07 août 2014

Par le plomb

J'éprouverai toujours une forme de crainte instinctive en pénétrant dans tout lieu dépourvu de vie. En effet, après avoir frôlé la mort à maintes reprises avec Seiji, je ne conçois plus d'entrer dans une bâtisse qui se révèle inhabitée. Le temple à l'abandon était devenu un coupe-gorge, et je craignais qu'on n'y soit piégés à tout jamais. Qui aurait retrouvé nos dépouilles? Qui aurait cherché à identifier deux corps abandonnés aux éléments dans un endroit aussi reculé? De fait, je suggérai à mon ami de quitter au plus vite ce piège, et de surtout ne plus faire la moindre halte avant de rejoindre un village. Ses yeux trahirent la même méfiance vis-à-vis du temple, avec la peur en moins. Il nous savait en danger, mais de là à fuir, il y avait une étape qu'il n'accepterait jamais de franchir. Il prit donc son temps, mâcha une sorte de gâteau très sec fait de riz compressé, y ajouta un peu d'eau d'une outre en peau, puis se mit sur le pas de la porte. Il jaugea les alentours, s'attendant probablement à un assaut massif des malandrins qu'il recherchait. Pour ma part, je me saisis d'un lourd bâton, et me prépara à défendre ma vie et celle de mon camarade. Non que je fusse courageux, mais quitte à périr, autant que cela n'arrive pas dans le déshonneur d'une fuite aussi lâche que vaine.

Après une interminable scrutation, nous finîmes par lever le camp et retourner au croisement. S'ils étaient là à nous attendre, ce n'était pas à proximité du vieux bâtiment. Seiji déclara vouloir passer devant, et il se plaça quelques pas en amont de mon pas, comme s'il pressentait quelque-chose. Nous avancions à nouveau en direction de la crête, dans le bruit de nos sandales alourdies par la boue, et le bruissement des feuilles larguant leur excès de gouttelettes. A chaque instant, il me semblait entendre des pas, des craquements, voire même des voix, mais ce n'était que la Vie, la Nature, éveillée à l'effort par le retour d'une certaine chaleur. L'air restait tout de même humide, et j'avais l'étrange sensation d'être entouré par un essaim de gouttes, comme si la pluie s'était suspendue à hauteur d'homme. Mon corps entier frémissait, et je serrais fermement le bâton entre mes phalanges dans l'attente d'un assaut qui ne devait plus tarder. J'étais attentif, tendu comme jamais, et les jointures de mes doigts semblèrent blanchir sous l'effort. Seiji avançait, en silence, avec un simple mouvement léger de la tête allant de gauche à droite.

Le soleil avait déjà pris de la hauteur quand nous arrivâmes au point culminant du chemin. Là, la forêt s'était dégarnie pour laisser apparaître une clairière dont les hautes herbes étaient sûrement le refuge idéal pour nombre d'animaux et de prédateurs. S'y aventurer me sembla risqué, car souvent les serpents aimaient y traîner pour se saisir de rongeurs ou d'autres petits animaux. Au-dessus de nos têtes tournaient de nombreux oiseaux, dont plusieurs corbeaux qui fondaient sur un endroit éloigné dans la clairière, pour ensuite reprendre leur essor et se remettre à voler dans un ballet plus qu'étrange. Je me tournai vers leur point de chute, tentant de voir ce qu'il y avait de si important pour que ces charognards foncent ainsi vers le sol. "Soit un animal mort, soit un homme" dit Seiji en me tirant le bras. "Ne restons pas ici, nous sommes à découvert". N'ayant jamais eu à faire mes armes où que ce soit, je ne comprenais pas encore le vrai sens de cette idée du "découvert", et bien mal m'en prit quand les détonations des mousquets, et le sifflement très net des plombs vinrent à mes oreilles. Dans une poussée, le rônin me poussa au sol et fit écran de son corps. Notre refuge étant plus que précaire, nous rampâmes rapidement jusqu'à l'orée de la forêt, avec l'espoir de nous y mettre à l'abri. Malgré tout, plusieurs plombs firent exploser l'écorce au-dessus de nos têtes, et j'ignore encore par quel bonheur nous ne fûmes pas touchés par ces bordées.
Seiji se tendit, et j'entendis ses dents grincer. Il était furieux. "Les lâches!", maugréa-t-il en tirant son sabre. "Des mousquets! Les lâches…", puis, à ces mots, il se redressa et se mit à courir à travers les bois. Je pus à peine distinguer sa silhouette qui se faufilait entre les branches basses et les troncs. Tandis qu'il courait, je pus voir les balles frapper les premiers troncs, tous à proximité de lui, et à hauteur de torse ou de la tête. Pour ma part, n'étant armé que d'une branche ridicule, je ne pouvais rien envisager d'autre que de me cacher en attendant de voir la suite. Je fis quelques pas à reculons, et me heurtai à un corps assez massif pour me retenir. Je me retournai et aperçut un homme qui voulait se saisir de moi. D'un geste large et ferme, je fis partir mon arme de fortune, et lui fracassa le crâne sur l'instant. Son regard trahit alors la stupeur de ma réaction, et surtout celle de mourir de la main d'un homme sans la moindre compétence pour le combat. Sans perdre un instant, je me mis détaler à travers les bois, ceci dans la même direction que mon camarade.
J'entendis plusieurs hurlements, une suite de détonations, et l'odeur de la poudre me guida vers le lieu de l'affrontement. Durant ma course, je croisai plusieurs corps, dont un qui était étêté. Seiji n'avait visiblement pas hésité un seul instant à tuer ses opposants, et j'avais dès lors acquis la conviction qu'il ne laisserait aucun adversaire en vie, sauf au prix de la sienne. Je me ruai tout droit, haletant, convaincu qu'il me fallait être présent. Comme si je pouvais l'aider à se sortir de ce mauvais pas! Mes tempes battaient la mesure de mon cœur déchaîné, et mes yeux me brûlaient. Je traversai un nuage grisâtre de la consumation de la poudre, et arrivai face à une autre clairière, plus petite, où trois morts gisaient là, exsangues, tandis que Seiji faisait face à un autre homme armé d'un sabre. C'était le moine, mais cette-fois ci vêtu d'une toute autre manière. Il avait échangé sa bure voyante contre une sorte de veste de lin teinte en noir, des chaussons de la même teinte, et d'un pantalon tout aussi sombre. Seule sa corpulence et son crâne luisant me permirent de le rapprocher du menteur de la veille au soir. Ils ne bougeaient ni l'un, ni l'autre, et je me retrouvai donc être leur témoin.
Seiji ne semblait pas décidé à donner la charge. Cependant, ses mains s'étaient placées de sorte à permettre une frappe nette et décisive. En face, je remarquai que l'homme n'était pas aussi pataud ni aussi lourdaud qu'il m'était apparu la veille. Encore un expert du sabre, me dis-je en le jaugeant. Tous deux souriaient, tous deux s'étaient préparés à ce dernier échange par le fer. "Alors, ton maître est trop lâche pour venir m'affronter", lança le samouraï en relevant légèrement l'angle de sa lame. "Il ne s'occupe plus du menu fretin", répondit avec acidité son adversaire. L'homme était donc un serviteur dévoué, prêt à périr pour son maître. Ses yeux me frappèrent, car emplis autant d'une cruelle impatience dans l'attente de donner la mort, que d'une étrange détermination résignée. J'eus la sensation qu'il ne voulait tuer mon ami que par obligation morale, et non par nécessité de son cœur. "Es-tu prêt, rônin?", demanda le moine. "Et toi, assassin, es-tu prêt?". Ils se firent signe de la tête, et se mirent à charger dans un même élan.
Le premier échange fut bref mais intense. L'entrechoc des lames me fit sursauter, et je n'eus que peu de temps pour saisir toute la force mise dans ces deux attaques simultanées. Ils reculèrent d'un ou deux pas, et sans attendre, ils reprirent position pour se donner l'assaut. Cela recommença, encore et encore, et tous deux finirent par avoir du mal à reprendre leur souffle. Le moine souriait, visiblement ravi de cet échange. "Il avait dit que tu étais bon… Il était en dessous de la vérité. Cela ne m'empêchera pas de te tuer, rônin". "Tu es aussi bon que tu m'as semblé l'être hier soir, si ce n'est meilleur", répondit le samouraï. A ces mots, Seiji reprit appui, et d'un geste net et rapide, fit glisser la pointe de son arme sur le torse de son adversaire. Celui-ci s'affaissa, mortellement blessé, les vêtements déchirés par le tranchant impitoyable du sabre soigneusement affûté. Il tomba à genoux, lâcha son arme, et il fixa le rônin droit dans les yeux. "Achève-moi", dit-il en posant ses mains vides sur sa poitrine lacérée. "Pas avant que tu ne me dises où il est". Le blessé éclata de rire, et, tandis que ses lèvres se rougissaient, il fixa avec dureté mon camarade. "Jamais, et tu le sais très bien. Je ne suis pas un traître.". "Lui l'est. Et il paiera pour ses crimes" rétorqua mon ami. "Alors, fais moi la faveur de m'achever".

Seiji s'approcha de sa victime, hocha la tête, et brandit au-dessus de lui le sabre rougi par le sang des combats. Le moine présenta sa nuque à son bourreau, les poings fermés et posés sur ses genoux. D'un mouvement ample et précis, le samouraï décapita son adversaire, et la tête séparée du corps roula dans les hautes herbes. Il se saisit de la chose désormais inerte par la natte de cheveux, et la posa à côté du corps se vidant de son sang. Ensuite, lentement, il chercha s'il y avait des outils à proximité. Il ne trouva qu'une bêche rouillée, abandonnée là depuis fort longtemps. Il en estima le tranchant, puis il se mit à creuser. Coup après coup, il forma une sorte de fosse, et m'invita à l'aider. A l'aide de mon lourd bout de bois, je me mis à creuser, plantant la pointe pour séparer les mottes. Après un long labeur aussi pénible que harassant, nous finîmes par pouvoir faire rouler le corps sans tête dans la fosse peu profonde, puis nous recouvrâmes le tout avec la terre. Seiji prononça quelques prières, les yeux fermés, puis il se retourna et m'invita à quitter l'endroit.
Après avoir rejoint notre chemin initial, je m'enquis du pourquoi de cette sépulture. "Les autres étaient des voyous, des brutes sans scrupule et sans respect. Lui, il m'a affronté sans fléchir, et il n'a pas trahi son maître. Je ne lui aurais pas offert un tel repos s'il m'avait répondu". Mais, comment retrouver ce "maître", ce traître dont Seiji ne voulait me souffler mot? "Les autres sont en déroute, et il sera tôt ou tard informé de notre passage. Ne vous inquiétez pas mon ami, il nous retrouvera, il est bien assez puissant, riche, et surtout déterminé à ne pas me laisser en vie". A ces mots, il tira un flacon en terre cuite contenant du saké. Il fit perler quelques gouttes sur son sabre souillé, l'essuya, puis il en partagea le contenu avec moi. Bien qu'il garda l'apparence de la sérénité, j'ai aujourd'hui la certitude que ces coups de feu furent plus troublants qu'il ne voulut jamais l'admettre. Le meilleur des samouraïs ne peut pas affronter des billes de plombs avec une lame, et il le savait.

Ce n'est que le surlendemain, qu'enfin, nous pûmes prendre un peu de repos dans un tout petit village. Je dormis deux jours durant, épuisé, brisé par le mauvais temps et la peur. Mais où allions-nous? Seiji gardait le silence, et plus nous passions de temps ensemble, plus j'en tirais une certaine colère frustrée. Ne me faisait-il donc insuffisamment confiance? Qu'il taise les causes, je le comprenais. Qu'il ne me dise même pas notre destination, voilà qui m'agaçait. Et pourtant, je ne m'en ouvris jamais, estimant, à tort ou à raison, qu'il me fallait accepter ce destin d'errance, guidé par un maître d'armes, un samouraï déterminé à tuer, un inconnu dont la seule vue avait effrayé les pires voyous que j'eusse rencontré.

06 août 2014

Sous la pluie battante

Nous avions, mon camarade et moi, enfin réussi à nous éloigner des inondations, ceci au prix de nombreuses heures de marche forcée. Epuisés, hagards même, nous aurions volontiers troqué n'importe quelle de nos richesses contre une paillasse et pouvoir nous assoupir. Cependant, avec un temps aussi maussade et menaçant, nous n'avions eu que peu envie de tenter un sommeil en pleine forêt. D'ailleurs, avec la couche de boue créée par les chutes incessantes de pluie, il aurait été impossible de dormir où que ce soit. La nuit, sombre et sans lune, allait bientôt prendre le pas sur le peu de lumière distillée par un soleil effacé du ciel, et je soupçonnais clairement que nous aurions l'obligation de marcher, ceci jusqu'au petit jour. On nous avait parlé d'un relai, d'un temple abandonné, mais sous l'action combinée d'une pluie battante, et d'une étrange brume s'étant levée de la forêt, nous ne vîmes rien de plus que le chemin, et croisé quelques divinités figées dans la pierre.
Seiji, si patient d'habitude, semblait inquiet. Il scrutait la route avec insistance, et à plusieurs reprises sa main s'était posée sur son sabre, puis s'était ravisée dans un haussement d'épaules bien étrange. J'ignorais s'il était soulagé, ou bien dépité de n'avoir pas eu à tirer son arme du fourreau, et cela me sembla inquiétant. Je ne le voyais pas craindre quelque ennemi terrestre que ce soit, mais dans une forêt dense, sur un flanc de colline escarpé, noyé dans une brume aussi surprenante qu'envahissante, quiconque aurait pu craindre l'intervention d'une divinité… Ou d'un démon. Dans tous les cas, je savais mon camarade empli d'un grand respect pour les religions, mais j'ignorais si cette attitude comprenait, ou non, une quelconque peur primaire. Enormément de gens ont peur des Dieux, ils les craignent, et leur attitude est souvent dictée non par la volonté de bien faire, mais plutôt par celle de ne pas être attaqué par un dieu vexé ou blessé par leur attitude. Après mûre réflexion, je me dis alors qu'il n'était bien entendu pas dans la nature de ce samouraï d'avoir une peur aussi basique qu'incohérente avec son caractère.

La pluie ne cessait pas. Je pouvais entendre le ruissellement le long du chemin, et nos pieds battaient le sol dans un clapotis de mauvais augure. Si je n'avais su où nous étions réellement, il ne m'aurait pas fallu faire un grand effort d'imagination pour me croire marchant dans un ruisseau tant mes pieds pénétraient dans la dégringolade aqueuse. Seiji, lui, s'était noué le bas de sa tenue avec des cordelettes, ceci afin de laisser ses mollets nus, et ainsi éviter tant que faire se peut d'embarquer trop d'eau et de boue. Je l'imitai promptement, bien qu'il me semble qu'il fut presque inutile d'agir de la sorte. En effet, j'étais déjà transi de froid, l'eau ayant lestée mes vêtements, et ma peau me laissait la désagréable sensation d'avoir quelque-chose de collé sur moi, avec l'impossibilité de m'en défaire. Cependant, nous ne devions pas nous arrêter, et puis, je n'avais pas de quoi faire un bon feu, ni même d'endroit pour envisager une halte.
Soudain, il y eut comme un craquement, un bruit terrifiant, et surtout un éclair monstrueux de lumière. Nous fûmes littéralement enveloppés par la lueu bleutée, et en quelques instants je réalisai que la foudre s'était abattue sur un arbre non loin de là. Un feu se déclara immédiatement dans le tronc pulvérisé, puis disparut aussitôt. Les débris de l'impact nous cernaient tous les deux, et cet avertissement était plus que clair: il nous fallait quitter, et ce au plus vite, les pentes de cette colline, sous peine de périr soit par le froid, soit par la foudre. Seiji se tourna, et sa main m'invita à hâter le pas, ce que je fis sans rechigner. Je n'ai aucune honte à le dire, je tremblais, tant à cause de cette pluie, qu'à cause de la frayeur de cet incident. J'espérais voir le sommet, j'étais même prêt à courir si cela pouvait nous assurer de survivre à cette épreuve.

Après un temps interminable, sans voir pour autant la fin du périple, Seiji prit un croisement vers la gauche, au lieu de continuer tout droit, vers ce qui me semblait être pourtant une issue! Je lui demandai ce qui pouvait le pousser à bifurquer de la sorte, et me demandai même si mon compagnon n'était pas possédé par un démon. Il me dit alors que nous avions peut-être une chance de trouver le fameux temple dont avaient parlés les autres voyageurs, car ce croisement était le seul que nous avions vu sur la route depuis notre départ. Je ne voulais pas me séparer de mon compagnon, et je dus donc me résoudre à le suivre, et ce malgré mes réticences.
La forêt s'était encore un peu plus resserrée sur nous, et je me crus alors condamné à suivre un dément, ou un possédé. Comment continuer, alors que mes yeux me dictaient de ne plus faire un pas tant l'obscurité m'enserrait dans sa noirceur? Tout à coup, je me heurtai à Seiji qui s'était arrêté de marcher sans crier gare. Ce coup-ci, il tira son arme, et je sentis sa grande tension nerveuse. Il s'était figé dans une attitude indéfinissable, entre une défense assurée, et une capacité d'attaque évidente, et moi, pour ne pas l'encombrer, je fis quelques pas en arrière. Qu'avait-il vu ou ressenti pour qu'il soit ainsi prêt au combat? Je ne pouvais pas voir son visage, mais je suis certain qu'il balayait les alentours des yeux, préparé à voir n'importe qui, ou bien n'importe quoi. D'un coup, je le vis se projeter en avant, sans un cri, juste dans le bruit sourd de ses sandales battant les flaques et la boue. Je ne vis aucun éclair de sa lame, pas plus que je ne pus distinguer ce qu'il venait d'attaquer. Mais ce qui me sembla sûr, c'est que la menace était dorénavant réglée.

Je fis la marche à grandes enjambées jusqu'à mon ami, et là, à ses pieds, je trouvai un moine, ou plutôt un mendiant vêtu d'une tenue de moine sale et répugnante. Il était assis par terre, la face ronde hilare, et les mains posées sur ses cuisses. Seiji ne cessait pas de s'excuser, marmonnant à plusieurs reprises des chapelets d'excuses sincères. Le moine, moins décontenancé que rieur, se redressa et nous salua poliment. Mais que faisait donc un moine perdu au milieu de la forêt, sans lanterne ni même un parapluie? "Vous êtes bien dépourvus de lanterne, vous aussi", rétorqua-t-il avec humour. "Suivez-moi, je vous emmène jusqu'à mon temple". Nous lui emboitâmes le pas, et quelques instants plus tard, nous étions enfin sous un toit, loin du déluge qui redoublait d'intensité. Dans un coin, un maigre feu crépitait, et il ne suffisait évidemment pas pour réchauffer tout le temple. Nous nous réunîmes donc tous les trois près de l'âtre, et je pendis mes vêtements à une ficelle pour espérer en ôter un maximum d'humidité.
"Mais comment avez-vous su pour nous?", dis-je après quelques instants. Le moine rondouillard et chauve me fixa, puis il éclata de rire. "Vous n'êtes pas discret! Entre le bruit de vos pas, et vos discussions à rallonge, n'importe quel forestier vous aurait entendu venir." Seiji hocha la tête, et se mit à discuter de cette étrange capacité consistant à distinguer le bruit de la pluie, et celui des pas dans les flaques. "Question de concentration", lui répondit le religieux. Ils sourirent tous les deux, comme deux complices se connaissant bien. Bien que méfiant à l'égard d'un homme ainsi sorti de nulle part, je ne pus qu'accepter ce refuge, aussi spartiate que délabré. De temple, seules les portes massives et les poutres jadis ornées laissaient entendre une richesse passée. Là, entre les tuiles tombées, les fuites, la poussière, et les immondices abandonnées un peu partout, il n'y avait que peu de doute sur l'absence de dévotion de quiconque pour l'endroit. Je m'en ouvris auprès du moine qui, d'un sourire, balaya mon appréhension. "Je suis un itinérant, tout comme vous à ce que je vois. Et, hélas oui, vous avez raison, on ne préserve plus autant les divinités que jadis. C'est un grand drame". Seiji me signifia du regard de ne pas insister, et de laisser dire le moine que je jugeai un peu excentrique. Pourquoi prétendre être le moine des lieux, tout en étant itinérant? Cela ne manqua pas de me surprendre, ainsi que de m'inquiéter encore un peu plus. Seiji, lui, s'allongea près du foyer, m'invita à en faire autant, puis s'assoupit presque aussitôt les yeux fermés.

Lorsque le déluge daigna laisser la région en paix, et que le soleil put offrir ses premiers rayons, je m'étirai et me levai. Le moine avait disparu, tout comme nombre d'objets qui semblaient lui appartenir. Aussitôt, je me mis à fouiller nerveusement nos affaires afin de vérifier si rien ne manquait. Pas une pièce, pas un objet n'était absent. Je réveillai le rônin, qui, calmement, se redressa et poussa quelques brindilles dans les dernières braises mourantes de l'âtre. "Ce n'était pas plus un moine que nous deux", dit-il en remuant les brindilles. "Je le soupçonnais bien, mais qui était-il alors?". "Un bandit de grand chemin, et fort habile qui plus est", me répondit mon camarade. "Les fantômes et les monstres sont intangibles, tandis que lui, j'ai pu tâter de son aine avec mon sabre. Il a pris peur, et n'a pas quitté son rôle jusqu'à son départ. Il a dû être trop apeuré par mon assaut pour se permettre de tenter de nous dérober quoi que ce soit. Il doit être loin à présent, vu qu'il nous a quitté dès que vous vous êtes assoupi mon ami". Je frémis à l'idée que j'aurais pu être poignardé, ou plus simplement dévalisé pendant la nuit. Seiji sourit, et me lança "Mais cette rencontre me convient fort bien. Il n'était sûrement pas seul, et ses camarades se sont tenus à distance par précaution. Mieux vaut vivre que de tenter un maigre larcin". "Et en quoi cela vous convient-il donc tant?", rétorquai-je toujours un rien inquiet, "il n'y a rien de naturel à courir après la malchance de croiser des bandits!". "Certes non, mais là, c'est eux que je viens rencontrer. J'escomptais qu'ils se montrent tous plus entreprenants, mais, hélas, ils ont un chef plutôt habile et malin. J'espère que je n'ai pas été reconnu". "Ainsi vous les attendiez!" lançai-je furieux et frémissant de terreur. Je me sentis comme un appât, et non plus comme un camarade de voyage.

"Ne vous en faites donc pas," dit-il en s'étirant sur le perron. "Vous aurez tôt fait de comprendre ce qui me pousse à attendre ces gredins de pied ferme, et d'espérer voir ma lame leur prendre leur dernier souffle dans le sang". Il avait eu une intonation d'une fermeté que je ne lui avais encore jamais connu, et son regard avait noirci, à tel point que j'en eus un frisson le long de l'échine. Il ne voulait pas surprendre ces bandits, ils les voulaient morts, sans le moindre doute à fonder là-dessus. Mais qui étaient donc ces voyous pour que le samouraï errant soit si décidé à les massacrer?

05 août 2014

Pêche sous la pluie

Le déluge. Ce terme semblait être le plus approprié pour la météo. Il s'était mis à pleuvoir sans discontinuer, et tous les cours d'eau s'étaient gonflés, à tel point que de nombreux ponts avaient étés emportés par les crues soudaines. Nous avions dû interrompre notre périple face à un gué infranchissable, et, comme de nombreux autres voyageurs, nous rabattre sur une petite auberge déjà bondée. A la lueur vacillante des lampions, nous jouions au Go, aux dés, et dissertions patiemment concernant la politique du Shogun, le commerce local, ou encore sur les dégâts que l'on pourrait réparer une fois la décrue amorcée. Me concernant, j'étais presque satisfait de cette pause forcée, tant j'avais eu des émotions fortes. Ces premiers mois de voyage avaient été plutôt riches en évènements, et bien que je découvrais peu à peu mon camarade, il restait encore énormément d'ombres sur son être pour que j'en tire une certaine inquiétude.
Lui? Fidèle à son image de bonze, il restait là, impassible, insensible aux éléments et aux discussions, sans pour autant apparaître malpoli aux gens présents. Certains le prirent pour un simplet, d'autres, plus avisés, se contentèrent de n'aborder que des banalités avec lui. Ce qui m'amusait le plus avec lui, c'était sa physionomie, avec son air d'être plus intrigué par le roulement de la pluie sur les tuiles bombées du préau, que des propos parfois intéressants des voyageurs prisonniers des orages. Il fermait parfois les yeux, et se laissait bercer par ces cliquetis innombrables, par le bourdonnement de l'eau se rejoignant en un jet long dans la terre battue de la cour, ainsi que par le crépitement délicieux du foyer central. Ne fumant pas, le samouraï semblait pourtant goûter la saveur des fumerolles de bois qui s'élevaient du milieu de la pièce, méditant sincèrement, errant dans un monde que nous autres mortels nous ne pouvions apparemment pas approcher.

Trois jours, trois longues journées sans pouvoir ne serait-ce que sortir… Il tombait bien trop fort pour se risquer dehors, et pire encore, on pouvait voir le déluge raviner littéralement le chemin menant à la berge. Face à nous, bien en vue, le ruisseau s'était fait rivière, puis la rivière était à présent torrent impétueux, charriant bêtes et troncs sans distinction. Encore quelques jours ainsi, et nous aurions les pieds dans l'eau! Je suggérai à mon camarade de prendre un autre chemin, voire même à prendre le nôtre à rebours, avec l'espoir de trouver un autre passage. Il me répondit simplement que la patience serait récompensée, et qu'après tout, même en allant en amont ou en aval, nous serions probablement tout autant bloqués par la montée des eaux. Donc, il aurait été ridicule de perdre du temps et de l'énergie. Je conçus comme un agacement, mais finis par me résoudre à attendre, sans autre activité que d'écouter les bavardages, boire avec des camarades pas nécessairement avisés des convenances, ou encore de faire quelques paris avec les joueurs compulsifs venus nous rejoindre.

Au quatrième jour, je constatai que le samouraï quittait l'auberge assez régulièrement, et disparaissait pour plusieurs heures, avant de revenir complètement trempé, mais ostensiblement détendu et souriant. Que diable pouvait-il faire donc sous l'onde qui puisse mériter de risquer une fluxion de poitrine? Je ne pouvais pas admettre qu'il mette sa santé en péril pour une quelconque pratique martiale. La discipline est une chose, la bêtise en est une autre. Ce soir-là donc, je me décidai de m'en ouvrir à lui, estimant qu'il n'était pas nécessaire de pratiquer au dehors. Ce n'était pas quelques jours d'inaction qui tariraient le puit de sa détermination, et encore moins qui assécheraient sa force vive. Il rit, d'un éclat de rire tendre, amical, mais clairement moqueur. Il ne se moquait pas tant de mes réflexions protectrices, que de ma curiosité somme toute mal placée. Après tout, je n'avais en aucun cas pour rôle de le chaperonner, tout comme lui-même n'insistait pas pour que je pratique, comme lui, une discipline de fer! Après s'être calmé, il m'invita à patienter jusqu'au lendemain, avec le ferme engagement qu'il m'expliquerait de quoi il en retournait. Intrigué, je tentai de le pousser à l'éclaircissement. Sa seule réponse tint en une phrase "La patience est une vertu, et étrangement elle excite la curiosité, qui est un défaut. L'homme est donc sans cesse tiraillé. A vous d'être patient tout en sachant contenir le vice!", puis, à ces mots, il alla s'installer dans un coin pour s'assoupir presque aussitôt.

Le lendemain donc, le ciel gardait sa lourde chape de nuages bas, et cet écran gris déversait encore et encore des battées d'eau. On aurait cru que le ciel voulait inonder toute la création, et que les dieux s'étaient accordés sur un sort funeste nous concernant. Seiji se leva, et me fit signe de me lever, et surtout de prendre un parapluie. Je me saisis donc de la tige de bambou surmontée de feuilles tressées, et je le suivis en direction de la berge. Nos sandales à semelles de bois claquaient sur le chemin désormais escarpés, et les flaques se chargeaient de rendre boueux le bas de mon kimono. J'avais les jambes trempées, et le tressage qui fuyait laissait perler un filet d'eau glacée le long de mon échine. Le rônin, lui, ne s'était en rien prémuni contre la pluie, à croire qu'il en appréciait le contact glacial et pénétrant.
Une fois au bord, le spectacle face à nous était invraisemblable. Le ru était maintenant aussi large qu'un fleuve, et les berges s'étaient toutes convertis en champs inondés. On aurait pu presque croire que tout ceci était normal, comme si les terres émergées d'hier étaient devenues des rizières. L'eau, brune du limon amassé sur les flancs du lit, provoquait un son épouvantable, comme la vibration d'un bois choqué contre un autre qui ne s'arrêterait jamais. Seiji s'agenouilla, passa sa main dans le courant, comme s'il cherchait quelque-chose d'important. Sans bouger, sans même dire un mot, il resta là, m'intimant le silence d'un index posé sur ses lèvres. J'obéis en grelottant de froid, jusqu'au moment où, vivement, il tira quelque-chose de l'eau. C'était une petite truite! Pas bien grande ni appétissante, mais bel et bien une truite! Il la posa sur la rive, puis il recommença à fouiller l'eau. Sa main pendait, et, encore un nouveau geste, un autre poisson dont je ne savais même pas identifier l'origine. Là, il se redressa, prit les deux poissons dans ses mains, et remonta vers l'auberge en souriant. J'étais coi. Il pêchait? Quelle idée, et à la main encore! Quelle folie avait donc saisi mon compagnon?

Une fois les deux prises données au cuisinier, il alla se sécher au bord du feu central, et me tendit une coupelle de saké. Je lui demandai s'il n'était pas devenu fou, ou s'il y avait un souci financier pour qu'il soit réduit à pêcher pour le tenancier de l'auberge. Il me jaugea, hocha la tête en signe de déception, et me répondit dans un sourire attendri, de ceux qu'aurait un père pour un fils indiscipliné.
"Ces poissons vivent dans l'eau. Ils subissent le courant, et, globalement, ne luttent contre lui qu'à bon escient. S'ils veulent survivre, ils se laissent porter, et happent les prises qui viennent à apparaître au fil des berges. S'il y a une chose à apprendre, c'est bien celle-ci. Celui qui survit, c'est celui qui ne lutte pas contre son environnement. C'est celui qui sait en tenir compte qui parviendra toujours à ses fins.". Je le repris, en émettant la remarque que le dit poissons se faisait piéger par ses doigts. "Il se fait piéger uniquement parce que j'arrive à l'abuser. Nombre de poissons passaient sous mes doigts sans que je puisse m'en saisir, et certains sont même allés jusqu'à me mordre en signe de mécontentement. C'est la seconde leçon mon ami: ne faire confiance qu'à ton bon sens, et surtout pas aux apparences. Je donnai à mes doigts l'apparence de vers, et rares sont les poissons à se laisser berner". Il éclata de rire, et me signifia qu'on aurait de la truite en soupe pour le dîner.

Le surlendemain, la pluie s'était enfin interrompue. Il fallut encore une semaine pleine pour qu'un bac, en remplacement des ponts démolis par les crues soudaines, puisse nous faire passer. En revoyant la berge, je me mis à songer à toutes les leçons simples que peuvent nous donner la nature, et que nous ratons faute de nous donner l'occasion de les écouter. C'est ce qui me fit penser que je ne serais jamais le maître, mais toujours l'élève…

01 août 2014

Lettre d'introduction

Je m'étais souvent interrogé concernant la discipline de fer que s'imposait Seiji. Qu'il puisse passer des heures à s'entraîner avant même le lever du soleil me laissait perplexe, mais il ne se contentait pas de l'entretien de son art martial. En effet, il tirait un grand plaisir de se pousser à l'excellence dans divers domaines, que ce soit la calligraphie dont il maîtrisait nombre de techniques, mais également le dessin, l'écriture, ou encore les métiers manuels. Il s'amusait clairement de mes doutes, notamment quand il favorisait l'achat de papier de riz pour ses arts, à la consommation d'un repas si frugal qu'il fut. Je me souviens nettement avoir dévoré un ramen sous ses yeux, tandis que lui s'était acheté un pot d'encre et un pinceau en poil de sanglier. Je fus alors spectateur d'une grande concentration, de nombre de regards interrogatifs à l'encontre du papier vierge, puis de grands gestes précis, efficaces, et pourtant rapides à l'extrême. En quelques instants, je vis apparaître un haïku qui disait ceci:
La cueillir quel dommage !
La laisser quel dommage !
Ah ! Cette violette.

Je lui souris en l'interrogeant sur qui était cette violette. Il me sourit largement, et en guise de réponse il me montra un bosquet de fleurs sauvages. J'étais encore plus perplexe à sa réponse, et il répondit "Une fleur, comme une femme, sont des paradoxes. On désire les cueillir, mais le faire les détruire, et les laisser nous condamne à abandonner leur beauté, si éphémère qu'elle soit". Moi qui le croyais débarrassé des contingences de l'amour… Quoique, je ne l'avais jamais vu s'approcher des maisons de plaisir, ou même céder aux avances d'une voyageuse un peu délurée.

Nous avions passés une région où seuls de petits villages de paysans nous donnaient l'occasion de changer de la monotonie de la route. Les immenses étendues vertes des rizières n'avaient que rarement l'occasion de disputer l'espace à des bambouseraies, et quelques forêts nous permettaient de faire varier le paysage. Cependant, je commençais sérieusement à me lasser de cette perpétuelle alternance de champs inondes, de vallons arborés, donnant ensuite sur une autre plaine noyée artificiellement. J'en étais venu à espérer que l'on croise quelqu'un, qu'on fasse un bout de chemin avec un étranger, rien que pour rompre avec cette impression de déjà-vu qui me hantait. Malheureusement, en dehors des quelques commerçants allant d'un village à un autre, il n'y eut personne avec qui disserter. Cette solitude n'était pas pénible au rônin en tout cas, puisqu'il disait se contenter de ma seule présence. En tout cas, je fus ravi que nous fassions une halte dans un village un peu plus grand que les autres. C'était sûrement un village de relai quelconque, ou bien ayant une spécialité, car la foule y était plus dense et bigarrée. C'était l'occasion de nous reposer, d'avoir de nouveau des contacts humains, et de refaire notre bagage de vivres.
Le village était construit au cordeau, avec des maisons basses à un étage, toutes bâties autour d'un treillis de rues et ruelles à l'équerre. Le sol était en terre battue, et les pluies abondantes avaient laissées des rigoles encore boueuses, ainsi que de nombreuses flaques au teint ocré. Toutes les maisons étaient sur de petits pilotis, afin d'isoler le plancher du terrain qui devait sûrement être régulièrement inondé, et les portes débouchaient sur des plateformes formées par des rondins à peine équarris. L'activité était intense, entre les commerçants avec leurs étals directement sur des plateaux, les passants, les porteurs chargés de marchandises, et les attelages tractant des urnes de grain ou d'alcool, j'eus plus l'impression de traverser un très grand marché à ciel ouvert, que d'arpenter un village pittoresque de plus. Les hôtels, les auberges, les restaurants étaient très nombreux, avec leurs entrées formées par des draps peints et calligraphiés. On entendait nettement el brouhaha des clients ayant abusé de l'alcool, ainsi que l'entrechoc des écuelles de bois servant de vaisselle. Nous passions littéralement inaperçu, tant les passants étaient dissemblables, à tel point que les commerçants n'avaient pour ainsi dire pas à héler le client.

Comme à son habitude, Seiji s'occupa plus d'art que d'alimentaire, en s'arrêtant à de nombreuses reprises près des œuvres d'artisans aussi bien locaux, que de charrettes dégorgeant littéralement de produits manufacturés. Tout fut prétexte à discussion: le temps de cuisson d'une outre brune pas même vernie, la manière de fixer les lanières sur une sandale de bois, ou encore les outils servant à tresser la paille de riz pour en faire des hottes ou des chapeaux. Inspiré, littéralement aspiré dans une étude méditative, le samouraï était complètement absorbé par la contemplation d'un tabouret pourtant fort simple et sans fioriture. Je ne comprenais absolument pas en quoi ces bouts de bois assemblés simplement, avec soin certes, pouvaient révéler quoi que ce soit d'intéressant sur son fabricant. Seiji se mit à discuter avec le vendeur, qui, ravi de voir qu'un véritable amateur puisse l'interroger aussi finement sur son métier, lui proposa de passer le voir à son atelier le soir venu. Celui-ci était juste derrière l'étal, et en étant attentif on pouvait entendre le crissement de la serpette sur le bois, le chant de la scie sur les troncs dénudés de leur écorce, et même le rythme saccadé des chocs du marteau enfonçant des chevilles. Cela ravit mon camarade qui, en guise de remerciement pour ma patience, m'offrit un bon repas fait de brochettes grillées.
Tous deux assis devant le grill du stand, nous étions entourés par la fumée du bois se consumant en braises, et littéralement oints par la graisse coulant des morceaux de bœuf qui fondaient lentement. Le cuisinier était une femme assez âgée, au visage raviné par le temps et le travail, mais dont le sourire large et franc modifiait totalement la physionomie. On aurait pu la croire tirée d'un conte pour enfants, sous la forme d'une gentille sorcière, ou bien d'une divinité bienfaitrice des bois. Elle nous offrit ses connaissances du village, le pourquoi d'une telle agitation, et puis quelques "bonnes" adresse. Nous eûmes le sourire, car dans le fond les commerçants sont toujours solidaires, même s'ils se prétendent concurrents. La cohue provenait du fait que la majorité des producteurs de céramique et d'ustensiles en terre cuite s'étaient regroupée dans ce village, de par sa proximité d'une argile idéale pour la poterie, et de son ruisseau au cours toujours vaillant quelque-soit la période de l'année. De fait, il y avait effectivement de nombreuses cheminées vomissant une suie sombre, signe des très nombreux fours en activité dans le secteur. Alors, non seulement l'hôtellerie s'était développée, mais également les bûcherons pour alimenter les fours, et surtout une ribambelle de carrières fournissant la terre aux artisans potiers. Je me dis alors que mon ami aurait pu s'intéresser plus aux pots qu'au travail du bois, ce à quoi il répondit "la grande série se fait de manière méthodique, sans âme ni passion, alors que cet artisan, lui, travaille le bois avec amour et respect pour le produit. Vous verrez de vous-même mon ami, car nous irons le voir dès ce soir".

La nuit venue, après avoir pris une chambre simple mais propre dans une auberge, nous revînmes dans la ruelle de l'artisan menuisier. Celui-ci avait remballé ses marchandises, et nous guettait sur le pas de sa porte grande ouverte. Souriant, affable, il nous invita à pénétrer l'atelier pour en découvrir les secrets. Cet endroit me fit cette étrange sensation que l'on a quand l'intérieur est bien plus vaste que l'extérieur ne le laisse supposer. Toute la gauche de la bâtisse d'un seul étage était dévolue aux métiers du bas, tandis que la droite, derrière des portes coulissantes, servaient tant de pièces de vie, que de locaux de stockage. Il y avait une invraisemblable quantité d'outils pendus à des ficelles ou des clous, des tas de planchettes, troncs frais ou très secs, le tout encombrant les poutres du toit, ou encore les établis dispersés dans la grande pièce unique. Des monticules de sciure et de copeaux formaient des buttes brunes au pied des tables, et l'on aurait presque pu croire que ces débris étaient non pas le reste d'un travail, mais bel et bien le sol même de l'endroit. Pendus depuis le plafond, il y avait un stock conséquent de pièces déjà terminées, comme des chaises, des tabourets, des planches pour faire des bancs ou des volets, et même quelques pièces plus ouvragées. Ces ornements n'auraient pas eu l'air ridicule dans des demeures bourgeoises ou des temples, tant le travail m'apparut aussi fin que de qualité. Les ouvriers ici étaient donc clairement talentueux, et je dus me résoudre à reconnaître mon erreur. Mon ami avait, et ce du premier coup d'œil, détecté la compétence de l'atelier, ceci à travers une pièce qui n'avait de simple que l'apparence.
Ravi de l'attention que portait le samouraï à son œuvre, nous fûmes donc guidés à travers le dédale d'ouvrages en cours, et à chaque pas le rônin posa une question pertinente. "Quel outil", ou encore "Pourquoi faire ainsi?", il n'avait de cesse de s'instruire. Pour ma part, je le crus inculte en menuiserie, mais ce n'était encore une fois qu'une apparence bien trompeuse. Les regards du maître artisan trahissaient sa surprise, car Seiji n'avaient que de "bonnes" questions à lui adresser. Ainsi, l'homme partageait son savoir-faire avec un expert, ou en tout cas un amateur suffisamment éclairé pour le comprendre. C'est en les écoutant que je saisis ce que Seiji avait vu, et que j'avais raté: courber le bois, le faire se plier à la volonté de l'homme n'est pas simple, d'autant plus si l'on veut faire croire que le cintrage est naturel et non pas forcé. Tout un art, une maîtrise du matériau. Cela avait immédiatement marqué le rônin, tandis que moi, je m'étais contenté de voir un tabouret de plus dans un capharnaüm de bouts de bois.

Une fois les explications terminées, l'artisan nous proposa de boire un verre en sa compagnie. J'en fus flatté, mais Seiji, lui, déclara qu'il n'était pas question d'abuser de son hospitalité, et encore moins de sa généreuse visite. En revanche, il nous invita à aller boire ensemble dans la taverne de notre choix. Dès lors, nous sortîmes pour vider quelques verres de saké, pour revenir clairement échauffés par la consommation de l'alcool de riz.
Nous eûmes donc tous une nuit lourde, sans rêve, juste ponctuée de nos ronflements respectifs. Au petit matin, Seiji et moi fûmes tirés de notre sommeil par l'artisan. Celui-ci avait été si favorablement impressionné par mon camarade qu'il nous proposa quelque-chose d'imprévu. Selon lui, sa réputation était telle dans certaines parties du pays qu'une simple lettre de recommandation de sa main nous faciliterait certainement le voyage. Tels de vieux amis se connaissant depuis toujours, les deux hommes se saluèrent avec chaleur et respect, puis le commerçant repartit en laissant au pied de notre couche un rouleau de papier. Dessus l'on pouvait lire "Moi, Hondo Shôsôin garantit la bonne moralité des deux porteurs de ce rouleau, à savoir Seiji Masaru et Takechi Ono, et demande à ce qu'on leur accorde l'hospitalité en mon nom". Seiji s'assit en tailleur, lut le rouleau, et sourit largement. "Voilà qui est flatteur", dit-il en refermant le papier. Puis, lentement, il se redressa et prit ses affaires. "Allons-y", me lança-t-il avant d'ouvrir la porte coulissante de la chambre. Je me levai, pris mes affaires, et descendis dans la rue à sa suite. "ET pour aller où?", dis-je en scrutant les alentours. "Là où ce parchemin nous ouvrira quelques portes", puis il s'orienta jusqu'à la rue principale, pour reprendre la direction que nous tenions depuis des jours entiers.