28 juin 2018

A la frontière

La Nature a un humour plutôt intéressant. Dans sa grande créativité, elle aime à donner des formes, des couleurs, des parfums radicalement différents. Prenez par exemple les fruits : quoi de commun entre une pastèque et un citron ? On les classe dans la même catégorie confortable, alors qu’il me semble évident qu’il n’y a rien de commun à ces deux choses ! Déjà, une pastèque c’est autrement plus difficile à lancer à la tête des gens qu’un citron, et qui plus est ça ne pousse pas du tout de la même manière. Bon, là c’est une évidence, mais si l’on y songe correctement, notre entêtement à tout classer a de quoi rendre dingue le plus patient et le plus serein des observateurs.

Depuis que nous avons pris le pli d’écrire pour conserver nos petites réflexions mesquines et prétentieuses, il y a toujours eu des gens pour vous établir des tableaux de classification, des listes, des groupes, bref des passionnés par l’organisation et l’ordre. Alors là, qu’une bestiole à la bipédie chancelante et au comportement bordélique à outrance vienne vous dire « il faut trier » a quelque chose de tout particulièrement savoureux. Que ce soient les fruits, les légumes, les animaux, les insectes, les gens par sexe/couleur/religion/parti politique, tout est apparemment propice à la rédaction de petites fiches signalétiques. On en arrive même à coller un passeport à nos chères bêtes à poils ou à plumes, à étiqueter les bestiaux voués à notre alimentation… et pourquoi pas des permis de sortie du territoire pour les cerises « cœur de pigeon » tant que vous y êtes ?! Ah, zut, on me chuchote depuis Bruxelles, Washington et d’autres nations que tout produit doit être estampillé « je sais d’où tu viens, et je veux savoir où tu vas ».

C’est purement humain. On veut des frontières, des zones bien rectangulaires, là où la Nature préfère les courbes. Il suffit de prendre n’importe quelle carte du continent africain pour saisir l’ampleur de la bêtise humaine. Ben quoi ? Avez-vous déjà vu un fleuve parfaitement rectiligne ? Une montagne venant à la perpendiculaire d’une autre ? Bien évidemment que non. Alors quoi ? Quel est ce besoin de géométrie poussée à l’absurde ? Pour les mêmes raisons qui nous poussent à calibrer les cerises, à les classer par couleur et par origine, et qui nous incitent à tout bout de champ à tout classer et bien ranger à l’équerre. Nous sommes des bêtes molles voulant des choses dures, des êtres torves et faits de courbes qui rêvent de choses carrées ! Ne dit-on pas « mettre la tête au carré » quand on envisage de donner une leçon à quelqu’un ? N’affirme-t-on pas « je veux mettre mon boulot au carré »…

Bon sang ! Une cerise, c’est tout sauf parfaitement sphérique, ça a une forme certes caractéristique, mais la magie même de la Nature c’est de justement ne pas se contenter de tracer des perpendiculaires, de laisser libre cours à l’imagination de toute chose. On ne voit jamais un lierre se contenter de grimper en parfaite ligne droite, jamais une racine ne se contentera d’une seule et même direction, et ce pour une raison parfaitement élémentaire : la fantaisie forge les chances de changement, là où la stagnation dans des carcans mène tôt ou tard à un résultat lamentable. En se sclérosant dans des schémas trop rigides, nous oublions forcément la poésie, le rêve, la délicatesse de l’imagination. Alors, quelle est cette maladie mentale qui revient à la charge ? Personne ne laisse vraiment tout en un tas informe ; personne ne se contente de dire « bah, m’en fous si c’est le bordel ». Nous avons tous cette graine bizarre du besoin de ranger et de trier.

Curieuse habitude. Autant je peux saisir la nécessité de trier et ranger pour les sciences, autant ce côté maniaque qu’on a à TOUT classer et étiqueter en devient pénible. Prenez les gosses : je ne sais pas si cela existe encore, mais fut un temps on brodait et écrivait sur tous leurs vêtements leurs noms et prénoms. Ah, parce que le marmot est trop débile pour savoir se nommer lui-même ? Alors autant lui tatouer son nom en capitales d’imprimerie sur le torse, ça réduira les chances de perte en cas de mutilation d’une autre partie de son petit corps !

Aujourd’hui, on peut graver au laser n’importe quel texte sur n’importe quelle surface… A quand un code à barres sur les cerises ? A quand le code à barres sur votre nuque ? A quand le passeport pour les pigeons voyageurs ? La Nature se fout de nos frontières, elle se délecte de ses propres facéties. Il suffit de voir la grippe aviaire et sa prolifération pour comprendre que, d’une part, nos frontières, gardes et autres équipements de pointe pour bloquer les migrants sont vains avec les animaux, et que d’autre part la dame Nature a eu envie de nous faire la leçon sur « On fout la paix aux pigeons, oies sauvages et autres volatiles, tas d’imbéciles ».

Ah, que je t’aime mère Nature ! Tu as le sens de l’ironie, de la moquerie… n’arrête jamais !

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