25 juin 2018

Ultime frontière

« Suivant ! », lança une voix stridente et ferme depuis derrière un comptoir à l’hygiaphone haut perché. Il y avait là une queue invraisemblablement longue où chacun serrait entre ses doigts un dossier ou une enveloppe. Plus rarement, on pouvait remarquer toute une pile de documents entassée sur un chariot, et son détenteur laissait apparaître des signes visibles d’inquiétude. Pas à pas, la file avançait inexorablement au rythme du « Suivant »… et la file se perdait à l’horizon tant ceux qui attendaient étaient nombreux.

Il n’y avait là qu’un guichet, un passage obligé, une ultime frontière où tous étaient tenus de passer. Alors, obtenir le visa, le sésame pour passer la barrière était réellement une épreuve en soi. Chaque demandeur serrait ses seules références en s’interrogeant perpétuellement sur « Ai-je bien tous les documents ? Et si j’en oublie, vais-je être refoulé ? », ou encore « Ah, mais s’ils demandent quelque chose d’intime et de gênant, je réponds ? Et si je mens… et s’ils le découvrent ? ». L’angoisse de l’examen, de la vérification, et surtout la peur panique d’être pris en flagrant délit de mensonge ou d’omission. C’est ainsi, à chaque instant de l’existence nous nous devons d’être « sincères », et même carrément « honnêtes », là où pourtant l’on cherche constamment à enterrer la vérité sous des amoncellements de raccourcis, de voiles pudiques et même carrément de baratin. Mais là, à cette frontière-ci, point de possibilité d’éviter le garde, pas de grillage qu’on peut franchir ou entailler, rien qu’un seul point de passage, lent, méthodique, déprimant.

Dans le pas lent des demandeurs on pouvait régulièrement en voir être excédés par l’interminable attente. Les plus polis ronchonnaient, les plus énervés hurlaient et se faisaient remettre en place par des équipes de sécurité, et les plus malhonnêtes tentaient de sauter des places… ce qui leur valaient au mieux une bonne sanction comme retourner au point de départ, au pire un refus catégorique de passer la douane. Et pourtant, de chaque côté de l’unique allée étaient plantés d’innombrables panneaux annotés « Vous trichez, vous perdez », ou encore « Arriver plus vite n’a pas de sens, patientez », et la plus ironique étant tout de même « Il y en a qui ont essayé de frauder, ils ne l’emportèrent pas au Paradis ». A croire que les rédacteurs de ces avertissements étaient de fieffés salauds, plus prompts à se moquer des demandeurs qu’à réellement leur donner des avis et des conseils avisés. Pour ce qui est de l’organisation de la file et des vraies consignes de sécurité, c’étaient également des panonceaux, mais aussi des téléviseurs égrainant dans diverses langues une litanie de consignes, toutes soutenues par de petits schémas abscons. « Ne poussez pas », « Respectez le rythme d’avancement », « Ne sortez pas du rang » etc etc… Cependant, les demandeurs ne pouvant guère se distraire faute d’un paysage intéressant, tous finissaient par s’absorber dans l’écoute des messages grommelés dans des haut-parleurs, ou à planter leur regard dans leurs documents, quitte à les relire pour la millième fois. Qui sait, peut-être qu’ils auraient pu varier, que deux pages s’étaient collées par erreur…

Il y avait toutes les nationalités, tous les âges et tous les sexes sur le chemin. Certains se tenaient par la main, d’autres épiaient autour d’eux avec inquiétude. Cela parlait toutes les langues possibles, mais curieusement tout le monde semblait se comprendre, ou en tout cas tentait de le faire. Curieux cet acharnement qu’a l’humanité à vouloir à tout prix discuter, échanger, et surtout tergiverser ! Parce que là, le VRAI sujet, l’unique sujet était finalement non pas « A-t-on les documents attendus ? » mais bien « Qu’est-ce qu’on fout là au fait ? ». Evidemment, chacun allait de sa théorie, depuis le « Taisez-vous, c’est comme ça ou on va finir en bout de queue ! », jusqu’à « Ah ben c’est sûrement un contrôle fiscal. J’ai toujours eu peur des contrôles fiscaux », en passant par l’absurde « C’est un coup de la CIA que je vous dis ! Ils nous contrôlent tous, on est leurs pions, et moi je ne veux pas en être un ! ».

« Vous parlez d’une bande de théoriciens à la manque » se disait la fonctionnaire juchée sur son fauteuil en tissu noir. Elle était ni laide ni belle, entre deux âges, avec le temps qui n’avait pas encore été cruel ou ingrat avec elle. C’était tout juste une personne ordinaire, presque informe, oubliable, engoncée dans un tailleur d’un gris anonyme et aux lunettes rectangulaires accentuant son regard vif et noir. Elle avait le chignon strict, les mains parfaitement manucurées, et cette voix de crécelle, détestable sonorité qu’on attribue aux fonctionnaires zélés et inhumains. Elle ne souriait qu’en cas d’ironie, ne s’attendrissait pas lors de l’examen de chaque requête de laisser-passer, et ne soupirait que lorsqu’elle était lassée d’argumenter avec le demandeur. « Les règles sont les règles, pas de dérogation », disait-elle régulièrement au demandeur dépité, assénant un coup de tampon « Refusé » sur un formulaire visiblement standard et maîtrisé jusqu’à la dernière coche en bas dans la marge. Alors, devant elle, « C’est le défile du tout et n’importe quoi aujourd’hui », comme elle le lança à une collègue traitant des photocopies derrière elle. « Et il n’a pas son certificat je suppose », « et elle n’a pas fait valider sa demande », « et il veut quoi le petit monsieur ? »

Et là, dans la file, un adolescent s’avança. Il avait un air parfaitement dégingandé, allant et venant d’une chaussure à l’autre sans vraiment avoir l’air de marcher. Il avait ce faciès d’acnéique au sourire béat, tenant sous le coude une grosse enveloppe apparemment très garnie. Quand d’autres lui adressaient la parole, il se contentait de répondre par un sourire niais, un clin d’œil moqueur, voire un rot sonore du plus mauvais effet. Dans sa tignasse ébouriffée on pouvait lire un manque de soin, ou bien au contraire un soin tout particulier pour avoir un air crasseux. Toute la question était dès lors « est-il débile » ou bien « Se moque-t-il de nous ». Pas après pas, il s’approcha du comptoir, ne prêtant pas même attention à ceux qui se plaignaient d’être recalés, ou à la joie de ceux qui passaient le portique de sécurité.

« Suivant ! » asséna la fonctionnaire terne et cynique. Le jeune homme fit quelques pas et tendit son enveloppe. La femme feuilleta, jaugea son client, puis lui lança « Alors, on s’est amusé et ça a mal fini ? ». Lui, hagard, avec un sourire de personne totalement hébétée, répondit sans frémir « Ouais, ça a grave merdé », à la suite de quoi il jeta un fou rire sonore et éraillée par sa voix en cours de mue. Agacée, la secrétaire lui demanda « Rien à vous reprocher ? Rien qui mérite d’être pris en compte ? » A la question, l’adolescent fit passer sa tête de gauche à droite, comme s’il n’avait pas compris le sens de la question, ou que tout bêtement celui-ci ne voulait pas la comprendre. Il répondit donc « Hein ? » avec son air le plus interrogateur. « Je vous demande si vous avez fait du mal, si vous avez eu des soucis avec la justice des hommes ! ». Et là, il eut un petit rire ridicule, hoquetant tant et tant que ses épaules se levèrent en rythme. « Bah si, j’ai fait le con, les flics m’ont arrêté, bah comme tout le monde quoi ». La femme leva un sourcil circonspect. « Comment ça, comme tout le monde ? » demanda-t-elle d’un air interrogateur. « Bah oui, tout le monde fait des conneries un jour. On n’est pas parfait hein. Vous l’êtes, vous ? » Interrogea-t-il avec candeur et malice.

A cette question, la fonctionnaire manqua de s’étouffer de colère. Comment osait-il mettre en doute sa probité ? De quel droit ? Il ne manquait pas d’aplomb ce petit con ! « Je ne vous permets pas de mettre en doute ma personne, et c’est vous qui êtes interrogée » répondit-elle tout en tentant de retrouver son calme et son sérieux. « Ah ouais, c’est vrai, c’est moi qu’on juge hein. Parce qu’il y a des gens qui passent ici sans jamais avoir merdé ? Vraiment ? Ça existe ça ? ». L’adolescent se remit à rire tout en saluant ceux qui étaient autour de lui. « Sans déconner les mecs, y a quelqu’un là qui peut dire JE suis parfait ? Nan, personne ! ». Il y eut un petit brouhaha, une sorte de début de fronde, ce qui fut immédiatement interrompu par un haut-parleur lançant un menaçant « Gardez votre calme si vous tenez à garder votre place dans la file, et passer l’examen final ». Le jeune homme lui, répondit alors sans frémir « m’en fous, remettez moi au bout de la queue, comme ça j’aurai le temps de me relaxer ». Il était sérieux en plus ! Passablement agacée, la femme lui rétorqua « de toute façon c’est bénin comme dossier, vous pouvez y aller ». « Vous avez vraiment tout lu ? » reprit avec étonnement l’adolescent tout en se curant le nez. « Oui, bien sûr. Pourquoi ? Il manque des choses ? ». « Non, mais j’ai été con, j’aurais dû plus en profiter alors ! » fit le jeunot en montrant ses dents dans son sourire le plus imbécile.

Au moment de passer le portique de sécurité, il se fixa, fit volte-face et revint au comptoir où un autre commençait son examen. « Madame, y a un truc que je pige pas. Si on a de l’ombre dans son cœur, alors on fait comment ? On rentre pas avec de l’ombre au paradis quand même ! ». Visiblement embarrassée, la fonctionnaire pria le client de patienter, puis s’adressa directement au jeune homme « Ecoutez, je vais clarifier la chose. Vous avez tous deux parts dans votre âme, une part de lumière, une autre d’ombre. Cette dernière, on la fait disparaître avec le pardon, uniquement si vous le méritez. Sinon, vous êtes refoulé et vous allez sur le chemin qui descend en bas ». « Ah parce qu’on a deux âmes alors ? ». La fonctionnaire fit hocher sa tête de gauche à droite en signe de désespoir. « Mais non bon sang, votre âme est double : si vous avez suffisamment de pureté, je fais en sorte de dédoubler votre ombre pour vous en départir ! Pigé ? Allez dégagez, j’ai du monde qui attend ».

Le jeune homme reprit place devant le portique qui s’ouvrit sous ses yeux. Il s’aligna sur le tapis roulant, et il posa le pied gauche dessus. Il regarda celui qui, derrière lui, avait été refoulé. Il leva son pied, recula, et demanda « Madame, on peut boire, fumer, avoir du sexe là-haut ? ». La foule entière se tût à cette question incongrue. Il avait toujours ce sourire béat de bêtise sur le visage, et ses boutons accentuaient encore un peu plus cet air niais. « Mais vous voulez finir en bas ou quoi ? » grogna un homme qui le talonnait. « Avancez ! » Vociféra un garde. « Vous parlez d’un paradis, si on picole pas, si on fume pas, si on baise pas, moi je vais en bas ». L’adolescent sortit de la file, vint vers la fonctionnaire, lui tendit son dossier et dit « Allez tamponnez que chui recalé. C’est nul le paradis si on s’éclate pas ».

Alors, déprimée, elle prit un téléphone, articula quelques mots, se frotta les yeux pour tenter de faire disparaître son agacement. « Emmenez le voir là-haut pour qu’il comprenne ce qu’est le Paradis, puis une visite en bas pour qu’il saisisse c’est quoi l’Enfer. Vous avez de la chance, le Patron pense que vous méritez une petite mise au point, moi je vous aurais collé directement en bas ! Maintenant filez ! ».

Et elle lança ensuite son « Suivant » pour reprendre le fil des demandeurs d’accès à la Vie après la Mort.

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