12 juin 2018

Tic tac

Tic, Tac. Le métronome oscille, il va et vient, son balancier se dandine en rythme. Il résonne dans la pièce, son tic et son tac sont des jumeaux, identiques et symétriques à la fois, se répondant dans une danse perpétuelle. Tic, tac, la machine réitère inlassablement le déroulement du temps. Tic, tac, la mécanique ne s’arrête pas, elle égraine le temps sans jamais se préoccuper de ce qui l’entoure. Et le balancier va, vient, il maintient avec assurance son mouvement, comme s’il y avait une nécessité absolue d’agir ainsi. Tic, tac, on entend le claquement du ressort qui invite le bras à repartir dans l’autre sens. Il est là, tapi dans ce boîtier noir, attendant son heure, attentif aux autres membres de l’ensemble qui constitue cet objet singulier et implacable.

Il est assis sur une chaise métallique. Elle est nue, glacée, sans aucun relief ni signe distinctif. Objet de tous les jours, la chaise est menaçante parce qu’elle semble placée là non pour accueillir un visiteur, mais bien pour permettre l’interrogatoire et le harcèlement d’un prévenu. Il est posé sur cette chose sans confort ni intérêt, faisant face à une table où une lampe articulée dispute son espace à ce métronome. Il ne voit pas de l’autre côté du plateau, il ne voit pas s’il y a effectivement une ou plusieurs personnes, mais ce qu’il sait, c’est que le métronome compte non pas un rythme pour un musicien, mais bel et bien la durée de son existence. Tic, tac, son capital Vie diminue ; Tic, tac à chaque seconde découpée avec soin devient un souffle d’espoir qui s’envole. Il est stressé, inquiet, il scrute la pièce dont il ne voit ni contour ni mobilier. Comment est-il arrivé ici ? Ses souvenirs sont flous. Comment se fait-il qu’il ne distingue rien ? Tout est noir, tout est obscur, comme prêt à le dévorer. Alors, il reste assis, incapable de bouger, alors qu’il sent bien que tout son être tend à la fuite pour se tapir quelque part… Mais où ? Il n’y a ni bord ni porte, ni fenêtre ni issue, rien que ce bureau anonyme, cette lampe braquée sur lui et ce métronome qui s’agite encore et encore.

Tic, tac, le métronome continue son balancement. Il menace de son tic, assène la douleur de son tac. Chaque retour du ressort assassin tranche dans les nerfs de sa victime, chaque claquement de sa mécanique de précision déchire les tympans de celui qu’on torture. Dans le silence absolu de la pièce, dans ce vide qui aspire tout, le simple bruit devient un marteau qui frappe l’âme avec violence, et chaque cliquetis semble amplifier cette sensation. Tic, tac, le bruit se fait toujours plus pénétrant. Tic, tac, quel est le temps qui lui reste ? Tic, tac, qu’en sera-t-il quand le ressort aura perdu sa force et que le métronome cessera d’aller et venir ? Il a posé les yeux sur la tige métallique qui va de gauche à droite. Il est hypnotisé, il a l’esprit totalement dévolu à cette tâche pourtant absurde de compter les balancements. Il perd le fil, tente de songer au temps qui passe, de chercher une forme de référentiel pour ne pas devenir un égaré du temps. Tic, tac, le métronome semble lui sourire de ses indications sinistres. Chaque chiffre donne une impression de liste de choses à charge du prévenu, un réquisitoire aberrant qui n’a pour seul but que de mener à la folie.

Il se serre les mains, se dandine sur sa chaise. Le dossier métallique ne grince pas, pas plus que les pieds de caoutchouc ne font le moindre bruit sur le sol. Il est vêtu comme n’importe qui, un pantalon de velours brun, une chemise blanche propre et bien repassée. Il est rasé, il a une bonne coupe de cheveux. Sa corpulence est ordinaire, ni trop grand, ni trop petit. Il est personne, tout le monde, et seuls ses yeux écarquillés et son rictus sur ses lèvres dessinent son âme mise au supplice. Il souffre intérieurement, il tremble de tout son être, pourtant il n’ose pas parler ou même émettre le moindre son. Il a peur. De quoi ? Est-ce qu’il peur d’une sanction ? D’une menace qui n’existe peut-être tout simplement pas ? Il regarde ses pieds et voit une paire de chaussures noires. Elles sont propres sans excès, légèrement usagées, anodines sur un sol qui ne présente qu’un gris uniforme, un béton peint ou bien un linoléum uni, il n’en sait rien et s’en moque. Il cherche à comprendre, à savoir ce qu’il fait ici.

Tic, tac, le métronome n’arrête pas sa course. Il est méthodique, sape le courage et la détermination, brise les plus fortes têtes. Tic, tac, il broie la patience de celui qui cherche à comprendre ce qu’il fait là. Va-t-il oser parler ? Il le peut, rien ne lui interdit, il n’a pas souvenir d’une quelconque sanction ou punition antérieure. Il est juste là, sans avoir la moindre idée d’un pourquoi et d’un comment. Tic, tac, la machine n’a de cesse d’ôter, clic après clic, des parcelles de santé mentale de sa victime. Tic, tac, le pic qui martèle la tête a déjà percé l’écorce, tic, tac, il commence désormais à fouiller à l’intérieur, en quête d’une réponse à une question jamais posée. Et lui, il se demande s’il a vraiment le choix. Quel choix ? Se lever ? Il n’est pas entravé sur sa chaise. Parler ? Il n’est pas bâillonné. Et pourtant, il n’agit pas, dans le doute il s’abstient. Il a peur qu’un bourreau brutal vienne le frapper ou pire encore, il frémit à la seule idée qu’on puisse le torturer physiquement. Il se dit qu’il a toujours été douillet, lâche face aux menaces physiques, et qu’il préfère encore souffrir du martèlement de ce tic, de ce tac, de ces deux sons impitoyables, que de sentir la douleur dans sa chair.

Il scrute, puis le choix se porte sur ses lèvres. Le temps a passé, du moins il le pense ou l’espère. La lampe le visant occulte l’arrière-plan. Il a la sensation qu’il est épié, qu’on attend ses réactions avec intérêt et circonspection. Il a envie de choisir, de parler, d’agir, de prendre son destin en main, de se lever, de parler, de hurler même ! Il veut sa liberté, il veut être libre, de penser, d’agir, de marcher, de sauter, de respirer. Il sent sa poitrine opprimée par la terreur, ses yeux se ferment et il se redresse enfin. Debout, à côté de sa chaise, les paupières closes, il serre ses poings et se renfrogne. Il ne se passe rien. Il a la tête penchée comme un enfant qui attend une claque ou une brimade, mais rien ne vient. Il est dans l’obscurité qu’il a choisie, il a les sens en éveil. Tic, tac, seul le métronome est encore là, tic, tac, la machine continue à le harceler de son martèlement métallique et cristallin.

Il veut hurler. Sa bouche s’ouvre, il prend une inspiration et cherche à pousser un cri de colère. Il a tout son discours en lui, il a envie de demander pourquoi, comment, qui, où, depuis quand… Mais rien ne sort. Il est tétanisé. Il se force, ses doigts lui font mal tant ils se sont contractés pour former deux boules de chair. Ses épaules se contractent, il pousse sur lui-même pour délivrer ces mots qu’il veut expulser. Il sent son pouls qui bat si fort qu’il en a mal à la tête ; il sent son cœur qui s’agite à tout rompre. Il ouvre largement sa bouche, et pousse un râle de désespoir, un souffle par lequel son âme s’enfuit. Il n’y a pas de son. Il n’y a que le tic, que le tac, rien de plus, rien de moins. Il frémit, tremble, il a fait le choix et pourtant son corps lui refuse cette délivrance. Il se moque désormais de la punition, il veut crier sa frustration, trouver une issue quitte à ce qu’elle soit la pire. Et rien. Rien ne sort, rien ne vient.

Tic, tac, les gouttes coulent de ses joues et frappent le sol en rythme. Tic, tac, il s’écroule et se rassoit tandis que le métronome lui signifie qu’il a échoué. Combien de fois a-t-il déjà essayé de se libérer ? Il ne compte plus. Combien de fois son corps lui a refusé cette possibilité ? Il l’ignore désormais. Tic, tac, la machine continue son lent et interminable balancement, elle l’achève, elle finit de saper ses dernières forces intérieures. Alors, épuisé, il se prend la face entre ses mains, pleure à chaudes larmes qui, tic, tac, viennent s’écraser sur la pointe de ses chaussures. Il devient fou ? L’est-il déjà au fond ? Il se sent pressuré, usé, démoli de l’intérieur. Il a envie de mourir, de mettre un terme à ce supplice inhumain et sans aucun sens. Alors, tic, tac, il veut détruire ce métronome. Il a compris qu’il ne pourrait pas lutter contre l’accusation, mais qu’il pourrait peut-être choisir le risque de tenter de la détruire. Tic, tac, la machine continue à le scruter et à fouiller son âme. Il se relève, ses mains cherchent à se diriger vers l’appareil scrutateur. Elles refusent d’agir, elles tremblent à l’idée même de se saisir de cet objet maudit. Tic, tac, le métronome poursuit sa course dans le temps, il maintient son allure sans se préoccuper de quoi que ce soit.

Il abandonne. Il tient debout. Le métronome s’est arrêté sans qu’il s’en rende compte. Il n’est ni fébrile ni inquiet. Il est brisé. Il attend la sentence, il n’attend plus que sa disparition, sa mort définitive et inéluctable. A ses yeux, il a été vaincu, le Système a eu raison de ses volontés. Pourquoi lui ? Il n’a jamais été ni vindicatif ni même vraiment intéressé à quoi que ce soit d’autre que sa petite vie morne et sans relief. Il ne comprend pas, ça n’a aucun sens, c’est absurde, abscons, ridicule, cruel, sadique même. Il veut mourir, qu’on fasse venir le bourreau pour en finir ! Ce sera toujours mieux qu’une telle torture sans aucun sens ni raison. Puis, soudain, une voix masculine, grave et lourde, pesante, s’adresse à lui. Elle est brouillée, nébuleuse de sons étranges dans un silence abrutissant. Elle lui est clairement destinée, elle s’adresse bel et bien à lui puisqu’il n’y a personne d’autre dans cette pièce sans mur, sans plafond, rien qu’un sol uniformément gris perle, une table anonyme, une chaise métallique qui ne grince pas, une lampe articulée braquée sur lui, et un métronome qui s’est tût.

« Merci monsieur Kafka. Veuillez sortir et faire entrer le sujet suivant ».

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