18 juin 2018

Jeux d'enfants

Ils étaient assis au bord du fleuve. Lui, petit blond au teint hâlé par le soleil de l’été, et elle, avec ses longs cheveux bruns regroupés en deux couettes terminées par des rubans rouges. Ils étaient là, observant le flux de l’eau légèrement verdâtre sur la berge, admirant les roseaux ondulant au gré du courant, et admirant à leurs pieds les têtards et autres petits poissons allant et venant pour se chercher un repas. Ils souriaient, jouant à compter les bestioles, à tenter de les saisir du bout des doigts sans jamais y parvenir. Espiègles, amusés par la réaction de la nature face à cet amusement enfantin, ils s’aspergeaient autant d’éclats de rire que de goulettes d’eau particulièrement fraîche.

Il faisait chaud sur cette berge inondée de soleil. La légère brise caressait les hautes herbes, et les ormes fléchissaient légèrement, traçant de leurs ombres des motifs sans cesse renouvelé. On pouvait entendre le bruissement des ailes des libellules, le chant d’un échassier guettant un repas, le murmure des herbes qui crissent sous le pas des vaches dans le pré derrière les deux enfants. Tout était silence et musique à la fois, le silence des hommes et les chants d’une nature savourant un été chaud sans être caniculaire. Le garçon, en culotte courte, défit ses lourds souliers pour les poser sur les cailloux formant une petite plage. Il invitait la fillette à se baigner les pieds, à se rafraîchir et à sentir entre ses orteils les « bestioles qui passent ça chatouille ». Elle rit, défit ses sandales, les posa à côté des chaussures du garçon, puis troussa légèrement sa robe fleurie avant d’entrer dans l’onde glacée. Elle poussa un petit cri de surprise, puis, prise au jeu, elle laissa glisser le vêtement qui se détrempa aussitôt. Elle bouda d’abord, puis, voyant que son camarade ne l’avait pas poussée à jouer dans l’eau par malice, elle se mit à rire et à laisser sa robe se gorger d’eau.

Ils suivirent les berges sans jamais s’éloigner du bord. « Papa il a dit qu’on doit pas aller loin si on va dans l’eau », dit la fillette en scrutant le garçon d’un air inquisiteur. « Oui, maman me l’a dit aussi », répondit le garçon en remontant vers la berge. Tous deux s’assirent sur un rocher faisant saillie, puis observèrent, là un peu plus haut, le pont métallique surplombant le cours d’eau. De l’autre côté, c’était une petite ville besogneuse, avec des cheminées de fourneaux, des maisons en pierre, des fermes, des commerces. Ils pouvaient voir les paysans allant et venant sur les berges, les camions poussifs fumant et pestant à cause de leur charge, et les bêtes qu’un berger menait brouter au plus près de l’eau. C’était ça, l’été, voir les gens travailler, et les gosses s’amuser. « On rejoint les autres au village pour jouer ? » fit le garçon. « Non, on a pas le droit tu sais, on doit rester ici », répondit la fillette un peu triste de devoir freiner les ardeurs de son frère. Alors, un rien déçus, les deux enfants continuèrent à scruter le village, ses mouvements, à en déguster l’activité visiblement trépidante pour un bourg.

Il vint alors une idée au garçon. « Et si on jouait à faire des ricochets avec des cailloux ? », fit il en jetant une poignée de gravier dans le fleuve. « Celui qui fait le plus de rebonds a gagné ! ». Pas confiante pour deux sous, la fillette le scruta en lui disant ouvertement « tu vas encore tricher, et puis je sais pas faire rebondir les cailloux sur l’eau. Et puis, c’est pas possible d’abord ! ». Il eut un fou rire moqueur, puis se saisit d’un caillou bien plat, un galet poli et brillant à force d’avoir été trimballé des siècles durant par les courants du fleuve tumultueux. « Regarde, vais te montrer ». Il tira la langue, la serra entre ses lèvres pour montrer sa grande concentration, puis il jeta le caillou qui tourna, virevolta, et rebondit encore et encore. Un, deux, trois… six rebonds ! « Tu vois, ça marche ! Faut bien lancer à plat, et paf ça va rebondir. Tiens essaye ». Il choisit alors un galet pour sa sœur, lui tendit et l’aida à prendre position pour faire le bon geste. Le caillou fit plouf, coula à pic sans faire le moindre rebond. « Tu te moques hein, c’est pas gentil ». Il comprit alors que sa sœur le croyait malhonnête et moqueur. Alors, patiemment, en grand frère avisé, l’enfant prit la petite main encore potelée de l’enfant, lui fit faire le bon mouvement, et là le caillou vola, rebondit une fois, deux fois, jusqu’à une troisième fois pour finir par, lui aussi, couler à pic dans un bruit caractéristique.

« Tu vois que je me moque pas », dit-il fier de sa leçon. Il se pencha, prit encore un autre caillou qu’il tendit à sa sœur. « A toi, recommence ! ». Elle se concentra, visa, jugea l’angle, la distance, le geste, et jeta avec vigueur le caillou qui fit ses quatre rebonds. « Et voilà ! ». Joyeuse, exultant de son plaisir d’avoir réussi ce miracle, elle prit un autre caillou et s’apprêta à le jeter quand son frère l’arrêta. « Ah non, là il est pas plat, ça va pas marcher. Faut que tu prennes des plats comme ça, sinon il va pas rebondir ». Ils se penchèrent et se mirent à cumuler un petit tas de cailloux dont la forme se devait d’être idéale. Ni trop lourd, ni trop petit, surtout pas rond ou tout cabossé. Non, bien plat, avec des chouettes motifs pour que ça fasse joli quand ça vole.

Alors, les deux enfants se mirent à faire un concours. A tour de rôle, ils jetèrent des galets élus pour le « concours mondial de ricochets ». Trois ! Cinq… Oh zut que deux ! Puis, le garçonnet prit un galet plus gros, plus lourd qu’à l’accoutumée. « Je suis sûr que ça va faire plein plein de cercles dans l’eau ». Il prit un peu d’élan, jeta avec force son caillou, et au moment précis où celui-ci toucha l’eau une énorme explosion survint à côté du pont. Une immense gerbe d’eau s’éleva, propulsant de la vase et des débris aux alentours. Les deux enfants se mirent à courir jusqu’à leurs chaussures, se chaussèrent en toute hâte, puis détalèrent vers la ferme de leurs parents. « Ben dis donc les grands ils nous disputent quand on jette des cailloux dans l’eau, t’as vu comment ça a fait plouf quand eux ils jouent ?! », dit la fille tout en courant de ses petites jambes engluées dans une robe détrempée.

Ce fleuve, c’était le Rhin. Cette ville Remagen en Allemagne, et c’était le 7 mars 1945.

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