15 juin 2018

Délai de grâce

Qu’on se le dise, il faut réussir à admettre que notre vie est régie par une notion que les industriels de l’agroalimentaire nomment « la date de péremption ». Dit comme ça, on aurait tendance à se voir sous la forme d’un yaourt oublié au fond du réfrigérateur, le flanc marqué d’une date fatale au-delà de laquelle tout le monde tremble d’aller. C’est ainsi qu’est faite l’existence, une date de début et une date de fin, et entre les deux pas mal de jalons curieux et aussi agréables qu’insupportables. Evidemment, tout le jeu est de trouver une échappatoire, comme par exemple se bourrer de médicaments, s’isoler dans le Larzac, ou au contraire foncer tête baissée en espérant ne pas se prendre un mur…

La Nature a un sens de l’humour plutôt cruel si l’on y songe. Déjà, la naissance est un traumatisme : la femme qui nous porte souffre le martyr, on lui fait subir les pires douleurs tandis qu’elle est humiliée par l’œil médical d’un gynéco aussi cynique que rôdé à l’évènement. Ensuite, le nouveau-né, s’il est chanceux, braille pour déployer ses poumons après sa première fessée, et s’il a la poisse on le colle dans un bocal de plastique, et on lui enfonce autant de tubes que sa frêle anatomie le permet. Tu parles d’un destin ! Commencer par une raclée, ou pire encore en boite de conserve le temps que la petite machine daigne se finaliser. L’idée de la naissance, du moment agréable, est vraiment vendue ainsi pour rassurer les futures mères. Après, évidemment, elles se rattrapent -quand elles en ont l’instinct et les qualités morales- durant la croissance du rejeton, mais la première étape est vraiment la démonstration que s’il y a une chose que nous les hommes avons la chance d’esquiver, c’est bien l’accouchement.

Alors, dès le premier instant, la Mort fait couler le sable de notre sablier intérieur, observant avec un sourire morbide l’écoulement du fluide granuleux. Elle observe, se marre à chaque incident où l’on fait osciller le grand machin en verre, et au bout du compte, quand le dernier moment arrive, le dernier grain tombe au fond et notre « heure est venue ». L’heure ? C’est une plaisanterie forcément morbide, puisqu’on se fout de l’heure, de la minute, de la seconde. Ce qui compte, après tout, c’est le temps qu’on aura eu l’occasion et la chance (ou pas) de vivre, et le temps que les autres auront ensuite. Derrière cette démarche intellectuelle un rien triste, on se doit de réfléchir avec plus d’ouverture et surtout plus d’esprit pour en rire.

Oui, le rire est une arme contre la Mort. Elle n’aime pas du tout qu’on se moque d’elle, pas plus qu’elle n’apprécie des masses qu’on puisse avoir le culot de la défier. Dans le fond, c’est notre petite revanche puisqu’on ne peut pas en éviter la faux, alors autant faire comme les fleurs, à savoir briller et se montrer sous notre meilleur jour ! Je sais, on va me dire que je ne me rends pas compte, que certains vivent un calvaire, que bien souvent on n’a que peu de chance, et que les nantis ne connaissent pas la valeur des instants précieux. Soit. J’en conviens, mais vous devrez en retour convenir qu’il y a là un paradoxe et une ironie qui a de quoi vous débloquer les zygomatiques ! Vous ne voyez vraiment pas ? Pourtant, le nabab, le milliardaire salopard sans éthique, quand il a le second pied qui glisse dans la tombe, n’est-il pas en train de supplier qu’on lui donne du temps, qu’il cherche la rédemption auprès d’un Dieu qu’il a pourtant dénigré sa vie durant ? N’est-ce pas une belle revanche de la Vie sur le matérialisme que de pousser dans le trou tout le monde, et que ce passage n’autorise rien d’autre que soi-même ? Après tout, caisse de bois, sac en toile, ou bien cerné par du satin, notre sort est systématiquement le même : on ferme la boite et on jette le tout pour éviter que les piafs nous graillent les yeux, et que l’odeur incommode le voisinage.

A partir d’un tel raisonnement, j’en viens évidemment à prendre aussi le parti de me dire qu’il y a nécessairement plus à donner qu’à prendre. Chaque moment nécessite d’être vécu aussi bien qu’il est possible, puisque la Mort, elle, nous attend en jouant de son index décharné sur le manche de son arme de prédilection. Et le pire, qu’elle nous sourit, elle se moque, et même si l’on arrive à la narguer, Elle, majuscule, prend son dû et nous embarque. Si l’on part perdant, l’existence est morne et déprimante… mais l’on part avec l’avantage de connaître les règles et de les accepter, alors là oui, on a une petite chance de se payer un instant de Vie, de vraie vie, intense, savoureuse, qui nous marquera et dont on se souviendra au dernier instant.

Chaque seconde doit être un temps suspendu, un essor vers le « mieux possible » et non vers un « demain sera pire ». Nous avons cette chance de pouvoir raisonner et analyser, voire même apprendre de nos erreurs. Nous pouvons au surplus penser avec générosité, ce qui implique qu’on se doit aussi de revenir sur soi-même et faire des concessions. Notre Vie, notre Existence ne devrait être qu’un délai de grâce, depuis la première seconde où nous rendons heureux en prenant notre première inspiration braillarde, jusqu’à l’exhalation de notre dernier souffle rendu sur un lit de mort inévitable. Pourquoi se contenter du bien, quand on peut donner le meilleur ? Celui qui a peur de la Mort oublie que la peur n’évite pas le danger, et que le danger, même si l’on prend le temps de l’éviter avec soin, vient bien souvent au moment le plus inattendu. Prenez le type qui glisse sur une peau de banane et qui se brise la nuque dans les escaliers. Il aura passé son existence à ne surtout pas faire de sport, encore moins à se mettre en danger à quelque moment que ce soit, et pourtant, la Mort, elle, se fait un malin plaisir à le faire passer de vie à trépas, en trois pas courts et ironiques. A quoi penser dans cet instant fatal et fatidique ? Les moins vifs se contenteront d’un « et merde », les plus rapides d’un « j’aurais peut-être dû nettoyer », et entre les deux on aura un « houla, c’est que ça glisse ! » de circonstance.

Repasse-t-on notre vie entière en accéléré au moment où notre esprit s’éteint ? A-t-on donc l’occasion de passer notre délai de grâce comme le meilleur film qu’on puisse voir ? Qui sait ? Certains disent qu’ils ont « vu » ce spectacle. Certains furent déçus et firent tout pour s’améliorer, d’autres en devinrent béats et virent leurs peurs s’évanouir… Qui croire ? L’important n’est pas là, ce qui l’est, c’est ce que si l’on voit ce film, autant qu’il soit bon, ponctué d’un certain suspens, et qu’on ait des moments de pure grâce et de légèreté ! Vivons mes amis, c’est plus important, non ?

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