11 juin 2018

Par l'oeil de l'objectif

Les médias changent le monde. Cette affirmation est pour beaucoup de gens totalement absurde, au titre qu’ils estiment que les médias quels qu’ils soient n’ont qu’une influence faible voire inexistante sur notre façon de vivre. Or, dans les faits, chaque nouveau format de média provoque des changements colossaux, tant dans notre quotidien que de notre façon d’appréhender le monde. Songez-y, nous ne sommes plus à l’ère où le lointain n’est qu’une vague idée, où l’on ne fait qu’imaginer au lieu de voir, et où l’on se contente d’envisager au lieu de constater.

C’est ainsi, chaque nouvelle évolution des médias provoque immanquablement une mutation de notre conception du monde, et plus encore de notre compréhension de celui-ci. On n’y prête plus attention, parce que chaque jour nous côtoyons différents moyens de communication que même la littérature d’anticipation n’avait pas toujours envisagée : Internet, les téléphones portables, les SMS, les divers supports pour la vidéo, la télévision, la radio, le cinéma… On ne voit plus ces écrans, on ne remarque même plus qu’on est littéralement cernés par les diffusions d’informations, alors que nos ancêtres, eux, devaient se contenter des journaux par exemple. Nous vivons un temps vraiment incroyable à ce niveau ! On peut, instantanément, voir le monde entier dans notre poche, sur notre téléviseur, dans les transports en commun, sur des écrans remplaçant peu à peu les affiches dans le métro… Cette magie de l’écran est d’autant plus stupéfiante qu’elle offre un accès à tout, sans filtre ou presque. On veut un dessin animé pour enfant ? On zappe. On veut voir un documentaire ? Trois clics et le tour est joué. Une émission débile ? On va sur youtube et on fouine ! Et le tout se déroule sans frontière, sans aucun contrôle (du moins dans notre beau pays de France où la liberté de s’informer est pleine et quasiment non bornée).

Pourtant, à mes yeux, ces nouvelles façons de consommer de l’image et du son ne sont que de lointains héritiers du cinématographe. Autant je suis sidéré par les aspects purement techniques de ces tablettes qui sont de véritables livres interactifs, autant j’estime qu’elles ne sont qu’une prolongation de la magie du cinéma. Je suis peut-être un rien nostalgique, mais le vrai nouveau média, le vrai moteur de la révolution a été la possibilité de stocker le mouvement, puis de le restituer à l’envi n’importe quand et n’importe où. On a eu la première étape avec la photographie qui figeait l’instant, qui saisissait le moment avec force, et qui par la suite a pu s’intégrer dans les journaux et les affiches. Dès lors qu’on a eu le mouvement, ce fut une véritable explosion. Non content de pouvoir être « authentique », on ajoutait au surplus le mouvement, les sourires, les paysages, au lieu de les emprisonner dans un cadre de cellulose. En soi, le cinéma a alors apporté tant les journaux visuels, les reportages, que les films et donc la création de tout un univers supposé surpasser le théâtre.

Quelle créativité ! Quelle inventivité ! Jusqu’à l’industrialisation du cinéma, les gens savouraient des spectacles à travers le théâtre et l’opéra. Là, on pouvait désormais envisager de voir, revoir encore et encore, sans jamais lasser l’acteur, sans jamais subir les aléas de santé ou de mémoire de celui-ci. Quel progrès ! Ce premier cinéma, aussi naïf que créatif, a donné lieu à une véritable appropriation du média. Dès qu’on a pu filmer, on a réinventé la mise en scène. Dès qu’un artiste a saisi que la pellicule pouvait donner lieu à des retouches, un certain Méliès a créé le concept d’effets spéciaux. Dès qu’on a voulu avoir une narration, toutes les formes du spectacle se sont mises à émerger : comédies, drames, guerres, science-fiction… tout est alors passé sous la manivelle de l’opérateur de la caméra. On cite évidemment Chaplin pour la comédie, le drame social et même la critique politique avec son « Dictateur », mais on ne doit pas oublier tous les autres, parce qu’ils sont tout autant fondateurs. Chaque branche du cinéma a poussé grâce à un irrépressible désir d’inventer et de conter des histoires différentes. Si l’on prend chaque petite pousse, chaque petit recoin de la création actuelle, toutes gèrent et héritent d’idées plus anciennes.

Ah, les cinéastes et réalisateurs qui pensent ou revendiquent de réinventer le cinéma ! On peut pour ainsi dire toujours leur opposer un film antérieur, un inventeur de génie qui s’est affranchi des frontières du cadre pour pousser toujours plus loin le concept de spectacle. Le film d’horreur n’est pas né dans les 60’s, puisque « Nosferatu » a déjà fait le plus gros sur le domaine de la peur en 1922. Pour ce qui est de la critique politique, on peut désormais dire que la tragi-comédie « le Dictateur » de 1940 préempte tout ou presque. Pourtant, ce que j’affirme là est alors paradoxalement à remettre à plat parce qu’il y a une chose qui est vraie et absolue au cinéma, c’est que chaque réalisateur réinvente un peu sa forme, la faisant sans cesse évoluer. C’est pour cela qu’il n’y a pas de vraie stagnation, et encore moins de régression. Il ne s’agit pas de la technique, à savoir le format, le son ou les effets spéciaux. Non, le cinéma évolue, progresse et raconte ses nouvelles histoires comme il l’entend. C’est tout sa force et sa vraie magie : être sans cesse différent tout en restant « identique ».

Le cinéma est notre mémoire. Il a complètement revu et corrigé notre conception du souvenir, parce qu’il s’ancre constamment dans sa réalité temporelle. Aujourd’hui, on peut poser un regard sur un siècle d’histoire, de changements sociaux, de guerres et de paix, de modification de notre présent grâce au cinéma. Les caméras étaient là dès les tranchées de 14-18, elles furent là dans les bourbiers de 39-45, encore présentes pour montrer l’horreur des camps, afficher le décollage d’Apollo XI, les premiers pas sur la lune, les manifestations pour le droit des noirs aux USA, les émeutes de 68… bref, le cinéma est le plus grand témoin de notre temps. Il a cet œil glacé qui nous donne le concret, l’essence de la Vie par le mouvement. On peut voir la peur dans les yeux d’un soldat, le sourire naïf d’un enfant qui grandit pourtant dans une ville en ruines, ou encore les larmes de celle qui enfin entend prononcer le mot « paix ».

Notre vision actuelle du cinéma a été revue par l’apparition de la télévision. On voit le cinéma comme un loisir et plus comme un lieu d’information. Fut une époque pas si lointaine, on allait au cinéma pour voir les actualités avant la séance, les enfants avaient leur moment avec les dessins animés, et chacun y trouvait son compte. Il n’y a là aucune nostalgie de ma part, juste le constat que la salle obscure était autant un lieu d’amusement, qu’un lieu où l’on prenait conscience du monde où l’on vit. Les gens ont pu voir les reportages sur les guerres dans le monde entier, y voir des discours devenus légendaires, ou encore apprendre la progression du conflit mondial en voyant concrètement les combats. Le film, la pellicule ajoute aussi une barrière bizarre, « le quatrième mur » comme l’appellent les amateurs de cinématographe. On l’oublie souvent, mais ce qu’on voit à l’image, surtout si elles sont issues de la réalité, présente aussi froidement la beauté que l’horreur de notre propre humanité. Quand on voit un avion japonais abattu au-dessus du pacifique, c’est un homme qui meurt qui est saisi à jamais dans ses derniers instants. Quand on regarde les deux tours s’écrouler l’une après l’autre, ce sont des milliers de personnes qu’on voit périr encore et encore.

Là où le cinéma est aussi magnifique, c’est par sa capacité à nous sortir de notre propre esprit. Il offre une vision, une façon d’appréhender, et l’on est invités à regarder et à absorber ce point de vue. Qui n’a pas été émerveillé par des grands paysages ? Qui n’a pas été ému par un baiser en gros plan ? Qui ne s’est pas réfugié derrière ses doigts lors d’une scène affreuse ? Qui n’a pas ri à s’en étouffer lors d’une scène comique ? C’est un vrai spectacle, une inventivité renouvelée, une vraie ode à la poésie et à la création. Même si le film peut accuser son âge par les outils, les formats de plan ou par le jeu des acteurs, toujours est-il que nombre d’œuvres demeurent inusables. On rit toujours des tribulations de Buster Keaton, on est toujours tétanisés face à un Orange mécanique aussi glauque qu’édifiant concernant notre société, tout comme on se laisse encore bercer par des films d’animation de Disney. Ces sorciers de l’image ont su innover, ou exploiter ce dont ils disposaient pour transcender des œuvres devenues désormais des références en la matière.

La beauté de l’image n’est que subjective. Ce qui est objectif, c’est de constater qu’un film réalisé avec cœur peut, des décennies après sa sortie, encore nous émouvoir et nous tenir en haleine. Chacun de nous a en lui des films qu’il estime comme être fondateurs. Chacun de nous peut citer des œuvres qui là parce qu’elles ont un goût particulier, ou qu’elles sont associées à un moment de l’existence. Je peux par exemple citer Marry Poppins parce que c’est le film de mon enfance où j’ai vu le réel et le dessin animé se marier sans défaut, JFK pour sa puissance narrative (alors que j’étais un adolescent probablement stupide et sans vraie conscience politique), Terminator 2 pour ses effets spéciaux et ses hypothèses sur un futur apocalyptiques… et les œuvres plus anciennes comme de nombreux films de guerre (Croix de fer, le bateau…), des drames (Taxi Driver, le parrain…), des comédies (les films avec de Funès par exemple), les dessins animés (mes premiers films d’animation japonaise). Je ne saurais résumer mes films adorés en quelques titres tant il y en a. Et, curieusement, des réalisations plus récentes parviennent tout autant à me stupéfier et me cueillir. Il ne s’agit donc pas d’une question de format, mais bien de thème et de façon de faire.

On classe le cinéma comme le septième art. Il est vrai que c’est un art. Pour moi, c’est aussi ce qu’il nous restera de ce présent dans dix, vingt, cent ans et plus j’espère. On pourra relire notre passé avec la même curiosité que celle qu’on a quand on voit des images des années 50, quand on entend les propos des gens terrifiés par le péril communiste, quand on revoit une ville sans sa circulation folle. Certains me diront que le net est encore plus révolutionnaire. J’en doute. Pour moi, le cinéma a apporté une vraie part de magie dans l’image, une véritable nouvelle perspective dans la façon de concevoir le lointain. Je n’ai jamais été en Afrique, mais j’en ai vu des images sublimes, des instants de vie et parfois de mort dans la savane. Je n’ai jamais mis les pieds dans le cercle arctique, et pourtant j’ai pu en voir les contours à travers l’œil des caméras. Je n’ai pas vécu bien des évènements essentiels à l’humanité, mais j’ai pu les voir grâce à cet outil qu’est le cinéma.

Rêve donc par la magie du cinéma. Vis l’image, ou crée-la. Laisse-toi porter par la narration. Découvre des univers inconnus, visite des planètes lointaines, ou bien la nôtre si proche de nous. Laisse-toi porter par le vent sous les ailes d’un dragon, ou bien celle d’un biplan antique. Vois ce monde, aussi réel qu’il peut être totalement fantasmé. Laisse-toi aller à espérer que les messages de paix que portent certaines œuvres ne soient pas vains. Enivre-toi, instruis-toi, sois curieux, fais toi peur autant que rire ou pleurer, sois créatif, imagine au-delà du cadre, repère les lieux, les moments, savoure de pouvoir étendre les messages à ton propre monde.
Des rêveurs ont créé des mondes pour nous inviter à les visiter. Des critiques ont mis le cinéma au service de la mise en doute de notre écheveau d’idées ; des innovateurs ont mêlé les deux premiers pour nous donner des films ayant une portée bien plus grande qu’on ne le pense.

Et puis il y a aussi ces nanars, ces films faits souvent avec des moyens dérisoires, soit pour essayer de rapporter un maximum à un coût minimum, ou soit par passion pure et dure. Ces derniers, ces chantres du bidouillage, du bricolage souvent grossier, je les aime parce qu’ils sont les plus beaux des rêveurs. Ils se ratent lamentablement, leurs films sont au mieux grotesques, mais bien plus souvent pathétiques, et pourtant ils méritent un peu d’amour, parce qu’ils sont sortis des tripes de gens qui ne veulent qu’une chose : figer sur la pellicule une façon de voir ou de rêver leur monde. Laissez-moi rêver vous dira ce réalisateur raté, incapable de produire quoi que ce soit de potable… et il aura raison. Après tout, pourquoi s’en offusquer ? S’offusque-t-on tant que cela des émissions poubelle ? Fait-on tant de foin que cela quand une série minable nous pollue note téléviseur ? Non. On change de chaîne, ou on se gausse non pas avec mais de l’émission elle-même. Soyons plus tendres avec le cinéma car chacun de nous a été bercé par ce média qui est, à mon sens, la plus importante invention du vingtième siècle, et ce devant l’ordinateur ou le téléphone.

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