03 août 2018

Œil qui s’ouvre

Le cri du réveil me tire de mes songes. Il est là, cet appareil disgracieux et braillard, vociférant ses notes stridentes pour tenter de m’arracher de ma couette. D’un geste mêlant agacement ensommeillé et lassitude mécanique, je lui assène du plat de ma main une tape ferme et assurée sur le haut de son corps de plastique noir. Alors, le voilà qui se tait, qui accepte cette sanction de bonne grâce, satisfait qu’il est d’être parvenu à ses fins. Je m’étire alors, entendant quelques-unes de mes articulations pousser le gémissement caractéristique de l’engourdissement nocturne, tandis que mes yeux, eux, se contentent d’une tentative inutile de mise au point. La lumière est éteinte, la pièce est encore obscure, et là, sur un mur, il y a comme des échelons colorés, des lignes dorées qui se dessinent de manière floue et changeante. Le soleil, toujours matinal, coule entre les persiennes, et me signifie de son sourire qu’il est temps d’émerger et de me lever.

L’ambiance est saturée d’une odeur agréable de pain grillé et de café qui dégringole dans sa marmite de verre. J’entends par-delà la porte fermée les sons d’un autre monde, d’un autre univers bariolé où la Vie s’agite déjà. Je palpe autour de moi, je suis effectivement seul, et le coin qui m’est dévolu est un vaste champ de bataille où les draps et les couvertures sont les derniers représentants des combats menés par l’esprit au sein de mes rêves dont je ne me souviens jamais. Ces bruits, ils sont des éclats de rire, des « chut » inutiles et bien trop intenses pour faire sens, ils sont des détonations d’objets qui tombent sur le parquet, ou encore le claquement de pantoufles sur le carrelage de la cuisine. Il y a un orchestre sans chef, il y a une symphonie discordante, et mon ouïe tente d’en débrouiller la structure. Je me redresse, inutile d’insister, d’espérer retourner côtoyer un Morphée qui s’en est allé sans coup férir, je me dois de laisser l’éveil prendre le relais de cette délicate torpeur matinale.

D’un pas lent et peu assuré, je m’avance entre le lit et la porte. La barbe rêche, les yeux ensablés dans les reliquats de ma nuit, et l’humeur à bailler, je me saisis de la poignée quand tout à coup le doute m’étreint. Dois-je pousser ce panneau de bois, dois-je réellement quitter mon refuge pour devenir un instrumentiste complémentaire de cette cacophonie ? J’ai un petit sourire sur les lèvres, je me frotte alors les yeux pour en chasser les derniers signes de mon ensommeillement, puis je fais basculer lentement, sentencieusement même le mécanisme qui libère la porte. D’un geste précis, j’entrouvre ce portail vers le monde des éveillés, et j’observe dans l’entrebâillement ce qu’il se passe réellement. Il y a des gnomes qui courent, une fée qui tente de les raisonner, et un capharnaüm d’objets magiques vient me rappeler à quel point le rangement est une notion abstraite pour certains. Je ne suis pas repéré, je suis encore considéré comme un détenu de mes songes, et mes gardiens prennent bien soin, malgré leur incompétence crasse, de me laisser encore quelques instants de répit. Je me fais tout petit malgré ma trop grande taille, je fais pivoter l’ensemble avec un soin maniaque pour que les miaulements de ses charnières soit aussi ténu que possible. Tel un espion en opération, je me faufile et m’engage dans la pièce d’en face pour y trouver la cascade aquatique, le premier sanctuaire obligatoire avant les différentes étapes d’un démarrage de journée.

Je me faufile dans la cabine que je referme sur moi. Un rien claustrophobe, l’endroit est pourtant accueillant dès qu’on en manipule les mécanismes avec intelligence. Alors, une petite bruine commence à se déverser sur ma tête et ma nuque. C’est une pluie fine, une pluie d’été, tiède et relaxante. Autour de moi, les carreaux mêlant azur et blanc pimpant ressemblent aux reflets d’un lac de montagne, en contrepoint des serviettes bariolées qui ressemblent plus à des drapeaux en berne qu’à des étalements éclatants sur des plages. Là, ma torpeur résiste, elle tient bon malgré l’agréable sensation d’échauffement humide. Pour la vaincre, il n’y a qu’une solution, transformer le petit orage en déluge, voire même en cascade. Je tourne les robinets, et là tout s’envole, tout dégringole, le bruit est passé d’une pluie au roulement ininterrompu d’un torrent. Le savon mousse, les senteurs artificielles se mêlent, et je ferme les yeux de contentement, tout en me frictionnant la peau pour chasser mes derniers restes de sommeil.

Je sors enfin de l’univers aquatique et m’enserre dans une serviette encore en état d’usage. Je me masse mes cheveux courts, j’observe ma figure floue dans le miroir de l’armoire à pharmacie. Tout est brume, et la buée n’aide clairement pas à m’offrir une vision claire de moi-même. Je me redresse, passe ma paume un peu calleuse sur ma joue piquante, et j’esquisse un sourire à cet autre moi qui me jauge et m’observe depuis son tain argenté. Il est temps de passer à la folie douce, il est temps que je quitte les embruns pour rejoindre la magie désordonnée de l’existence.

Ils sont là, ces petits chérubins surexcités par la saveur du pain grillé tartiné de confiture. Elle est là, leur mère souriante qui s’empresse de me faire un café. Elle m’embrasse du bout des lèvres, jolie fée amusée par ma tête encore saisie par la torpeur matinale. Il n’est pas si tard ni si tôt que cela. Les stores tirés sur les fenêtres du salon donnent une atmosphère sépia aux murs, tandis que le carrelage blanc me refroidit les pieds. J’ai entre les mains mon mug fumant, j’inhale cette senteur amère, un rien aigre et pourtant délicieuse de mon café du matin. Je souris béatement en fixant du regard ces angelots parfois démoniaques à qui j’ai donné la vaine consigne de ramasser leurs jouets. Ils sont épars, gisant çà et là, et peu à peu un coffre s’emplit de ces trésors qu’on aime, qu’on oublie, puis qu’on reprend avec nostalgie. Un jour, eux aussi, s’amuseront à revoir ces objets de l’inutile et de l’indispensable. J’hume l’air, je sens la chaleur du soleil dans mon dos, c’est une caresse délicate, toute aussi fine et délicieuse que ce regard complice et amoureux de ma compagne.

On est samedi. Il n’y a pas de travail pour moi, mais le réveil, lui, s’en est moqué. A vrai dire, je lui ai ordonné de me sortir de mes songes. Les enfants veulent sortir, s’amuser, rire, se faire des souvenirs doux et délicieux. Peut-être vais-je leur offrir une glace, ou alors va-t-on aller se baigner quelque part. Qu’importe, on s’amusera, on se forgera des souvenirs ensemble, et eux aussi s’en souviendront avec tendresse, tandis que je les regarderai avec nostalgie. On va prendre des photographies, marcher, rire, faire du vélo…

Et ma torpeur s’en est allée, elle est reléguée au rang de souvenir, pour une journée de plus, pour quelques instants de magie ordinaire.

01 août 2018

L’homme qui vendit le monde

Assis à son bureau, il avait cette situation et ce statut social qui font que les plus avides vous envient, et les plus pauvres vous détestent. Il avait ce regard hautain et pétillant de celui qui a réussi sans se soucier outre mesure de ce qu’on pourrait dire sur son compte, et pire encore sans se préoccuper des conséquences sur le monde qui l’entoure. Vêtu d’un costume au tarif indécent, chaussé de mocassins dont chaque chaussure coûtait le salaire d’un ouvrier, il avait cette aisance financière insolente qui lui ouvrait toutes les portes et bien des lits dans la « haute société ». Satisfait de lui, fier de pouvoir arborer sa richesse, il avait ce luxe ostentatoire frôlant avec le vulgaire au poignet, autour du cou, et entre les mains quand il conduisait son bolide hors de prix.

Affalé dans un fauteuil en cuir noir, il scrutait la ville tout en sirotant paisiblement un verre de whisky. C’était cela, selon lui, la réussite sociale : avoir le bureau le plus haut, le plus vaste et le plus richement décoré pour en imposer tant aux subalternes qu’à ses clients. Entre ses bibliothèques garnies d’ouvrages anciens, ses tableaux dont certains valaient de véritables fortunes, et ce désir insatiable d’impressionner par les choix des matériaux dans le mobilier, il y avait là une vraie sensation d’étouffement pour quiconque pénétrait dans son antre. En bon loup de la finance, il avait vendu, acheté, revendu, fait des fortunes et réduit à néant d’autres, le tout sans la moindre trace de sentimentalisme ou de regrets. Après tout, la réussite ne se bâtit pas sur de bons sentiments, et s’enrichir se fait forcément au détriment de quelqu’un…

Il adorait voir le monde s’agiter là, en bas, derrière la baie vitrée, comme s’il avait la possibilité d’observer l’intérieur d’une fourmilière. Ce qu’il voyait ? Pas des gens, pas des entreprises, pas des camions bourrés de marchandises. Non, lui il voyait là des mouvements financiers, des consommateurs, des crédits, des sociétés par actions, des acheteurs et des vendeurs. Il avait tout déshumanisé, tout réduit à des tableaux, des grilles de montants, sans même se soucier de savoir si la moindre variation d’une virgule pouvait ou non ruiner une existence. C’était un jeu pour lui, une stimulation intellectuelle qu’il la considérait plus intéressante que le sport, l’amitié ou le sexe. A ses yeux, la plus grande des excitations était de voir un de ses paris dépasser ses espérances, d’autant plus si un concurrent s’en retrouvait lésé d’une manière ou d’une autre. Il menait ses opérations comme un général guide ses soldats, avec froideur et calcul, usant de tactique toujours à la marge du moral et du légal, tout en faisant bien attention d’être irréprochable en cas de contrôle. Son génie faisait de lui un être efficace, son arrogance un homme mégalomane et égocentrique.

Les pieds croisés sur le bureau, il continuait à déguster son alcool favori tandis que la matinée s’entamait sur la ville. Il avait eu des bilans financiers plus que satisfaisants, et il avait l’impression d’avoir fait encore mieux qu’avant. En effet, il avait cette sensation complètement hallucinante d’avoir été au-delà de ses propres frontières, et sa fortune n’avait jamais été aussi grande et inattaquable. En bon expert, il s’était arrangé pour sécuriser une bonne part de ses propres fonds, chose qu’il ne daignait jamais faire pour les autres. Pourquoi s’en soucier ? Il était payé non pour être prudent, mais pour leur gagner le plus possible. C’était un pari des deux côtés, et à son sens personnel il ne voyait rien de malsain ou répréhensible de jouer cet argent qui n’était pas le sien. Ils parient, ils risquent, et s’ils perdent c’est leur choix. Tout était ainsi forgé pour se dédouaner de toute responsabilité personnelle.

Il avait trempé dans des business aussi bien légitimes comme la bourse, les placements immobiliers, que plus douteux comme le marché des armes. Il ne voyait aucune différence, car après tout il n’appuyait pas sur la gâchette qui tuait, pas plus qu’il ne choisissait le vainqueur d’une guerre. C’était tout simple : il y a un marché, il faut le prendre, sinon un autre s’en saisira. Ce qui l’avait fait sortir de ce cirque c’est surtout les risques de franchir la frontière de la légalité, et de finir lui-même en prison. C’était bien là sa limite : finir emprisonné ? Hors de question, d’autant moins parce qu’il y a eu un revirement politique ! Et puis, il avait senti le danger de vendre des armes à des milices, des états dictatoriaux… alors il avait joué d’intermédiaires, de sociétés écrans, de mercenaires pour ne jamais être directement connu des vendeurs et des acheteurs. Plus il y a de pions entre le roi et soi, moins le roi peut venir se venger en cas de défaite…

Ce matin-là il écoutait d’une oreille distraite sa chaîne hifi haut de gamme. Elle faisait tourner en boucle une chanson qu’il avait avec cynisme, un tube de David Bowie : l’homme qui a vendu le monde. Cela le faisait sourire, et même éclater de rire tant elle semblait lui ressembler tout en n’étant pas lui. Il n’était pas touché par les couplets, il était même plutôt amusé de voir à quel point il avait cette même envie de vendre le monde, car au fond, tout était en vente, aussi bien des marchandises que des hommes, et tout était échangeable contre de l’argent. Son ex-femme l’avait quitté parce qu’elle ne supportait plus ce monstre d’égoïsme, alors que lui se voyait purement et simplement comme quelqu’un n’étant plus touché par la bêtise humaine. Il revendiquait cette absence totale d’empathie, il affichait clairement son dégoût pour ceux qui s’apitoyaient ou se lamentaient. Il estimait qu’il échouait il se suiciderait, parce qu’il n’était alors plus compétitif ni digne des défis qu’il relevait chaque jour.

Soudain, il entendit un curieux bourdonnement qu’il connaissait pourtant fort bien. Il se retourna pour voir à nouveau « sa » ville. Il aperçut un avion, un gros avion, très gros, s’agrandissant à toute vitesse dans sa vue sur « sa » ville. L’engin ne se détournait pas, il fonçait clairement sur son immeuble, droit sur lui, son étage, sa vie, ses dossiers, ses finances, ses collaborateurs. Il laissa tomber son verre pratiquement vide sur sa moquette qui étouffa la chute de l’objet. Il se redressa pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. En quelques instants, il eut à l’esprit tout autre chose, une sorte de dégoût de lui-même, un rejet absolu de tout ce qu’il avait bâti et forgé de ses mains et de son esprit tant génial que malade. Alors, quand le nez de l’avion brisa la façade, qu’il vint l’écraser contre son bureau, il eut une dernière pensée, une sorte de rédemption tardive et fatale, une dernière épiphanie avant de mourir broyé par cette machine colossale. « J’ai vraiment été un connard ».

Le 11 septembre 2001, à 8h46 heure de New-York, le premier des deux avions suicides s’abattit sur la tour nord du World Trade Center.
The Man Who Sold The WorldL'homme qui a vendu le monde
We passed upon the stairs, Nous passions sur les escaliers
We spoke Of was and whenNous parlions de quand et d'où
Although I wasn't there, Bien que je n'étais pas là-bas
He said I was his friendIl disait que j'étais son ami
Which came as some surprise Ce qui vint comme une surprise
I spoke into his eyesJe lui parlais droit dans les yeux
I thought you died alone, Je pensais que tu étais mort seul
A long long time agoIl y a très très longtemps
[Refrain][Refrain]
Oh no, not meOh non, pas moi
We never lost controlNous n'avons jamais perdu le contrôle
You're face to faceTu es face à face
With the man who sold the worldAvec l'homme qui a vendu le monde
I laughed and shook his hand, Je riais et serrais sa main
And made my way back homeEt reprenais le chemin de chez moi
I searched from form and land, Je cherchais au loin une forme et une terre
For years and years I roamedPendant des années et des années j'errais
I gazed the gazeless stare Je contemplais d'un regard fixe
At all the millions hillsSur tous les millions de collines
I must have died alone, J'ai dû mourir seul
A long long time agoIl y a très très longtemps
[Refrain]*2[Refrain]*2