24 septembre 2018

Paupières closes

Il avançait de son pas lent et peu assuré sur le trottoir. Petit, tassé sur ses jambes légèrement arquées, la main fermement agrippée au pommeau de sa béquille, il avait l’aspect de ces vieillards qui ont subi les affres du temps et de l’existence. Tout parlait de vieillesse en lui, depuis sa tenue au pantalon de velours trop ample, en passant par ses mains à la peau fripée et mouchetée, jusqu’à son pull à carreaux qui semblait tout droit sorti d’une caricature presque grotesque. Il avait sur la tête une casquette sans époque, le sempiternel couvre-chef noir qui cache tant la raréfaction des cheveux, que l’inexorable blanchiment de sa chevelure. Ses yeux étaient désormais réfugiés sous de gros sourcils gris et broussailleux, et derrière deux plaques de verre très épais enserrés dans une énorme monture de plastique noir.

Lentement, foulée après foulée, il avançait seul, silencieux, entrevoyant un monde différent de celui de sa jeunesse, tout en étant toujours identique et immuable. Sa rue, cette rue était toujours la même, bien qu’aucun des commerce de son bon vieux temps n’était plus présente. Les enseignes peintes avaient cédé à la fièvre du néon, les propriétaires s’étaient succédé dans une frénésie de renouveau commercial, et même les thématiques avaient subi les mutations de la société. Pourtant, il y avait encore les mêmes devantures, les mêmes portes, et rares étaient ceux qui avaient osé faire disparaître cet héritage. Les stores fonctionnaient désormais à l’électrique, les vitrines ne présentaient plus les produits mais plutôt des affiches et autres écrans vantant tel ou tel produit, mais pourtant, lui, ce sont celles de son enfance qu’il revoyait en passant devant. Ici, c’était une mercerie qui est devenue une petite épicerie, là une herboristerie devenue un vendeur de téléphones, et là, à l’angle, subsistait encore ce même petit bar dont seule l’atmosphère jadis enfumée pouvait prétendre préserver le souvenir d’un temps révolu.

Il avait ses habitudes ici, et chacun pouvait le reconnaître parce qu’il était à la fois volubile quand il parlait pour ne rien dire, et terriblement silencieux dès qu’il fallait aborder des sujets plus sérieux. Sans être secret, personne ne pouvait prétendre vraiment le connaître, que ce soient ses voisins dans son vieil immeuble, que les commerçants avec qui il était toujours aimable et prompt à plaisanter. « Le petit vieux », « l’ancêtre », « la mémoire du quartier », on lui connaissait bien des surnoms, des épithètes plus tendres que moqueur, et pourtant qui pouvait prétendre comprendre ses regards tristes posés sur les gens et les choses, l’absence de mots quand on abordait un sujet plus sérieux qu’à l’accoutumé ? Il savait rire de tout, de lui-même, de la Vie en général, mais sans jamais vraiment se dévoiler. Personne ne lui connaissait de famille, pas plus qu’on ne lui connaissait de véritables amis réguliers. Il avait des contacts cordiaux avec les autres personnes, mais toujours avec une sorte de distance hésitant entre la timidité et une stricte pudeur le concernant. Impénétrable, discret, il avançait, cabas dans une main, une béquille pour l’aider dans l’autre, sans jamais demander d’aide, sans jamais se plaindre de son âge, de son arthrose le rongeant lentement, de sa cataracte lui flétrissant inexorablement la vue, ou de sa tension jouant sans arrêt sur son cœur.

Anonyme parmi les inconnus, sans exigence ni intention de se faire remarquer, il était juste là, monument d’histoires silencieuses, de non-dits, symbole d’un passé qu’il semblait vouloir taire, ou peut-être même oublier. Les plus maladroits avaient bien tenté de lui parler du temps d’antan, de la guerre, de ce qu’il avait fait, de quel camp il avait choisi, ou même s’il avait seulement pu choisir en ces temps troublés. A chaque fois, il s’était empressé de dire qu’il fallait parfois laisser le passé au passé, et que le sien n’avait pas plus d’intérêt qu’un autre. Que voulait-il dire ? Qu’entendait-il par ces mots posés en énigmes appelant d’autres questions ? Cachait-il un secret, des actes honteux ? Que voulait-il oublier de si important et de si pesant pour ne plus mettre des mots dessus ? A chaque fois qu’on venait le relancer, c’était deux prunelles d’un bleu intense voilées par la vieillesse qui s’imbibaient, puis qui discrètement se durcissaient avec l’envie de répondre, pour finir par un adoucissement, un sourire pénible, et une phrase valise pour fuir la conversation.

Le vieil homme n’est plus apparu dans la rue depuis pas mal de temps. Ses voisins se sont inquiétés, parce que sa boite à lettres dégorge de son courrier en retard. On a tapé à la porte, personne n’a répondu. Son cabat à roulettes est là, dans l’entrée de l’immeuble. Il n’est pas parti, il y a de la lumière le soir, mais personne ne répond. Alors, on a demandé aux pompiers de venir voir. Il s’est assoupi à jamais, dans un vieux fauteuil orienté vers le téléviseur. On l’a trouvé là, les pieds posés sur un tas de vieux livres parlant de la guerre, les mains jointes sur son ventre devenu bedaine, les paupières closes, le visage visiblement apaisé d’être enfin libéré de l’existence. Son cœur a décidé de lui accorder le repos éternel, son âme s’en est allée, sans que quiconque ne comprenne ni comment ni pourquoi il restait si silencieux.

On ne le connaissait que par « Monsieur Henri », sans que personne ne daigne réellement s’inquiéter de qui il était, ou de son sort. Peut-être que sa solitude choisie avait un sens. Alors, j’ai cherché. Je l’ai trouvé là, assoupi pour l’éternité, tandis que les pompiers remplissaient les documents requis pour la levée du corps. On nous a demandé si on lui connaissait une famille, si on savait s’il avait des enfants, des parents… On ne savait rien, et nous nous sommes tous sentis idiots, égoïstes, minables face à cette dépouille, face à ce vieillard sympathique et solitaire à la fois, amical et discret. Alors, un des hommes, au moment de le tirer de son fauteuil, fit glisser une manche de sa chemise. L’avant-bras se découvrit, et un matricule nous apparût. « Seigneur… », murmura un des pompiers, puis ils placèrent le corps sur le brancard. Avec respect, on salua cet homme, on observa un peu son antre, son appartement, son salon inconnu de tous et pourtant à portée de sonnette.

Je me suis attardé là, triste, le cœur serré, sans vraiment comprendre. Mes yeux se sont mis à glisser sur les papiers, sur le courrier oublié sur la table, sur les photographies, et j’ai alors saisi. Rosenthal. Juif. J’ai reconnu sur un cliché en noir et blanc cet homme mais jeune, heureux de vivre, en compagnie d’une femme devant sûrement être sa femme. A côté, il était de nouveau là, avec cette femme, et deux enfants, ainsi que des personnes plus âgées devant être ses parents ou ses beaux-parents. Puis, là, je pus saisir sa solitude, son silence éternel. Je ne savais rien, et ne saurai jamais ce qu’il s’est réellement passé. Il a été déporté, lui est revenu, mais seul à tout jamais. Les photographies se sont figées, sans temps présent, sans autre personne que lui-même. On lui a tout pris, sa vie, son corps, ses proches, sa famille, tout lui a été irrémédiablement volé et détruit sous ses yeux. Quand ? Comment ? Je ne peux ni ne veux le deviner. J’ai oublié d’être humain, oublié d’être généreux, de m’inquiéter de ce voisin, de lui parler, de lui donner peut-être un peu plus d’attention qu’un simple salut poli et sans chaleur. Lui, aurait-il voulu me parler, se laisser aller à exprimer ce qu’on ne peut ni narrer ni expliquer, sur l’injustice d’être une victime sans autre raison qu’une différence de foi, sur l’inconcevable des crimes perpétrés contre des gens ordinaires ? Il est parti avec sa mémoire et personne n’a pris le temps de la préserver.

On va vider l’appartement. Il était locataire, le propriétaire se moque de ces souvenirs, de ces photographies, de ces livres qu’il passait sûrement son temps à relire, à ressasser le passé, à pleurer seul sur ceux qu’il aimait. Que va-t-on faire de cela ? Rien, sûrement qu’on va empiler le tout pour la déchetterie, qui, lieu sans mémoire ni réflexion va incinérer le tout, recycler, transformer et effacer ces dernières bribes de souvenirs. Personne n’a de droits là-dessus, et après enquête on nous a dit qu’il n’avait plus de famille directe ou indirecte, plus d’héritier pour prendre cette ridicule et minuscule succession. Ainsi disparaît l’histoire… Ainsi disparaît l’homme, ainsi s’efface à jamais ce qui fut et ne sera plus jamais.

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