurs; C'est donc ce souvenir que nous devons bâtir, jour après jour, par de petits gestes qui semblent anodins, par ces petits riens qui font le grand tout de l'existence. On aime, on a été aimé, on aimera, et c'est là, par ce seul mot, ce seul sentiment, que nous ferons de chacun de nous des êtres meilleurs, même si nous resterons toujours perfectibles et enclins à la peur et à l'errance. Ne crains pas la mort, parce qu'elle est la fin logique de la vie. Ne crains pas demain, car c'est aujourd'hui que tu existes. N'aie pas de ressentiment pour autrui, car cette haine n'est que temporaire, car à la fin, à la toute fin, nous rejoignons quoi qu'il arrive un grand tout, mêlant ceux qu'on aime, ceux qu'on a aimés, et ceux qu'on a eu la bêtise de détester.

Ainsi va la Vie, comme la course du soleil, depuis l'aurore jusqu'à la nuit noire...