26 juin 2018

Accordeur du vent

L’enfant était assis sur un banc, juste à côté de sa grand-mère qui lui pelait une pomme à l’aide d’une petite lame courbe. Il faisait se balancer ses jambes sous lui, comme pour pouvoir apercevoir le bout de ses chaussures cirées. La vieille femme, visiblement élimée par une vie rude et épuisante, souriait tendrement en regardant la petite chose légèrement potelée qui souriait de ses dents éparses. Elle semblait chétive, repliée sur elle-même par le temps, à la peau flétrie et tachée, tandis que son œil lui restait vif et malicieux. Ses cheveux avaient blanchi, son chignon laiteux lui donnait un air de dessert recouvert de chantilly. Sa longue robe noire touchait ses bottines, et sa taille enserrée par une large ceinture de cuir brun la rendait plus fine encore. On eut cru qu’elle s’était desséchée dans sa robe, et que sa peau avait été grêlée par les éléments. Elle passa sa main légèrement tordue par l’arthrite dans la chevelure indisciplinée de son petit-fils. A cette caresse, l’enfant répondit par un sourire et un câlin tendre.

Le petit parc arborait dominait la cité ultramoderne. Pourtant, les bâtisses ne paraissaient pas agresser le ciel ou la nature tant les arbres, les parcs, les espaces couverts de fleurs partageaient l’espace avec les tours de verre et de béton. Il y avait là une curieuse harmonie entre les structures humaines et les constructions végétales. Le lierre se mêlait de couvrir les façades, tandis que les panneaux solaires et les concentrateurs de brume faisaient en sorte de maintenir l’irrigation de ces zones écologiques. Le petit parc, lui, était planté d’une dizaine d’arbres de grande hauteur, tandis que sous cette protection faite de branches et de feuilles des pousses et des bosquets offraient un refuge à tout un microcosme. Là, des fourmis s’échinaient à déplacer de quoi se nourrir, ici un oiselet poussait ses premiers cris, d’un autre côté une libellule égarée cherchait un des innombrables point d’eau de la ville. L’Homme n’avait pas maté la nature, il n’avait pas brisé le relief, il s’y était confronté, l’avait accepté, pour finalement le peupler avec respect. Au loin, les vastes forêts surplombées par une brume permanente voyaient des nuées d’oiseaux s’envoler au gré du vent, tandis que plus proche les plaines herbeuses offraient une aire de quiétude à des troupeaux d’animaux sauvages.

La grand-mère inspira profondément, puis poussa un soupir mêlant tranquillité et de mélancolie. Elle se souvenait de cette jeunesse bien lointaine où tout ceci n’existait pas, où l’Homme était encore un fou sans respect pour quoi que ce soit, où elle avait eu à fuir les zones polluées au gré des canonnades de la grande guerre. Des décennies durant, l’Homme avait massacré son environnement, à tel point que des pays entiers furent réduits à la famine par la pollution des sols. Ils avaient triché, usé d’engrais, de pesticides, de méthodes génétiques, tout ceci en vain, la Nature ne pouvant plus supporter qu’on l’exploite ainsi sans vergogne. Alors, affamés, en quête d’eau potable, les populations s’étaient déclarées la guerre, et les frontières d’hier devinrent de simples traits sur les cartes. On migra massivement, on déplaça les populations dans des campements de fortune… Mais cela ne résolut en rien la crise, bien au contraire. Au lieu d’être concentrés sur leurs erreurs, les Hommes continuèrent à s’étendre et à détruire, à être comme des nuées de sauterelles dévastant sans jamais se préoccuper d’avenir.

Et elle, qu’avait-elle vue ? Les horreurs des combats, l’ingéniosité pour détruire son prochain, l’usage de produits chimiques pour affamer encore un peu plus les errants, et même l’usage de l’atome pour anéantir une fois pour toute « l’ennemi ». L’ennemi ? C’était l’Homme lui-même l’ennemi, l’adversaire, le monstre se contentant de détruire au lieu de bâtir, d’envahir au lieu de cohabiter. Elle eut un autre soupir lourd de sens en voyant là, en contrebas, cette gigantesque cité qui avait su apprendre de ses erreurs… Mais à quel prix ! Au prix de millions de vies, au prix d’immenses sacrifices pour rebâtir ce qui avait été rasé par cette folie humaine. La nouvelle génération apprenait naturellement l’histoire, elle voyait tout ceci dans des livres, dans des films, mais bien heureusement aucun n’avait eu à endurer ces atrocités, à les appréhender et à devoir en porter chaque jour le fardeau du souvenir et de la responsabilité.

L’enfant regarda sa grand-mère. Il crut remarquer une larme sur sa joue plissée au teint pâle. « Dis grand-mère, papa m’a dit que papi avait été un accordeur du vent. C’est vrai ça ? ». Elle hocha la tête en signe d’acquiescement, puis elle scruta le regard de l’enfant avec intensité. Elle lui demanda si son père lui avait expliqué ce qu’est un « Accordeur du vent », ce à quoi le petit bonhomme répondit que oui, mais qu’il n’avait pas tout compris. Alors, la vieille femme se redressa un peu, un éclair de vie pétillant dans ses yeux. Elle revoyait son époux, cet homme fier, ce bonhomme fier, bon, parfois orgueilleux, qui s’était battu pour pouvoir créer cette cité utopique, pour avoir enfin un avenir en harmonie avec la planète.

Elle commença par s’assoir de biais pour être bien en face de l’enfant, puis elle fit passer ses mains sur ses joues, dans une douce caresse apaisante. Puis, après une longue inspiration, elle voulut se lancer dans une explication… mais ce furent d’abord le visage de feu son bien-aimé qui lui vint, puis ensuite les images des bombardements, des combats, du feu dévorant tout, l’odeur du défoliant déversé sur les plaines. Elle eut un frisson d’effroi qu’elle contint, puis finalement la vieille femme reprit le contrôle et s’adressa ainsi à son petit-fils.

Un accordeur mon enfant, c’était un homme qui cherchait à faire fonctionner nos machines non contre la Nature, mais avec elle. C’étaient tous des inventeurs, des généticiens, des scientifiques, des fous aussi, des créateurs, qui cherchaient à donner un semblant d’avenir à notre espèce. Ils ont compris comment faire voler des machines sans polluer, comment ne pas tarir la terre quand on y fait pousser quelque chose, comment améliorer la symbiose entre nous et toutes les autres formes de vie sur terre. Etre un accordeur du vent, c’est avoir travaillé sur la mise au point de ces éoliennes, ces machines qui créent des nuages, ces engins colossaux qui nous survolent et concentrent les rayons du soleil pour nous chauffer et nous éclairer. Ton grand-père, pendant la guerre, a dû se battre aux commandes d’un engin qu’il avait inventé. C’était la plus élégante des machines volante, une raie manta flottant au gré des vents, naviguant avec grâce et légèreté parmi les nuages. Quand nous fûmes attaqués, il a lancé son engin sur ceux qui nous agressaient. Il n’était pas armé, mais il a tout fait pour nous protéger. Il a survécu, on ne sait pas vraiment comment, et quand il est revenu ici, il a réussi à leur faire comprendre qu’on pourrait cohabiter, qu’il était prêt à partager ses découvertes, à faire en sorte que notre petit village expérimental devienne une grande ville ouverte à tous.

L’enfant interrogea sa grand-mère. « Un village expér.. quoi ? ». Elle eut un petit rire cristallin. « Cette ville mon petit, à la base c’était un laboratoire où on a expérimenté et fait des recherches sur l’écologie. Quand on leur a montré qu’ils pourraient venir, s’installer et participer sans avoir à se battre, beaucoup de soldats abandonnèrent les armes et vinrent nous aider à l’expansion de la ville. Tu vois, les forêts, les prés, les herbages, tout ceci était un grand désert, parce les hommes avait tout aspergé de défoliant. Il n’y avait plus que cendres et cailloux, la mort était partout. Et là, les scientifiques, les fondateurs de la ville, eux, sortirent de leurs laboratoires de quoi recréer les races éteintes, des machines capables de nettoyer la terre de ces monstruosités chimiques, et même des plantes s’occupant de curer ce sol devenu stérile par notre faute. Cela a pris des années, des décennies, mais ce que tu vois aujourd’hui, c’est l’œuvre de ces gens. Les femmes et les hommes qui ont fondé la ville étaient des rêveurs, ton grand-père l’un des plus grands rêveurs, le plus beau, le plus tendre… »

Elle s’interrompit. On entendit la sonnerie qui indiquait le passage d’animaux sauvages. Les gens, loin d’être affolés, se dirigèrent simplement vers des cages de verre sortant du sol. Alors, ce furent des troupeaux de bovins, d’antilopes et autres bêtes sans maître qui déferlèrent sur la cité. Puis, aussi vite qu’elles étaient venues, les bête étaient reparties vers les étendues redevenues sauvages. Une fois l’alerte levée, chacun reprit son activité tandis que de petits robots sur roulettes nettoyaient les quelques dégâts. « Et toi mamie ? Tu faisais quoi ? ». « Moi ? J’étais une planteuse de violettes », dit-elle en riant et en embrassant son petit-fils.

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