10 juillet 2018

Sept grains

Elle avait les pieds enlisés dans l’eau boueuse. Ses sandales de paille tressée s’étaient engluées dans le sillon empli d’eau brune, et le bas de son large pantalon noir pourtant troussé à ses chevilles s’était lui aussi chargé de terre. Chaque pas nécessitait un effort, et sous le soleil de plomb elle suait à grosses gouttes. Son large chapeau conique lui faisait une ombre salvatrice mais largement insuffisante pour qu’elle ne souffre pas de la chaleur. Elle avançait pourtant, pas après pas, se penchant à chaque fois pour tâter les plants qui émergeaient à peine de la rizière. C’était une femme d’un âge certain, pas encore trop âgée pour qu’on lui épargne les travaux de la terre, et suffisamment vieille pour que ses petits-enfants fassent la même chose qu’elle sur les rangées parallèles à la sienne.

Son paysage c’était sa pleine cernée de collines couvertes de jungle, c’était ces murs de verdure surmontés par la brume exhalée par une nature constamment humide et chaude. De son champ, elle pouvait admirer le levant et le couchant, tout en savourant le bruit de l’eau qui dégringole sur les terrains aménagés, formant ainsi des escaliers à géants. De partout l’odeur même de l’eau chargée de limon et de terre enrobait tout autre parfum de sa saveur poisseuse. L’irrigation est un art que ses ancêtres avaient maîtrisé, et que ses descendants prendraient un jour le temps de comprendre et de respecter. On ne peut pas forcer la nature à obéir, mais on peut s’accorder avec elle pour en tirer le meilleur parti. Alors, patiemment, les agriculteurs saignaient le sol, l’irriguait, puis inlassablement y replantait du riz pour subvenir aux besoins de la famille. Tout était resté dans la tradition, depuis les méthodes de contrôle de l’eau, jusqu’aux corps penchés vers les plantes au moment de la récolte. Rien ne semblait avoir changé, si ce n’est l’apparition progressive de poteaux pour amener l’électricité et le téléphone. Les maisons, elles, restaient ces demeures basses aux toits de chaume, aux murs épais et aux fenêtres minuscules. Il y avait dès lors un contraste saisissant entre ces habitations sans complexité avec le téléviseur qu’on avait planté là dans la pièce unique où tout se faisait.

Elle se redressa et s’essuya lentement le visage avec son fouloir noir. Il faisait toujours plus chaud, et le vent faisait à peine onduler les roseaux cernant son terrain. Elle fit un signe à ses petits-enfants qui s’arrêtèrent. Alors, lentement, rampant presque, toujours retournèrent sur la bordure surélevée et aller boire un peu d’eau. Ils puisèrent dans une sorte de tonnelet d’osier tressé, burent leur saoul, puis s’assirent pour prendre un peu de repos. Trois petits-enfants, comme des marches d’escaliers allant du dernier qui venait de fêter ses six ans, jusqu’à l’aînée déjà en âge de se fiancer. Ils avaient tous ce même teint si particulier, ce regard malicieux que donnent les yeux bridés, et ce large sourire aux lèvres charnues de l’enfance. Tout le monde devait participer, c’était une règle immuable, et chacun avait une tâche à accomplir. Le petit dernier, taquin, demanda où était son père pendant qu’eux ils travaillaient. La grand-mère, amusée, lui répondit qu’il était parti chercher un bœuf pour refaire des labours et ainsi faire de nouvelles rangées. Il souffla, déçu de ne pas être allé au village chercher l’animal, car cela aurait signifié un petit voyage à califourchon sur la bête de somme. Sa grande sœur eut un rire piquant, tandis que le cadet lui se contenta de mastiquer un chewing-gum.

Le petit se releva d’un bond, et dans ton t immense t-shirt faisant presque une robe, il se mit à détaler pour rejoindre l’animal qui déambulait lentement sur une butte séparant deux rizières. Le buffle traînait une sorte de sabot métallique, et l’homme qui se tenait à côté de lui avait en main une perche pour mener la bête au travail. Sans se presser, la masse musculaire saillante et le bas-ventre un rien maigrelet, l’animal brun fit passer ses sabots l’un après l’autre, comme s’il se préservait dans l’effort. C’est en voyant le jeune enfant que la bête sortit de sa torpeur pour souffler par les naseaux, comme s’il avait été agacé par les mouvements désordonnés du gamin. Son père, prudent, lui intima l’ordre de s’éloigner des larges cornes, puis s’en saisit pour le poser sur le dos de l’animal. Le petit équipage reprit la route pour enfin venir se placer en bout de champ. La grand-mère, satisfaite, eut une petite discussion pour prendre les bonnes décisions sur l’orientation des sillons, la profondeur, bref organiser le travail pour maximiser le rendement. Son fils, patient, écouta sa mère sans mot-dire, puis d’un signe de tête prit en main le travail. D’un geste précis il sortit de sa poche un paquet de cigarettes, fit fumer une allumette, puis se plaça derrière la charrue pour la guider dans l’eau boueuse.

La grand-mère se pencha sur un des plants, et en fit jouer la tige les graines, puis en compta sept. Elle les présenta à l’enfant puis lui demanda de les compter. Sans se démonter, l’enfant décompta chaque grain, puis de son sourire légèrement édenté annonça « Sept ». Elle eut un sourire de plaisir, puis s’en retourna vers le bord surélevé. « Pourquoi sept » dit l’enfant à haute voix. La femme se retourna, lui caressa la tête de sa main calleuse, et lui dit.

Sept grains, parce qu’il faut
Un grain pour soi-même
Un grain pour ses enfants
Un grain pour ses petits-enfants
Un grain pour la Terre
Un grain pour le ciel et la pluie
Un grain pour les ancêtres et le passé
Et enfin Un grain pour l’avenir

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