05 octobre 2018

Un coin de ciel bleu

Les coups de marteau de la cour me tapent sur les nerfs. Ils sont saccadés, ils sont sonores, et leurs éclats détonnent dans mon réduit comme des tirs d’un fusil qui n’épuiserait jamais ses munitions. Je les entends, ils m’assaillent, ils me rendent fou, j’en viens à tenter de me boucher les oreilles pour ne plus les entendre. C’est un supplice savamment orchestré, car tout le monde ici en pâtit, tout le monde se tait pourtant car nul détenu n’ignore que toute révolte, tout mot plus haut qu’un autre donnera forcément lieu à une sanction physique et psychologique. Ici, nous ne sommes pas des détenus ordinaires, ici on ne nous retient pas parce que nous serions des menaces pour la société. Ici, on nous enferme parce que nous sommes des gens qui représentons une menace pour l’état, pour l’ordre établi. Les cellules contiennent pêle-mêle des chansonniers, des poètes, des journalistes, des enseignants, des révolutionnaires, des anarchistes, et tous ont en commun d’être simplement de libres penseurs qui se sont dressés contre le système concentrationnaire, contre l’oppression perpétuelle, tout simplement contre ce crime suprême de vouloir ôter au peuple le droit de penser.

Et les coups de marteaux continuent. Inlassablement ils ourdissent en nous l’envie de crier, de se dresser et de faire cesser ce vacarme. Pourtant, nous sommes tous impuissants face à cette menace tacite qu’ils représentent. Nous savons ce qu’il y a derrière cette apparente volonté de construire quelque-chose, mais le silence qui nous est imposé est si strict et si efficace que personne n’ose lever la voix. Je me tourne, me retourne, j’arpente ce carré de béton gris me servant de sol, j’observe mon lit qui est boulonné, je regarde ces draps qui n’ont été blancs qu’à la sortie de l’usine, et je scrute le recoin où je me recroqueville quand ils viennent me tabasser sans raison. J’ai sur le corps les stigmates de cette violence, et ma voix désormais éraillée me rappelle, quand j’ose parler, que fut un temps pas si lointain je pouvais pousser la chansonnette sans être grotesque. Désormais, c’est la voix d’un homme usé qui sort de ma gorge, et c’est toujours sur un murmure que je m’exprime de peur qu’on m’entende. Les sujets sont rares, et chacun fait en sorte d’éviter de discuter de tout ce qui pourrait donner un prétexte pour une punition. Alors, on parle du temps qui passe, lent et pénible, de la météo qui varie, de la cantine dont la nourriture n’en a que le nom, ou encore des brodequins qui se délitent chaque jour au point de voir poindre des orteils nus en leurs bouts. C’est ainsi, les courageux ayant crié, ayant tenté la rébellion ont soit été punis si brutalement qu’ils sont devenus des loques, soit ils ont disparus sans que plus personne ne s’en étonne.

Je m’assois sur le maigre amoncellement de ressorts que contient le supposé matelas de ma couche pour faire le point. Je me suis énormément amaigri et mes mains jadis potelées sont devenues osseuses voire même noueuses. Ils m’ont cassé les doigts de la main droite... peut-être en espérant ainsi me punir de savoir écrire. Les idiots. Je peux encore écrire de la main gauche, j’ai toujours eu cette facilité d’être capable de tenir un style dans mes deux mains. De toute façon, c’est une façon ridicule de punir l’écrivain, car seule sa pensée est utile. On peut dicter un texte ; on peut l’enregistrer sur un magnétophone ; on peut le réciter à d’autres qui l’apprendront à leur tour ; les paroles peuvent se fixer dans la mémoire aussi sûrement que le burin va graver à jamais une idée dans la pierre. Alors, briser des phalanges pour s’assurer du silence est aussi vain qu’espérer vider l’océan à la cuillère. Tant qu’il y aura une personne, juste une personne pour continuer à colporter un propos il restera un espoir. Les dictateurs ne peuvent pas faire taire une idée, ils ne peuvent que la combattre, et tôt ou tard celle-ci émergera de nouveau. Une idée est une chose sans cesse renouvelée, réinventée par celui qui la porte et la diffuse. Alors, mutilez-nous, montrez que vous n’êtes que des brutes vouées à l’opprobre et à terme à la sanction par l’Histoire.

Les marteaux s’agitent toujours. On peut entendre des scies qui s’affolent, qui tranchent goulument des planches et des poutres. Je me suis enfin redressé parce que la posture assise est une attitude de soumission. Je ne veux pas que le maton, ce monstre en uniforme puisse croire que je suis docile et que j’admets ma défaite. Je me suis agrippé aux barreaux de la lucarne qui me sert de fenêtre, et je me suis tiré jusqu’à pouvoir apercevoir la cour. Ce carré bleuté sans nuage est maintenant un point de vue minuscule mais bien réel de la ville qui nous entoure. Il y a les enfilades des rues que j’arpentais le sourire aux lèvres, les alignements des immeubles de la banlieue qui semblent être des navires garés dans un port de commerce, et là, en contrebas, j’aperçois la vaste cour de sable où l’on a, de temps en temps, le droit d’errer quelques instants pour respirer l’air vicié et pollué de la ville. D’autres comme moi se sont placés pour voir ce qu’ils font, là, en bas. Je les entends respirer, certains disent « vous voyez quoi les gars ? », certains se taisent alors qu’ils voient tout, d’autres répondent « j’en vois pas plus mon pote. C’est quoi ? ». C’est une simple formule de politesse, une sorte de soliloque qu’on lance pour tenter de se convaincre que ce n’est pas ce qu’on pense… L’humain se berce aisément d’illusions, et tout bruit cruellement familier peut devenir, l’espace d’un instant, tout autre chose pour s’offrir des miettes de réconfort. Tout comme eux je sais de quoi il en retourne, mais je me tais. C’est une règle tacite : on ne démoralise pas les arrivants, on ne se brise pas soi-même, on laisse ce boulot ingrat à nos tortionnaires.

J’entends les pas lourds des bottes du gardien. Il remonte le couloir, et c’est volontairement qu’il fait ce bruit mécanique, ce « clac clac » des talons ferrés sur le carrelage. Il veut qu’on sache qu’il est là, qu’il est ce sphinx, cette bête immonde capable à tout moment de sortir la matraque de battre comme plâtre, et qu’il détient le droit de vie et de mort pour chaque détenu. Pour une fois je ne me laisse pas amadouer, je ne descends pas de ce perchoir, parce que, comme les autres, je veux observer ce qu’ils nous préparent. Nos geôliers sont sadiques, cruels, ils s’amusent de nos cris et de nos larmes. Ils nous veulent à leur merci, ils nous veulent brisés et obéissants comme des bêtes de somme. Pourtant, ils sont ridicules, grotesques et sans méthode. Au lieu de nous trouver une activité utile, au lieu de nous épuiser par le travail ou toute activité productive, ils nous font déplacer d’énormes cailloux d’un point à un autre, pour le lendemain recommencer la tâche dans l’autre sens. Nous sommes de Sisyphe, condamnés à toujours réitérer la même tâche, à toujours subir le même épuisement, à nous sentir poussés à bout jusqu’à la mort. Certains tombent, on les bat, et les autres prisonniers ne peuvent pas intervenir sous peine de subir, eux aussi, le même tabassage en règle.

Il est là. Je l’ai entendu faire jouer la plaque métallique qui protège le judas. Il m’observe en silence, tandis que moi je regarde en bas. Les bruits des marteaux et des scies se sont arrêtés. Ils ont fini leur œuvre. Tout est prêt. C’est une estrade surmontée d’une poutre posée sur deux montants. C’est un alignement de potences, ils vont procéder à une exécution de masse. J’ai le sourire en coin, plus parce que je ne peux sourire à l’ironie de la situation, que parce que cela signifie que des camarades d’infortune vont être pendus. Le gardien a cogné de sa matraque sur la lourde porte de fer en me beuglant que je dois reprendre ma place. Il s’est adressé à moi par mon numéro d’écrou et non par mon nom… Je ne suis pas un numéro, je n’ai donc pas répondu. Il a soufflé, pesté, puis il a ri en me lançant un truc du genre que j’aurai l’occasion de goûter à la corde. Je serais donc sur la liste ? Avec eux, aucune chance de savoir de quoi il en retourne, car il peut tout aussi bien me dire la vérité, qu’il peut m’avoir lancé cela pour me faire peur. C’est réellement ironique, car ils ne saisissent pas qu’une mort rapide est au fond une libération plus qu’une sanction définitive. Quand je disais que le système concentrationnaire est stupide et grotesque, c’est parce qu’il ne sait pas briser, il ne fait que faire souffrir, et que son argument ultime de la peur de la mort finit toujours par s’évanouir.

On m’a tiré de ma cellule, et l’on m’a amené aux douches pour me laver. J’ai à présent des vêtements propres, chose incongrue quand on sait que je n’ai pas connu le plaisir de l’eau chaude sur ma peau depuis mon incarcération. On m’avait tout au plus permis de me décrasser avec une éponge histoire que je ne sente pas mauvais, alors une douche… Nous sommes une douzaine à nous suivre en silence dans les couloirs. Sas après sas, porte ouverte, porte fermée, nous descendons étage par étage jusqu’à rejoindre la cour. Des camarades crient en chœur de rester forts, on les entend faire du bruit dans leurs cellules. C’est fou, nous sommes silencieux, mais aucun ne marche la tête baissée. Jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à la dernière seconde nous arborons tous cette même fierté, cet orgueil de ne pas avoir cédé, cet orgueil d’être libres malgré les murs, les barbelés, les barreaux et les punitions. Ils ne m’ont pas eu, et ce n’est pas cette potence qui aura raison de moi. Je vais mourir, je vais tomber mais je ne serai pas brisé pour autant.

Il y a là un type en uniforme qui égraine lentement nos actes et nos crimes. « Résistance ». Oui, je le revendique, j’ai résisté à l’oubli, j’ai résisté contre la censure et le formatage. « Propagande défaitiste ». Est-ce de la propagande et du défaitisme que d’affirmer qu’ils finiront tôt ou tard par perdre contre le peuple ? Si oui, alors je suis coupable de propagande défaitiste. « Terrorisme ». Je leur ai fait peur, j’ai créé un sentiment d’insécurité, alors oui je colporte la terreur par l’écrit, je suis un terroriste littéraire. « Intelligence avec l’ennemi ». Votre ennemi est le peuple, votre ennemi est la libre pensée, je suis votre ennemi et l’allié des êtres humains, je suis l’allié de tout homme et de toute femme qui se dresse contre l’oppression. Je suis coupable d’être un ennemi de votre régime inique. « Sabotage ». J’ai publié des pamphlets, j’ai incité à la grève dans les usines, j’ai poussé les gens à se lever et à briser les administrations, à enrayer la circulation des ordres des militaires. J’ai placardé des affiches sur les commissariats et les casernes invitant à la désertion. Je suis un saboteur de votre pensée unique, je suis un saboteur de votre modèle de pensée unique. « Insoumission ». Nous sommes des insoumis, non parce que nous sommes des révolutionnaires, mais parce que votre régime n’est pas un régime tolérable. Nous avons tous refusés de nous soumettre à un dogme où l’Homme est un automate, où la Femme est un objet. Nous sommes insoumis à votre doctrine, comme tout être libre et pensant se doit de l’être quand on veut lui ôter le droit fondamental de penser.

Ca y est, il a fini de réciter son poème sinistre. A chaque nom il a ajouté la condamnation : « Mort par pendaison ». Les balles deviendraient-elles trop précieuses ? Aurait-on peur que le peloton tremble et rate sa cible ? Vos soldats seraient-ils donc devenus sensibles à nos arguments ? La corde procède d’elle-même à l’acte, là où il faut viser et presser la détente. Il est plus facile d’avoir un seul bourreau qui pousse dans le dos sa victime, que d’aligner cinq ou six hommes pour pointer leurs fusils. D’ailleurs, j’ai pu apercevoir des hommes en uniformes qui se cachent pour pleurer, qui ne nous regardent pas parce qu’ils ont honte. Eux aussi ont peur d’être punis, eux aussi se sont mis à craindre cette mécanique dictatoriale qui s’est emballée. Au départ, ils pensaient supprimer un gouvernement faible et le remplacer par une main ferme et déterminée. Puis, au fil du temps, cette idée s’est évaporée et diluée dans le culte d’un seul despote, dans la boue crasse et épaisse des profiteurs bien placés, ce qui a mené à ce que chacun devienne un ennemi potentiel. On a vu des gens être exécutés parmi les plus fervents défenseurs du régime, juste parce qu’ils avaient eu l’audace de se demander si cela avait encore un lien avec ce qu’ils avaient espérés au départ.

Je suis debout, droit comme mes accusateurs. Je scrute le corps de la prison, et j’en admire l’architecture spécifiquement conçue pour contenir l’homme et non l’héberger. Aux barreaux, il y a des mains qui agitent des chiffons blancs, des drapeaux de paix et de respect. On entend des cris, des soutiens, et certains se sont mis à chanter des mélodies interdites. Nous sommes douze. Nous sourions tous, parce que l’un de nous a dit simplement « souriez, cela va les mettre en rogne. Tant qu’ils ne pourront pas effacer nos sourires ils auront perdu la bataille ». Il a raison. Je souris largement, je vise les cieux de mes yeux embués. Je songe à cette jolie femme qui est dehors et que j’ai aimée. Heureusement que mes tortionnaires ignoraient son existence lors de mon arrestation. Je pense à nos étreintes, à nos balades sur les berges du fleuve, à nos repas dans les restaurants, à ces nuits à boire et à refaire le monde, à sa voix quand elle mettait en musique mes poèmes stupides. Je songe à ses jambes nues en été, à ses seins galbés par les pulls en hiver, je songe à nous deux, à elle qui se doit d’être silencieuse pour ne pas subir mon sort. Faites que personne ne l’a dénoncée !

Il y a soudain un bruit. Il y a comme un roulement de tambours par-delà les murailles. On entend que cet orage remonte les avenues, qu’il s’approche, qu’il vient vers la prison. Que se passe-t-il ? Une manifestation ? Non, c’est trop intense, trop brutal, trop décisif pour n’être que des gens battant le pavé. Il y a de la fumée, des pétarades, des explosions. Nos gardiens sont d’abord perplexes, puis c’est la débandade. Ils nous laissent là, comme si ce cirque n’avait plus de raison d’être, comme si cette démonstration de force était devenue absurde et sans objet. Je suis là, les mains attachées dans le dos, et je me tourne vers ces formes noires qui s’élèvent au-delà de l’enceinte de notre bagne. Cela mitraille, cela explose, c’est une bataille, et le bruit mécanique ressemble à s’y méprendre à celui d’engins de terrassement. « Des chars ! Il y a des chars dans les rues ! ». Ceux qui sont en haut en voient bien plus que nous, ils décrivent tandis que l’on s’affaire. Les miradors se sont vidés, et l’un d’eux où le soldat semblait plus déterminé a été frappé par un obus. Sa tour de béton et de briques s’est écroulée. Il y a un départ d’incendie. Les gardiens ne gardent plus personne. Il n’y a plus de prison, il n’y a plus d’ordre, et les détenus qui étaient là pour servir de témoins se jettent désormais sur leurs tortionnaires. Cela tire, cela hurle, il y a des blessés, des morts, et je peux saisir l’instant. Je n’entends pas le bruit ambiant, je ne sens pas l’odeur de poudre et de sang. Je m’assois sur le bord de l’estrade et j’observe. Les yeux grands ouverts, le cœur las, je suis le spectateur du désastre, du naufrage que nous attendions depuis le premier jour. Il y a dehors des gens qui se sont révoltés, qui prennent les armes pour mettre un terme à la dictature. Je suis là depuis si longtemps, tenu au secret depuis tant et tant de temps que j’ignore qui, comment, combien, mais qu’importe. Même si cela échoue, même si je finis exécuté, au moins j’aurai connu, l’espace d’un instant…. Le vrai goût de la liberté. Car oui, assis là, les mains attachées, dans une tenue de bagnard, famélique, les joues creusées, anémié par les privations, marqué dans ma chair par la torture, je suis vraiment libre. Je suis libre parce que je suis en vie, parce que chaque particule de mon être perçoit la force d’une idée inusable et impossible à effacer. Jusqu’à présent, je percevais plus que vaguement l’importance et la force de cette idée, je n’en avais qu’une vision restreinte, étriquée même tant mes autres opinions venaient la contrecarrer. Assis là, le sourire aux lèvres, observant mes camarades se battant et se débattant pour elle, je suis totalement vouée à son existence.

Et cette idée, mes camarades, mes frères, c’est l’idée de Liberté. Liberté majuscule, supérieure à toute autre, définitive, celle qui m’a saisi, m’a toujours guidé dans mes écrits, dans mes pensées, qui m’a mené en prison, et qui aujourd’hui fait que je suis un homme libre. A tout jamais.