28 septembre 2018

Volutes bleues

Il existe des lieux qui ne sont jamais réellement éclairés, des recoins où la pénombre domine à tout jamais, où les gens désirent justement se fondre dans l’obscurité pour savourer tout autre chose que les lumières de la ville. Lui, c’était l’exemple même de ceux qui hantent ces lieux, tant par son allure que par son attitude. Physiquement, c’était un type efflanqué, les joues légèrement creusées, à l’œil vif et à la chevelure rasée. Sa peau d’ébène accentuait encore un peu plus cet aspect en lame de sabre, tandis que son costume rayé lui faisait une sorte de fourreau à la fois élégant et un rien menaçant. Les yeux rentrés dans les orbites malgré son jeune âge apparent, les lèvres charnues, le nez un peu trop proéminant, tout se mêlait pour qu’il soit reconnaissable, mais avec une forme d’équilibre idéal rendant ses traits aussi charmants qu’inquiétants. L’œil noir, vif, roulant derrière de très fines paupières, il se délectait de ce lieu comme le chat savourant la chaleur d’une taie d’oreiller. Il avait en permanence une cigarette entre les lèvres, tige blanche sans filtre dont il tirait lentement la fumée âcre et dense dont il expulsait les méfaits ondulant à travers ses narines dans un sifflement sonore. Il n’y avait guère qu’au moment où il rentrait dans la lumière qu’il daignait abandonner le tabac au profit de son cuivre favori.

La boite de jazz était basse de plafond, un rectangle hésitant entre le confort des lumières tamisées et l’inconfort de l’obscurité rendant les déplacements difficiles. On pouvait autant se lover dans des canapés placés très bas, que s’asseoir sur des chaises aux assises et dossiers de velours rouge autour d’une table ronde. Les cigares et les cigarettes projetaient une brume perpétuelle à l’odeur caractéristique, et chacun profitait de cette forme de camouflage pour redevenir, l’espace de quelques heures, un anonyme. En ces temps où la couleur de peau pouvait être une tare, il n’y avait plus ni blanc ni noir, il n’y avait que les alcools forts, le tabac et surtout la musique. Chacun prenait sa part, mais dès que la musique démarrait sur la petite scène légèrement surélevée, le silence se faisait, et les artistes d’un soir laissaient les croches, les rythmes syncopés et les vraies fausses-notes volontaires prendre possession des sens des auditeurs. Certains suivaient d’un œil tendre et épaté les acrobaties des musiciens, tandis que d’autres fermaient les yeux et s’enivraient à la fontaine des nappes et des accords pressant les sons jusqu’à en tirer l’essence ultime.

Lui, c’était un saxophoniste, le type qui avait commencé comme un anonyme dans un big-band, pour ensuite s’affranchir de la tutelle du chef d’orchestre et devenir la star à part entière. Son génie de l’improvisation, son goût pour l’invention, tout concourrait à faire de ses morceaux des pièces uniques et improbables. Quand d’autres rejouaient les mêmes partitions comme des litanies confortables, lui prenait souvent le pari de compter sur ses camarades pour le suivre, et ainsi, à chaque nouvelle nuit passée au club, recomposer et reforger de nouvelles élucubrations. De son saxophone il savait autant tirer des miaulements de chatte caressante, que les cris sauvages d’un lion rugissant sur la savane. Dessinateur, métreur maniaque, obsédé par les rythmes qu’il savait aller de la lenteur d’un blues jusqu’aux saccades rapides du swing, il avait toujours ce temps d’avance sur tous les autres. Alors, on lui pardonnait plus facilement ses excès, ses sautes d’humeur, sa tendance à abuser de toutes les choses bonnes ou mauvaises, tout en lui reconnaissant aussi une vraie humanité.

Et ce soir-là, il attendait le bon moment, celui où il devait entrer en scène. Dans la vie, l’alcool et même la drogue se mêlaient de son quotidien, mais là, la nuit, avant de poser le pied sur sa piste, son champ de bataille, sa conquête perpétuelle, il parvenait à se présenter sobre et l’esprit clair, voire même l’âme éclairée avec des idées se bousculant pour se déposer sur ses prochaines créations. Les mains dans les poches, il ne sortait ses doigts que pour saisir son mégot et l’écraser dans un cendrier. Entretemps, il méditait, planté dans la pénombre, à deux pas à peine se ses camarades qui eux s’amusaient, riaient et buvaient souvent plus que de raison. Curieuse inversion des genres. Quand eux rentraient et reprenaient une vie presque normale, lui s’envolait dans l’artificiel de l’ivresse et de la défonce. Il n’avait pas besoin de cela pour vaincre le trac, il n’avait jamais le trac d’ailleurs, car en fait il jouait pour lui-même, pour son propre plaisir, sans se préoccuper du jugement des autres. Il jouait, il créait, et ce plaisir de donner un corps et une essence à ses fantasmes était payé, alors que demander de plus ?

C’était à eux. Il monta sur scène, salua vaguement les spectateurs qui répondirent chaudement pour les habitués, sans vraie attention pour les nouveaux, et avec curiosité pour les néophytes de son style. Il pendit son instrument à son cou, puis posa ses lèvres sur le bec. Le souffle se fit d’abord léger, comme une caresse glissant sur les reins d’une de ses maîtresses. Ensuite, il fit jouer ses doigts et ses poumons pour se lancer sur un rythme plus rapide, plus acrobatique, pour enfin prendre totalement le pas sur sa section. Tous le suivirent, et l’on put voir les gens debout se mettre à se trémousser, ceux assis hésiter à se lever tant il faisait en sorte de les entraîner, et ceux vautrés dans les canapés battre des mains et se pencher pour mieux voir la scène. Il possédait l’assemblée, il les envoûtait, il les avait en son pouvoir absolu.

Le rythme bascula, un roulement de batterie fit comme un freinage surprenant d’une Buick, et son saxophone imita le grognement des freins, le sifflement des pneus sur le bitume, et chacun put voir les volutes bleutées de l’échappement, les nuages blanchis par la gomme brûlée, et même ressentir l’espace d’un instant l’odeur si particulière de l’essence mêlée d’huile qui se consume. Il ferma les yeux, relança le V8 musical, la contrebasse racontant le frémissement de l’air qui siffle au passage des poteaux dans le paysage, tandis que la percussion, elle, narrait la boite de vitesse cliquetant à chaque changement de rapport. Ils voyageaient avec un chauffeur exalté, le tout au son d’un orchestre passionné et parfaitement à l’unisson. C’était le jazz sous toutes ses formes, c’était la création, l’improvisation totale, un coup d’œil pour confirmer un changement, une petite ondulation du corps pour définir une tonalité… Tout dans l’observation, rien sur un papier, tout dans l’âme et les doigts…

Alors, quand enfin la nuit fut terminée, la Buick devint concrète. D’un bleu azur un rien passé, aux chromes souillés par la boue de l’hiver, la voiture était garée juste derrière la boite, dans une impasse dépourvue d’éclairage. L’étroitesse de la voie était autant liée par l’impression de verticalité de ces immeubles tirant sur le noir de suie, que par les alignements des escaliers de secours. En contrebas, les grandes poubelles à roulettes disputaient l’espace restant aux amoncellements de sacs poubelle et aux entassements de cageots à bouteilles empilés sans ordre. Ils sortirent tous sous une pluie fine, froide et pénétrante. Leurs chaussures parfaitement cirées vinrent marquer les restes de neige de la nuit, et chacun produisait son petit nuage blanchâtre à chaque expiration. Le froid était mordant, piquant les joues et les mains échauffées par l’atmosphère et l’ambiance du club. Le batteur s’empressa d’ouvrir la berline et de faire tourner le moteur pour que le chauffage daigne prendre ses aises dans l’habitacle. Pendant ce temps, les trois autres musiciens enchaînèrent les cigarettes tout en se frottant les mains pour tenter de se réchauffer. Derrière la lourde porte donnant sur l’arrière-boutique du club, il y avait encore des clients, une chanteuse miaulant délicatement un air déjà éculé par ses passages à la radio, et les effluves de cuisine, d’alcool et de tabac parvenaient à se frayer un chemin vers le monde réel.

Le saxophoniste, engoncé dans un pardessus trop grand pour lui, tressaillait à chaque courant d’air. Pourtant, loin d’être incommodé, il avait le sourire. Il avait refait le monde à son idée, réécrit une nouvelle page du jazz, une page volatile, sans trace, sans enregistrement si ce n’est dans les mémoires de ses comparses et des clients qui, l’espace d’une nuit, ont été confrontés au génie d’un petit groupe de créateurs aussi fous qu’enthousiastes.

Le conducteur fit signe à ses amis de monter, et la voiture s’élança lentement sur le bitume plus gris de la boue neigeuse que véritablement noir. Les pneus crissèrent sur les croûtes de glace, des pans de poudreuse glissèrent des tôles plates de la longue voiture, et l’on put entendre le bruit du cliquetis du clignotant quand le véhicule tourna sur la droite pour s’engager sur l’avenue encore déserte. Il était trop tôt pour tout le monde. Le quidam dormait encore, le groupe allait dormir, et lui, ce musicien, attendait avec impatience de rejoindre son antre pour prendre quelques heures de sommeil avant de repartir dans un monde irréel, fondé sur ses addictions et son imagination incontrôlable. Il posa sa tête contre la vitre de la portière, il eut un sourire de satisfaction, puis s’assoupit, apaisé, en sentant la chaleur qui commençait enfin à perler des aérations de la voiture. Le bercement du gros moteur, l’atmosphère, la fatigue, tout le fit glisser inexorablement vers le sommeil… Des rêves musicaux, des rêves syncopés, des rêves embrumés par les volutes bleutées de cette voiture et de sa sempiternelle cigarette.





27 septembre 2018

Trône

J’étais assis là, interrogeant les murs du regard, comme si cet alignement de portraits de mes aïeux pouvait me donner une réponse à mes questions intérieures. Tous avaient eu une vie bien remplie, et tous avaient laissé une trace dans la grande histoire. J’étais le dernier portrait qui manquait sur ces murailles de pierre nue, et mes traits se fondraient un jour parmi ceux qui m’ont précédé. Tous avaient une légende, ou tout du moins beaucoup se sont empressés d’en forger une, quitte à tordre la réalité à leur bénéfice. En observant ces traits figés par la peinture, je pus rapprocher les faits et légendes, tout en me demandant si, un jour, quelqu’un me regarderait ainsi saisi pour l’éternité en me replaçant dans ma réalité. Mes yeux glissaient, s’arrêtant sur cet aïeul considéré comme un génocidaire, sur un autre estimé et respecté comme un bienfaiteur, et juste entre les deux sur un personnage aussi terne par son caractère que sa toile l’était sur mon mur.

J’ai passé ma main sur mon menton que je n’avais pas rasé des jours durant. Rester constamment sur le qui-vive, se préoccuper de tout sans jamais prendre le moindre repos, tel avait été mon sort depuis des semaines, et les ultimes décisions se jouaient là, à quelques pas de ma demeure. J’entendais le bruit de la foule s’agitant, le cliquetis des armes qu’on manipule pour défendre notre honneur, et parfois des cris et des larmes se mêlaient à ce bourdonnement informe et effrayant. Les mains jointes comme pour prier, je me suis mis à me sonder, à me comparer à ces illustres personnages, tout en me demandant où était la part de mythe, et où commençait la vérité. Petit, mon tuteur m’avait seriné les actes héroïques, les lieux, les batailles, les intrigues, en m’assénant constamment qu’un jour où l’autre cela me serait très utile. Au moment ultime, à cette extrémité, je me suis alors mis à rire sachant qu’aucune de ces fadaises ne m’était désormais nécessaire. Untel avait gagné par la ruse ? Quelle ruse sachant que nous étions cernés ! Un autre était tombé et avait tout de même vaincu grâce à son fils ? Mal lui en fasse, ce rejeton se révélant être un despote hystérique qui a fini trahi par sa famille et assassiné par sa femme. L’ironie des lignées certainement…

Mon trône, cet objet symbolique et inconfortable, cet assemblage de bois ouvragé me sembla soudain trop grand pour moi, et à la fois trop petit pour mon corps. J’avais une responsabilité monstrueuse, celle de n’avoir pas voulu céder face aux royaumes nous entourant. J’avais bien compris que d’une manière ou d’une autre ce trône serait ensanglanté par mes décisions, mais de là à le voir se nourrir du sacrifice du peuple tout entier, jamais je ne me le serais figuré. On avait négocié, on s’était égaré en palabres, tandis que mon ennemi ourdissait son complot et préparait son invasion. J’avais été aveuglé par la diplomatie, enivré par ma supposée influence sur mes voisins, et finalement tous avaient fait le choix de m’abandonner à mon sort de peur d’être eux-mêmes envahis. Des lâches ? Non, des régnants lucides se préoccupant de leur propre survie. Et moi, au milieu de ce jeu de dupe, j’avais donc perdu un temps précieux à refuser l’affrontement.

Je faisais payer un trop lourd tribut à mon peuple. Par centaines, par milliers, les conscrits périssaient sous les flèches et sous le fer de l’assaillant. Chaque jour, le territoire se réduisait, et sur un large carte tracée sur un lourd tissu, je me devais de revoir les frontières. Ici, un coin était passé sous le joug de l’envahisseur, là on se battait encore, mais la chute était proche. Et, pas à pas, heure après heure, le cercle se refermait sur moi, sur cette immense bâtisse reprenant son rôle initial de fortin. Des années durant, ce château avait été tout au plus un symbole de pouvoir plus qu’un lieu dévolu à une extrême limite. Ce soir, après une journée entière de siège, il était le dernier bastion, la dernière muraille entre les réfugiés dans la basse-cour et mon adversaire. J’entendais les cris, les harangues. Je sentais l’odeur de la poix enflammée et de l’huile qu’on chauffait pour la déverser par les mâchicoulis. Je pouvais toucher le froid de mon épée, sentir la dureté des têtes de flèches, le contact râpeux des tuniques en cuir.

Je me suis levé et fait quelques pas. Par l’une des ouvertures de ma tour donnant sur la vallée, j’ai pu voir les nuages de fumée s’élevant des villages incendiés, tout comme les alignements des troupes s’amassant tout autour de mon château. Je l’ai vu, ce prince orgueilleux et fourbe, ce conquérant prêt à tout pour m’abattre. Il trônait fièrement sur son cheval, allant et venant, donnant des consignes, ceci bien entendu hors de portée de tout archer tirant de chez moi. Il forgeait sa légende, car chacun se souviendrait qu’il était là, au plus près de la bataille, sans pour autant prendre le moindre risque direct. Après tout, lui aussi avait les mêmes problèmes de mémoire que moi, à lui aussi on avait inculqué qu’il fallait se battre, prospérer, conquérir, et que telle était le destin de l’héritier placé sur le trône. Tout ceci était grotesque, inutilement barbare et violent. On s’entretuait au pied des murailles, on s’empalait dans un capharnaüm insensé, et l’on hurlait sa douleur en attendant la mort.

Je me suis senti pathétique en voyant sortir de mes murs des hommes vaillants, courageux et déterminés qui allaient tous à une mort certaine. Qu’avais-je de mieux qu’eux ? Mon sang ? Mes titres ? Le fait qu’on m’avait décrété roi là où, probablement, beaucoup d’entre eux n’aurait pas été pire que moi ? C’était absurde. Je me suis alors décidé, je me suis fait aider pour enfiler mon armure, mon heaume, puis je me suis aligné parmi mes braves. L’épée dans une main, le bouclier dans l’autre, je me suis placé face à la grande porte, dernier rempart entre nous et nos assaillants. Nous allions mourir, j’allais nécessairement périr d’une manière ou d’une autre, mais je refusais d’admettre que ma légende serait celle d’un couard réfugié dans son donjon, finalement assassiné dans sa propre chambre. Autant tomber avec les autres, l’arme en main, fier, sans reproche, sans lâcheté.

J’ai fait ouvrir la porte. Nombre de mes soldats m’ont demandé de renoncer à ce suicide. J’ai souri. J’ai senti en eux quelque chose qui se trouvait au-delà de la déférence en égard à mon rang. J’ai senti cette fierté de ne pas partir seuls, d’être avec leur roi, de se battre pour quelqu’un de courageux, prêt à tout pour les défendre. Alors, d’un signe de la main, j’ai indiqué à un homme de faire jouer l’énorme poutre retenant les deux battants, puis j’ai hurlé « A l’assaut ! ». Ils ont tous répondu par un hurlement tonitruant, et nous nous sommes engouffrés au pas de charge dans la mêlée. Dès ce portail franchi, ce fut l’anarchie la plus complète. On s’est jeté sur nous, j’ai reçu des coups de masse sur le corps, le heaume, j’ai été poussé, bousculé… J’ai vu des hommes déchirés par les lames, transpercés par des carreaux d’arbalète…

« Et vous avez perdu Sire ? » Me demanda mon petit-fils assis sur mes genoux. J’ai souri. J’avais désormais le visage flétri par le temps et les blessures, j’avais encore à la joue cette balafre qui, parfois me faisait souffrir comme pour que je n’oublie jamais ce jour. « Non mon petit, je n’ai pas perdu, nous avons gagné ». Je me devais de lui enseigner qu’une victoire s’obtenait par le nombre, le peuple et la foi qu’il place dans son roi. Nous n’avions pas vaincu parce que j’avais tiré l’épée de son fourreau, mais parce que le peuple tout entier s’était alors élevé, qu’il s’était dressé, fier, et qu’il avait sauvé son château et son dirigeant. Je leur devais plus qu’ils ne me devaient, je leur devais la vie, le pouvoir, et après cette bataille, un respect inconditionnel. J’avais une dette impossible à régler. Alors, quand mon fils est né, je me suis empressé de rompre cette éducation basée sur la haine et l’ambition. Je lui ai appris qu’un bon roi est un homme magnanime, qui a le mot justice comme devise, qu’il se doit de décider non pour lui-même mais pour son peuple en premier lieu. Il a malheureusement été emporté par la maladie… Il aurait fait un grand roi je pense, mais il m’a laissé un héritier mâle, un petit bonhomme très intelligent, spirituel, attentif et, je l’espère, qui sera un jour un roi capable de forger sa légende par ses bienfaits et non ses batailles…

26 septembre 2018

Des règles à suivre

Ils apprenaient des règles comme on apprend des mantras. On leur faisait inlassablement répéter ces mêmes phrases, car chaque mot avait son importance. Ils devaient les retenir, être capable de les réciter sans se tromper, car chacun savait que la survie dépendait de chacune de ces règles. Alors, avant même de commencer l’école, les enfants se tenaient debout et en chœur récitaient leur leçon avec à chaque fois une exigence inflexible de la part de leurs professeurs. « Encore une fois », ces mots pouvaient tomber deux, trois, quatre fois si nécessaire jusqu’à ce que chacun puisse ânonner les règles immuables et vitales sans une seule erreur. Du haut de leurs six à dix ans, les enfants ne comprenaient pas forcément le sens de tous les mots, pas plus qu’ils ne saisissaient forcément dans leur entièreté les enjeux qu’on leur inculquait. C’était ainsi, ils avaient non pas un destin, mais un devoir de survie, et cette survie passait par le respect strict de ce code martial.

« Reste à couvert, sois invisible »
Ces quelques mots, d’abord obscurs, devenaient réalité quand il fallait sortir et traverser les zones meurtries par la guerre. On ne jouait jamais dehors, les parcs n’étaient que ruines et cratères, et les seuls espaces dévolus aux enfants étaient de véritables dortoirs. Les rares jouets rescapés des combats étaient protégés comme des trésors qu’on se transmettait de classe en classe. Ainsi, une peluche restait le temps d’un an entre les mains d’un enfant, pour ensuite être remis à son cadet l’année suivante. On cessait de jouer dès qu’on apprenait ce qu’était vraiment le « dehors », au-delà des sas et des portes blindées, à l’extérieur des bunkers souterrains et des égouts. La nature, c’est à travers les livres, les vidéos et les photographies que les enfants les découvraient, et les adultes en parlaient avec une forme de nostalgie triste et résignée. Il n’y avait là, juste au-dessus de leurs têtes, qu’un champ de ruines, que des cendres et des corps. On s’y battait, inlassablement, on luttait pour la survie et une hypothétique victoire. Après ? Il n’y avait personne pour en parler ou en rêver, car personne ne croyait vraiment à un « après ». Alors, on enfonçait dans les têtes malléables des enfants qu’il était vital de savoir se fondre dans les ruines, de devenir des fantômes, de ne jamais se mettre à découvert sous peine de mourir très rapidement.

« Suis toujours l’adulte qui commande, obéis à ses ordres sans discuter »
Très tôt, les enfants devaient apprendre à se déplacer avec les adultes. Les bunkers étaient une cible de choix, et les fuir une obligation courante. Alors, la discipline d’obéissance était inculquée aux enfants comme aux adultes, et les décisions individuelles bannies voire même sévèrement punies. Il en allait de la survie des communautés. On n’errait pas dehors, on ne flânait pas, on s’y déplaçait que par obligation. Souvent, les plus courageux, les plus robustes parmi les enfants servaient de courriers, parce qu’ils pouvaient se cacher plus facilement, tout en étant aussi rapides que les adultes dans les ruines. Au milieu des gravats et des bâtiments affaissés, une grande taille n’est pas un avantage. On piochait parmi les volontaires, et ceux-ci étaient alors spécifiquement entraînés et emmenés en haut. Ce choix n’avait rien d’agréable, c’était un sacerdoce terrible, car la plupart mouraient tués par l’ennemi, ou revenaient blessés, intoxiqués ou irradiés. Les adultes se maudissaient pour cela, mais que pouvaient-ils faire ? Ils étaient déjà si peu nombreux que prendre un adulte pour autre chose que le combat aurait été un gâchis de ressource.

« N’oublie jamais ton masque »
C’était ainsi. La guerre avait tout réduit à néant, et l’air, l’eau, le sol, tout était saturé de polluants divers. L’air était souvent toxique, l’eau impropre à la consommation, quant à envisager de planter quoi que ce soit dans ce sol devenu noir à force de défoliation et de radiations… Les adultes, pour la plupart, ne mettaient un masque que dans les zones les plus dangereuses, tandis que les enfants, eux, se devaient de toujours en porter un jusqu’à leur majorité. On espérait ainsi leur donner une petite chance de ne pas mourir prématurément d’un cancer ou d’un empoisonnement. Aucune méthode, aucune atrocité n’avait été exclue ou refusée pendant les combats : bombes atomiques, défoliation chimique, gaz de combat, tout avait été bon pour s’exterminer. Et là, dehors, ce qu’on appelait une forêt n’était qu’un alignement morbide de troncs noircis par les flammes, ou putréfiés après contact d’un agent chimique corrosif. Jadis agréable, vivante, une forêt représentait désormais une zone terriblement dangereuse où les troncs pouvaient choir à la moindre bourrasque, et où un silence terrifiant avait pris la place des sonorités de la nature. C’est pour toutes ces raisons qu’on avait alors ajouté

« N’entre jamais dans une forêt sauf si tu n’as pas d’autre choix ».
« Ne consomme que l’eau que tu transportes dans ta gourde »
« Ne te nourris que de tes rations »
« Ne prends jamais quoi que ce soit du dehors pour l’emmener au-dedans »
« Tu n’es à l’abri qu’au-dedans »

Tous les enfants vivaient, tôt ou tard, la mort d’un proche. Entre les combats incessants, les tentatives de destruction des abris par l’ennemi, la famine, la pollution et les maladies, l’espérance de vie n’était alors plus qu’une vue de l’esprit. Les combattants, quand ils prenaient les escaliers pour rejoindre la surface, priaient systématiquement pour leur âme avant d’émerger sur le terrain. Les plus aguerris étaient surnommés les zombis, car tous portaient sur leurs traits les horreurs des batailles qui se jouaient des dizaines de mètres au-dessus. Ils avaient ce teint cireux faute de lumière, ces yeux jaunis à cause de l’inexorable empoisonnement de leur sang, et bien souvent une toux tenace qu’aucun médecin n’aurait su réellement soigner. Tous se savaient condamnés à brève échéance, et pour la plupart ils choisissaient de mourir en se battant plutôt que de devenir, à terme, une charge pour ceux du dessous. On apprenait alors d’autres phrases à ces enfants rapidement orphelins.

« Ne pleure pas les morts, tu n’en as pas le temps »
« Honore les morts en ne les oubliant jamais »
« Salue ceux qui partent, salue ceux qui ne reviendront jamais »

Et enfin, la phrase, l’ultime mantra, l’ultime règle à ne jamais violer, c’était un propos aussi terrifiant qu’indispensable…
« Ne fais confiance à personne. Ne crois que ceux que tu connais, méfie-toi de tous les autres ».
La règle était claire, sans ambiguïté. On ne devait pas faire confiance aux « autres », à ceux pouvant venir de l’extérieur. La Machine avait appris à fabriquer non plus des machines, mais bien des êtres à l’apparence humaine, à l’intonation si parfaite qu’on eut cru parler à des hommes et non à des robots. Alors, après de nombreux désastres, cette règle, atroce pour ceux qui fuyaient les combats, vitale pour les réfugiés des bunkers, s’était imposée à tous. Ainsi, on disait aux enfants de ne jamais ouvrir la porte sans de nombreux adultes armés à proximité. Sait-on jamais, celui qui suppliait qu’on l’aide pouvait être un nouveau terminator, une nouvelle apparence pour un cyborg destructeur…

24 septembre 2018

Paupières closes

Il avançait de son pas lent et peu assuré sur le trottoir. Petit, tassé sur ses jambes légèrement arquées, la main fermement agrippée au pommeau de sa béquille, il avait l’aspect de ces vieillards qui ont subi les affres du temps et de l’existence. Tout parlait de vieillesse en lui, depuis sa tenue au pantalon de velours trop ample, en passant par ses mains à la peau fripée et mouchetée, jusqu’à son pull à carreaux qui semblait tout droit sorti d’une caricature presque grotesque. Il avait sur la tête une casquette sans époque, le sempiternel couvre-chef noir qui cache tant la raréfaction des cheveux, que l’inexorable blanchiment de sa chevelure. Ses yeux étaient désormais réfugiés sous de gros sourcils gris et broussailleux, et derrière deux plaques de verre très épais enserrés dans une énorme monture de plastique noir.

Lentement, foulée après foulée, il avançait seul, silencieux, entrevoyant un monde différent de celui de sa jeunesse, tout en étant toujours identique et immuable. Sa rue, cette rue était toujours la même, bien qu’aucun des commerce de son bon vieux temps n’était plus présente. Les enseignes peintes avaient cédé à la fièvre du néon, les propriétaires s’étaient succédé dans une frénésie de renouveau commercial, et même les thématiques avaient subi les mutations de la société. Pourtant, il y avait encore les mêmes devantures, les mêmes portes, et rares étaient ceux qui avaient osé faire disparaître cet héritage. Les stores fonctionnaient désormais à l’électrique, les vitrines ne présentaient plus les produits mais plutôt des affiches et autres écrans vantant tel ou tel produit, mais pourtant, lui, ce sont celles de son enfance qu’il revoyait en passant devant. Ici, c’était une mercerie qui est devenue une petite épicerie, là une herboristerie devenue un vendeur de téléphones, et là, à l’angle, subsistait encore ce même petit bar dont seule l’atmosphère jadis enfumée pouvait prétendre préserver le souvenir d’un temps révolu.

Il avait ses habitudes ici, et chacun pouvait le reconnaître parce qu’il était à la fois volubile quand il parlait pour ne rien dire, et terriblement silencieux dès qu’il fallait aborder des sujets plus sérieux. Sans être secret, personne ne pouvait prétendre vraiment le connaître, que ce soient ses voisins dans son vieil immeuble, que les commerçants avec qui il était toujours aimable et prompt à plaisanter. « Le petit vieux », « l’ancêtre », « la mémoire du quartier », on lui connaissait bien des surnoms, des épithètes plus tendres que moqueur, et pourtant qui pouvait prétendre comprendre ses regards tristes posés sur les gens et les choses, l’absence de mots quand on abordait un sujet plus sérieux qu’à l’accoutumé ? Il savait rire de tout, de lui-même, de la Vie en général, mais sans jamais vraiment se dévoiler. Personne ne lui connaissait de famille, pas plus qu’on ne lui connaissait de véritables amis réguliers. Il avait des contacts cordiaux avec les autres personnes, mais toujours avec une sorte de distance hésitant entre la timidité et une stricte pudeur le concernant. Impénétrable, discret, il avançait, cabas dans une main, une béquille pour l’aider dans l’autre, sans jamais demander d’aide, sans jamais se plaindre de son âge, de son arthrose le rongeant lentement, de sa cataracte lui flétrissant inexorablement la vue, ou de sa tension jouant sans arrêt sur son cœur.

Anonyme parmi les inconnus, sans exigence ni intention de se faire remarquer, il était juste là, monument d’histoires silencieuses, de non-dits, symbole d’un passé qu’il semblait vouloir taire, ou peut-être même oublier. Les plus maladroits avaient bien tenté de lui parler du temps d’antan, de la guerre, de ce qu’il avait fait, de quel camp il avait choisi, ou même s’il avait seulement pu choisir en ces temps troublés. A chaque fois, il s’était empressé de dire qu’il fallait parfois laisser le passé au passé, et que le sien n’avait pas plus d’intérêt qu’un autre. Que voulait-il dire ? Qu’entendait-il par ces mots posés en énigmes appelant d’autres questions ? Cachait-il un secret, des actes honteux ? Que voulait-il oublier de si important et de si pesant pour ne plus mettre des mots dessus ? A chaque fois qu’on venait le relancer, c’était deux prunelles d’un bleu intense voilées par la vieillesse qui s’imbibaient, puis qui discrètement se durcissaient avec l’envie de répondre, pour finir par un adoucissement, un sourire pénible, et une phrase valise pour fuir la conversation.

Le vieil homme n’est plus apparu dans la rue depuis pas mal de temps. Ses voisins se sont inquiétés, parce que sa boite à lettres dégorge de son courrier en retard. On a tapé à la porte, personne n’a répondu. Son cabat à roulettes est là, dans l’entrée de l’immeuble. Il n’est pas parti, il y a de la lumière le soir, mais personne ne répond. Alors, on a demandé aux pompiers de venir voir. Il s’est assoupi à jamais, dans un vieux fauteuil orienté vers le téléviseur. On l’a trouvé là, les pieds posés sur un tas de vieux livres parlant de la guerre, les mains jointes sur son ventre devenu bedaine, les paupières closes, le visage visiblement apaisé d’être enfin libéré de l’existence. Son cœur a décidé de lui accorder le repos éternel, son âme s’en est allée, sans que quiconque ne comprenne ni comment ni pourquoi il restait si silencieux.

On ne le connaissait que par « Monsieur Henri », sans que personne ne daigne réellement s’inquiéter de qui il était, ou de son sort. Peut-être que sa solitude choisie avait un sens. Alors, j’ai cherché. Je l’ai trouvé là, assoupi pour l’éternité, tandis que les pompiers remplissaient les documents requis pour la levée du corps. On nous a demandé si on lui connaissait une famille, si on savait s’il avait des enfants, des parents… On ne savait rien, et nous nous sommes tous sentis idiots, égoïstes, minables face à cette dépouille, face à ce vieillard sympathique et solitaire à la fois, amical et discret. Alors, un des hommes, au moment de le tirer de son fauteuil, fit glisser une manche de sa chemise. L’avant-bras se découvrit, et un matricule nous apparût. « Seigneur… », murmura un des pompiers, puis ils placèrent le corps sur le brancard. Avec respect, on salua cet homme, on observa un peu son antre, son appartement, son salon inconnu de tous et pourtant à portée de sonnette.

Je me suis attardé là, triste, le cœur serré, sans vraiment comprendre. Mes yeux se sont mis à glisser sur les papiers, sur le courrier oublié sur la table, sur les photographies, et j’ai alors saisi. Rosenthal. Juif. J’ai reconnu sur un cliché en noir et blanc cet homme mais jeune, heureux de vivre, en compagnie d’une femme devant sûrement être sa femme. A côté, il était de nouveau là, avec cette femme, et deux enfants, ainsi que des personnes plus âgées devant être ses parents ou ses beaux-parents. Puis, là, je pus saisir sa solitude, son silence éternel. Je ne savais rien, et ne saurai jamais ce qu’il s’est réellement passé. Il a été déporté, lui est revenu, mais seul à tout jamais. Les photographies se sont figées, sans temps présent, sans autre personne que lui-même. On lui a tout pris, sa vie, son corps, ses proches, sa famille, tout lui a été irrémédiablement volé et détruit sous ses yeux. Quand ? Comment ? Je ne peux ni ne veux le deviner. J’ai oublié d’être humain, oublié d’être généreux, de m’inquiéter de ce voisin, de lui parler, de lui donner peut-être un peu plus d’attention qu’un simple salut poli et sans chaleur. Lui, aurait-il voulu me parler, se laisser aller à exprimer ce qu’on ne peut ni narrer ni expliquer, sur l’injustice d’être une victime sans autre raison qu’une différence de foi, sur l’inconcevable des crimes perpétrés contre des gens ordinaires ? Il est parti avec sa mémoire et personne n’a pris le temps de la préserver.

On va vider l’appartement. Il était locataire, le propriétaire se moque de ces souvenirs, de ces photographies, de ces livres qu’il passait sûrement son temps à relire, à ressasser le passé, à pleurer seul sur ceux qu’il aimait. Que va-t-on faire de cela ? Rien, sûrement qu’on va empiler le tout pour la déchetterie, qui, lieu sans mémoire ni réflexion va incinérer le tout, recycler, transformer et effacer ces dernières bribes de souvenirs. Personne n’a de droits là-dessus, et après enquête on nous a dit qu’il n’avait plus de famille directe ou indirecte, plus d’héritier pour prendre cette ridicule et minuscule succession. Ainsi disparaît l’histoire… Ainsi disparaît l’homme, ainsi s’efface à jamais ce qui fut et ne sera plus jamais.