11 juillet 2018

Corbeau

Un corbeau s’est posé sur une branche. Il est là, dans son costume noir, semblant être un morceau de mort attendant avec curiosité le destin du monde. Il scrute, il observe, et il reste stoïque face au monde qui s’affaire autour de lui. Il tourne lentement la tête à chaque éclat, à chaque bruit il guette, sans une impassibilité de sphinx, de juge définitif du destin du monde et de l’humanité. La bête n’est pas inquiète, elle ne craint pas les esclandres des humains, il sait qu’il aura sa ration de terreur et de cadavres. Les hommes s’entretuent, se déchirent, et lui reste là, patientant pour se saisir des âmes et des corps, dépossédant chaque particule de chair de son essence intime.

Il est tout à la fois fossoyeur, observateur et témoin, mémoire vive d’une existence vouée à l’autodestruction. Il a le sens pratique, il se moque de l’apparence tout comme des jugements d’autrui. Le corbeau est l’animal qui vit sans avoir à subir quelque médisance, il s’en moque, tout comme il se moque de notre autosatisfaction quand nous nous supposons immortels, alors que nous sommes temporels, voués à l’oubli et aux limbes. Le corbeau joue, se dandine un peu et croasse à chaque nouvelle épreuve que subit l’humanité. Il aura sa part, il se servira, et au pire on tentera, en vain, de le chasser des charniers. On a beau se battre contre le destin, il n’y a pas d’issue, d’échappatoire : le corbeau sera là pour la dernière heure, il portera son regard vitreux et dépourvu de haine ou de cruauté. Il s’exécute, c’est sa tâche, il n’a que faire de nos considérations philosophiques sur la vie, la mort ou quoi que ce soit d’autre.

Le vent se lève et fait onduler l’arbre qui soutient la bête. Il ne bouge pas, les griffes serrant fermement la frêle branche lui servant de support. Il a survolé tous les quartiers, des plus riches aux pires bidonvilles. Il a vu la tristesse dans les yeux de toutes les classes sociales, la frustration dans les éclats de voix. Nul n’est épargné, nul n’échappe à cet oiseau qui les épie sans se cacher, qui les scrute et les fouille jusqu’au plus profond de l’âme. Il nous terrifie, car l’on sait, sans vouloir l’admettre pleinement, que nul ne peut réchapper à sa justice définitive. Le corbeau est une finalité en soi, dépourvue de conscience, dénuée de critères. Il agit, il sait, il ne fait que patienter. Sa branche est son trône, notre monde son royaume. Les rois et les reines passent et trépassent, lui perdure, immuable, définitivement emblématique, imperturbablement élu pour la dernière des besognes.

Alors, que faire ? Résister ? Le fuir ? C’est aussi vain que ridicule, car l’on ne fuit pas notre propre destin. On ne fait que prolonger l’attente, car à chaque fois le corbeau se pose à proximité. Qu’il soit en haut de l’immeuble, en haut d’une dune dans le désert, sur la plus haute branche d’un sapin en montagne, il reprend sa pose, et rien ni personne ne le détourne de sa tâche. Alors, invariablement, on tente de prendre le chemin le plus long, le plus difficile bien souvent, alors que lui se moque du pourquoi et du comment. A quoi bon ? ll n’est qu’un passeur, un salarié de la Mort, son croassement n’est pas moquerie ou diffamation, il n’est qu’un signal, une mélopée dédiée à notre propre incurie. Depuis le fou qui se croit invincible, jusqu’au pleutre mourant d’un accident stupide, le corbeau prend tout, se saisit, se sert et embarque vers le néant. Il n’a aucune velléité de richesse, il est dès lors incorruptible et stoïque face à nos suppliques. Tel est son rôle, passer et faire trépasser.

Il y a parfois de l’espoir, celui quand on passe tout près, que le corbeau s’est approché puis s’en est allé d’un battement d’aile. Il ne s’est pas trompé, il est venu observer, prendre le temps de s’assurer que sa tâche est à accomplir. N’ayez ni peur ni indécision, il reviendra, il refera un passage lent, puis se posera et s’assurera, avant d’agir, que l’heure est venue. C’est ainsi : rien ne le presse, alors que nous autres nous nous pressons, comme si foncer pouvait retarder l’inévitable. Alors, se débattre revient à croire qu’on peut effrayer la Vie, qu’on peut la faire reculer, et que la Mort n’est qu’un épouvantail incapable de résister à nos convictions. Rien n’est plus absurde, et le corbeau s’en délecterait presque. Pourtant, il n’y prendra aucun plaisir, il est voué à sa tâche, comme nous sommes voués à la nôtre, vivre, subir, essayer de faire mieux, survivre, jusqu’au dernier instant, nous débattant avec toutes les considérations concrètes et morales que cela implique.

Finalement, le corbeau n’est pas capable que d’une seule chose, répondre à une question sans réponse selon lui. Quand, au pas de la porte, au dernier instant, la personne un peu plus intelligente, ou tout du moins plus lucide et moins paniquée que les autres lui demande « Pourquoi ? », le corbeau n’a aucune réponse à apporter. Il peut répondre par un croassement sinistre si on lui demande s’il peut surseoir à la condamnation ; il peut répondre par un battement d’aile si on l’implore de nous mener au paradis, il peut même se dandiner en nous observant si l’on en vient à accepter le sacrifice ultime en l’échange d’un sursis pour une autre personne… Mais répondre à « Pourquoi », comme s’il y avait une réponse à apporter, le trouble, sans pour autant le dérouter de sa tâche. Alors, en silence, sans le moindre bruit, il éteint la dernière étincelle de vie… et s’en va voir d’autres âmes à détacher de ce monde.

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