14 juin 2018

La main lumineuse

Cela fait toujours bizarre de voir une ville quand elle a foncièrement changée. Il y a trente ans de cela, les quartiers avaient un sens, les immeubles n’étaient pas des tours tutoyant les cieux, et l’on pouvait dire qu’on voyait le ciel depuis la plus petite des rues. Cependant, en trente ans, il y a énormément de choses qui ont changé. On a vu la technologie révolutionner les processus de construction, l’introduction à outrance de l’informatique et des réseaux dans le quotidien a mené à ce que chaque surface plane, chaque petit recoin soit un support d’information et de publicité. Ainsi disparurent la plupart des façades historiques auxquelles on a substitué d’immenses aplats bariolés. Quand j’étais gosse, je pouvais envisager d’arpenter la capitale en flânant d’une rue à une autre, d’apprécier les pigeons à qui on envoyait des coups de pieds pour de faux, et de saluer les commerçants avec leurs devantures vitrées. Aujourd’hui, c’est un concert incessant d’hologrammes, de vidéos entêtantes vous vantant des choses vous étant destinées, et le concept même de publicité ciblée a pris le pas sur les grandes campagnes de marketing.

Il y a eu une vraie révolution, celle du transhumanisme. L’idée de départ était de « réparer » les corps, en envisageant des yeux mécaniques, de reconnecter les membres devenus inertes après un accident, d’assister les plus faibles en faisant fusionner la science et la chair. Pourtant, très rapidement ce fut un sujet de polémique sachant que tout le monde se mit à rêver d’avoir les médias directement dans la tête, plutôt que sur un téléphone, une tablette ou un ordinateur. De là, ce fut naturellement les plus grosses entreprises qui eurent le dernier mot. Choisissez : vous payez de suite une fortune inabordable pour vous faire augmenter ou bricoler, ou alors subissez le harcèlement perpétuel des mass médias. Beaucoup prirent le chemin d’une sorte de crédit temps publicitaire, soit par nécessité, soit parce que c’était autrement plus intéressant de « voir » pour soi les dernières vidéos à la mode, que de trimballer un smartphone tellement has-been.

Ce fut dès lors l’explosion. Pour les non connectés, on prit le parti de projeter la publicité et les journaux, pour les autres ce qu’ils voient se met à jour selon des critères récupérés dans leur propre existence. « Vous êtes un produit, pour vous ce sera gratuit ». Ce discours, aussi cynique que poussant à la déshumanisation, en mena certains à se révolter contre cet ordre établi. Malheureusement, faute d’être dans le système, ceux-ci durent choisir entre l’intégration de force, et finir en parias. Pendant ce temps, les bâtiments se mirent à prendre de la hauteur, tant pour absorber une nouvelle arrivée des derniers non citadins, que d’une immigration de moins en moins contrôlée. « Citoyens du monde », qu’ils disaient à qui voulait bien l’entendre. Sous couvert d’une morale sociale et bienveillante, cela se révéla avant tout être trouver des bras corvéables à merci, et des consommateurs ravis d’être capables de dépenser le peu déjà gagné à la sueur de leur front. On ne pouvait décemment pas leur reprocher de fuir des pays en guerre, une campagne où toutes les fermes s’étaient mécanisées et ne requérant de fait moins de personnes, voire plus du tout d’ailleurs, et de chercher une nouvelle chance dans ces cités en pleine expansion.

En trente ans, ma ville a doublé de population. Les quartiers qu’on disait populaires le sont restés, mais à quel prix. Les tours prirent le chemin du ciel, empilant dans les étages les plus hauts les meilleurs salaires, dans le milieu la foule des prolétaires, et dans les étages bas tous les commerces et services indispensables à la vie de ce microcosme prisonnier du béton. De l’école au bar, en passant par les services administratifs, les médecins et même les pompes funèbres, on vit sortir de terre des gratte-ciels sinistres, froids, avec une apparence pourtant intéressante par une architecture très travaillée voire même séduisante. Ces lances perçaient le flanc de la société, et personne ne semblait s’en préoccuper outre mesure. Et en bas, dans la rue, on vit peu à peur émerger une nouvelle forme de pauvreté, celle des non transformés, celle des non connectés à qui l’on donnait la chasse pour tenter de les faire fuir. Il ne fait pas bon genre d’avoir des gens qui mendient au pied d’une tour qui glorifie une marque célèbre de soda !

J’ai vu disparaître la vie et la verdure de ma capitale. J’ai vu le bitume prendre de nouvelles teintes grâce des procédés holographiques. J’ai même vu les nouveaux transports en commun qui volent et atterrissent directement sur des passerelles attachées aux flancs de ces villages dans la ville. La verticalité est la nouvelle norme, et quiconque s’y opposant est un déviant. Non content d’instaurer une politique basée sur le tout économique, la morale a poussé la foule à devenir vindicative contre les gens pensant différemment. De cette dictature de la bienséance débordait toutes les déviances : sexe, corruption, surconsommation, individualisme, des modèles de réussite basés sur l’écrasement de l’autre, tout ceci à la gloire d’une nouvelle éthique, pour même dire une nouvelle religion, celle du « réseau ».Vous êtes un nœud d’un réseau mondial, où chaque personne représente une petite quantité de données, d’informations négociables et commercialisables.

On vit bien des métiers disparaître ou muter très sévèrement. L’émergence de l’intelligence artificielle fit entrer dans les mœurs l’ère des robots. Ces machines, impersonnelles et singeant l’être humain se mirent à nous côtoyer, et des « artistes » se mirent même à chercher le mimétisme parfait. Cela amena à une vraie crise identitaire où l’on eut le droit à des scandales comme un politicien qui se faisait remplacer par son double synthétique, ou dans un pays où le despote était mort depuis des mois, et qu’une machine remplaçait pour égrener des discours idéologiques puant le nationalisme et la haine de l’autre. Pour l’humanité, ce fut le premier pas dans la perte de l’identité réelle au profit d’une identité virtuelle. On créa le concept de passeport numérique, d’identité virtuelle où chacun devait stocker et dévoiler ses secrets. J’ai alors vu des manifestations, des gens brandissant leur droit à une vie privée. Etait-ce une plaisanterie ? Etait-ce une ironie sachant que tous, sans exception, s’étaient donné corps et âme à des entreprises, leur cédant toute leur existence numérique ? De manifestations cela tourna en émeutes qui furent durement réprimées. Les résistants à la numérisation glissèrent alors dans la clandestinité, montant des structures parallèles et des dispositifs de communication leur offrant une chance de ne plus être épiés au quotidien.

Ma ville, ma belle capitale continua à grossir, enfler jusqu’à devenir obèse de sa consommation effrénée. On ne vit bientôt plus vraiment le ciel, mais des engins volants diffusant, eux aussi, des offres commerciales, des messages de propagande aux airs de bienveillance. Ces machines automatisées tentèrent de pousser des messages culpabilisant les déviants, incitant à la dénonciation des intégrés, et à faire mourir toute forme de résistance. Ce fut un temps efficace car bien des non connectés furent arrêtés et même internés. On a poussé le vice jusqu’à autoriser la reprogrammation. L’idée ? Poser un système sur le cerveau permettant d’en filtrer les raisonnements. Cela créa une population d’êtres amorphes, jute capables de consommer et survivre. On venait d’inventer la prison virtuelle. Malheureusement, outre ces puces de sanction, d’autres eurent aussi l’esprit dévasté par l’excès de virtuel. On compta des morts par déshydratation, des gens faisant des anémies sévères, tout cela parce qu’ils avaient perdu le contact avec la « réalité ». Et l’absence de régulation ne vint pas améliorer les choses. On vendit aux familles de connecter leurs enfants, et nombre de pseudo parents profitèrent de ces nourrices virtuelles pour se désintéresser totalement de l’éducation de leurs gosses. Cette nouvelle génération, ultra connectée, accro au virtuel, c’était celle qui aujourd’hui déambule en bas, ne parle plus à personne sauf à travers leur réseau neuronal.

Et moi, j’ai d’abord accepté la connexion, curieux que j’étais d’en découvrir les avantages. J’ai eu accès ce monde, à cette immense bibliothèque, et je pus évoluer, m’instruire, comprendre de mieux en mieux le monde. Pourtant, un jour, j’ai senti que quelque chose ne me convenait plus. Etait-ce parce que j’avais reçu la rupture de mon ex par un message directement dans ma tête et non en face, ou que je ne supportais plus l’amoncellement de publicités venant me polluer mon quotidien ? J’ai senti que je n’étais pas maître de mon environnement mais juste un rouage, une petite roue dentée propre à faire tourner une mécanique plus vastes, sans que j’en aie ni conscience ni même le droit d’en modifier le fonctionnement général. J’étais devenu un composant au lieu d’être une personne, une simple donnée facile à effacer là où je voulais tout simplement exister, être, vivre, décider et comprendre.

Un soir de déprime où je me laissais emporter dans les méandres de la toile dans ma tête, j’ai été sollicité par une sorte de publicité. Celle-ci me disait de venir voir la suite, sans pour autant détailler le quoi ou le pourquoi. Intrigué, je me suis laissé tenter. Après tout, j’avais essayé de sortir de ce moule moral et technologique, j’avais échoué, je pouvais bien me mettre à faire comme tous les autres, à dévorer de l’absurde, à accepter la désincarnation de mes désirs et la mort de mes ambitions. Ce fut tout à coup un immense bruit qui vint me saturer l’esprit. J’eus du mal à ne pas m’évanouir, puis ensuite ce fut d’une clarté totale. Je n’étais plus connecté, les affichages sur les murs n’étaient plus là, il n’y avait plus que de gros logos des entreprises, des codes barre, et tout ce que le virtuel ajoutait à ma réalité était parti. J’étais hors de leur prison numérique, et l’on continuait pourtant à me parler, à m’expliquer que je ne venais de passer une frontière. Et la main de lumière se tendit vers moi. C’était une main salvatrice, généreuse, ne demandant rien en retour, rien que l’opportunité de fuir la détention à perpétuité acceptée par tout le monde… ou presque.

Dès ce moment, à cet instant précis, je pris vraiment conscience de l’ampleur du désastre. Je me suis mis à ma fenêtre et j’ai revu, pour la première fois, ma ville, ma capitale, ceci avec mes yeux et non avec le filtre de réalité augmentée offert par le réseau policé. Les tours n’étaient ni brillantes ni orgueilleuses. Ce sont des pieux glauques et salis par la pollution galopante. Le ciel n’est pas d’un bleu parfait, il y a un smog permanent qui écrase littéralement la cité. Il n’y a pas de publicité sur les murs, pas d’hologrammes gigantesques. La ville est sombre, grise, sale, les façades supports sont neutres, sans relief et sans vie. Ceux que je voyais comme bariolés par leurs tenues extravagantes sont en fait tous ternes, sans aucune consistance. C’est le système qui leur offre cette apparence, qui masque la vérité, qui occulte le droit d’avoir un jugement. Et cette main de lumière, cette âme lointaine et proche à la fois m’a chuchoté « Tu es libre à présent. Tu peux penser par toi-même, ou bien choisir d’y retourner. Je ne t’impose rien, tu ne crains rien à refuser cette porte ouverte sur le vrai monde. Choisis en connaissance de cause ». Je me suis mis à scruter mes souvenirs, à en effacer toute la couche d’amélioration virtuelle pour en découvrir le vrai sens. Je n’étais pas un salarié heureux avec des collègues amusants, mais bien un mouton suivant le troupeau, acceptant les modes aussi aisément qu’un bébé accepte la cuillère qu’on lui tend. J’ai revu mon ex fiancée, et j’ai alors compris qu’on nous avait littéralement associés de force puisque je l’avais « croisée » à travers un de ces sites de rencontres devenu la norme sociale. Je m’étais donc laissé emporter, noyer dans la masse… J’étais un pion, un esclave, un objet à vendre et à racheter !

J’ai eu un haut le cœur. J’ai vomi, vraiment, physiquement. Même la nourriture avait un goût trafiqué par cette connexion. Tout ce que j’ai tiré de mes placards avait un goût de carton, l’odeur du papier, et la consistance d’une pâte grumeleuse. Tout était bidon, faux, trafiqué, « amélioré ». Je n’avais pas demandé cela ! Je voulais simplement être « comme tout le monde », pas devenir « n’importe qui ! ». Et là, l’image de la main encerclée de lumière revint. Une voix sereine, assurée, sensible et tendre, me lança « tu sembles avoir choisi. Maintenant, tu n’es plus seul au milieu de la foule. Tu es UN, nous sommes des milliers, des millions, qui refusons cela. Es-tu prêt ? ».

Et ce soir-là, je fus prêt. J’entrai en révolte. J’entrai dans les pas des révolutionnaires, des parias. On m’apprit à me connecter au système pour en tirer parti, tout en sachant m’en défaire le moment opportun. J’ai continué à porter le masque du docile salarié sans épaisseur, tout en aidant mes camarades à patiemment préparer la mort de ce monstre impersonnel. Ce soir, cela fait trois ans que j’ai quitté ce cercueil où je me mourais à petit feu. Ce soir, on va faire périr les plus gros émetteurs qui ciblent les récepteurs neuronaux. Si l’on réussit, des millions de personnes seront déconnectées en une seule fois, et elles verront, oui elles verront le vrai visage de leur ville. Les parias vivant dans la rue en contrebas vont réapparaître. Les médias ne pourront pas étouffer ce mouvement. Cette fois-ci, la foule ne pourra pas prétendre ne pas voir ni entendre, ne pas goûter, ne pas sentir ce filtre idéologique, moral et visuel ! Ils seront obligés de faire sans, de vivre quelques heures sans rien pour les tenir hors du monde réel. Plus de fuite, ils ne seront plus maternés par ce système tentaculaire les ayant maintenus en léthargie.

Espérons qu’ils réagiront…

Aucun commentaire: