Une main sur la poignée
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Hé oui, 1300 articles de votre serviteur!
Bonne lecture à vous!
Quiconque le regardait aurait affirmé qu'il était un vagabond, pauvre et esseulé, le genre de type souvent ivre qu'il ne faut surtout pas approcher. A sa défroque, il était vrai qu'un tel jugement n'aurait pas semblé déplacé tant les textiles délavés qu'il portait étaient élimés et sales. Sous un grand chapeau de paille, il dissimulait sans peine son chignon serré, ainsi qu'un visage aussi marqué par le passage du temps, que celui que des éléments. Son regard électrique tranchait singulièrement avec son teint hâlé, à tel point que les voyageurs qu'il croisait détournaient le regard, comme s'ils voyaient une lueur de folie dans ces deux prunelles généralement couvertes par le bord du couvre-chef singulier de l'homme errant.
Un observateur plus éclairé aurait pu détecter quelques bizarreries dans la démarche du bonhomme. De bonne taille, visiblement robuste, l'homme n'était ni voûté ni boiteux, et son pas alerte démentait clairement toute trace d'ivrognerie ou d'indolence. Au surplus, ses mains étaient soignées, et celle qui tenait le bâton de marche guidait la perche en question avec précision et rapidité. Le commun des mortels était donc dans l'erreur en le présumant malade, que ce soit mentalement ou bien physiquement. Certaines autres choses, plus subtiles encore, pouvaient indiquer à l'amateur bien plus expérimenté que l'homme n'avait rien d'un imbécile. Rien ne dépassait de lui, que ce soit de son fardeau ou de sa ceinture. Clairement, il savait voyager, et aucune bourse ou quoi que ce soit d'autre aurait pu lui être dérobé sans qu'il n'en fut alerté sur le champ. Et surtout, sur les chemins qu'empruntaient les voyageurs, il était un des seuls à faire en sorte de ne jamais prêter le flanc à quiconque, comme s'il était perpétuellement sur la défensive.
J'eus le loisir de le regarder marcher devant moi sur de nombreux kilomètres ce jour là. Intrigué que je fus par sa démarche décidée, j'invitai ma troupe constituée de quelques amis de hâter le pas pour me tenir dans le sien. Aussi étrange que cela me parût, l'homme menait en fait bon train, sans faire la moindre pause, sans ralentir ou accélérer, comme si une mécanique intérieure lui dictait le rythme de ses sandales sur le sentier caillouteux. Le claquement de nos sandales semblait lui avoir fait dresser l'oreille, car je sentis qu'insensiblement il se déportait vers la droite du chemin, comme pour nous céder le passage. Cette précaution fut parfaitement inutile, car mes camarades furent rapidement las de maintenir si bon rythme sous un soleil par trop lourd et étouffant. Ils me firent grands reproches de mon accélération impromptue, et je dus me résoudre à voir s'éloigner cet homme si étrange. Cependant, ma curiosité était trop grande, je ne pouvais me résoudre à le voir disparaître sans m'être entretenu avec lui. Je décidai donc de laisser là mes camarades, et de rattraper le personnage si singulier en me lançant à sa poursuite.
Plus d'une heure passa sans que je pus l'avoir en vue. J'en fus pour mes frais, haletant et suant à grosses gouttes. C'est au moment même où j'allais me résigner que je le revis avant un virage de la piste. Il était là, maintenant encore son pas régulier, sans même montrer le moindre signe de fatigue. "Un militaire!" me dis-je en réfléchissant. Il n'y avait qu'un militaire pour avoir un pas si alerte, et celui-ci avait visiblement un entraînement plus que poussé. Etrangement, je suis convaincu qu'il m'avait déjà repéré, car dès que je fus à sa portée, celui-ci porta lentement mais clairement sa main à sa ceinture, comme pour en tirer quelque-chose... pour ensuite se raviser avec un sourire étrange sur les lèvres. Il s'arrêta, se retourna, et me salua avec déférence. Je n'avais rien d'un noble en voyage, mais vu son aspect, j'eus la conviction qu'il faisait mine de paraître plus misérable qu'il ne l'était en réalité. S'incliner devant moi eut un aspect si ridicule et déplacé que tous les autres voyageurs nous jugèrent avec un mélange de peine et de dégoût. Il était repoussant pour les bourgeois, tout comme je ne méritais pas de tels égards à leurs yeux.
Il m'invita à s'asseoir sur un large rocher, et tira de son sac à dos soigneusement fermé une petite bouteille de terre cuite. Celle-ci contenait un alcool clair et très odorant, mais dont je n'avais jamais eu le loisir de sentir les effluves. Surpris par cette nouveauté, je fus tout autant pris au dépourvu par sa saveur. Il y avait une forme étrange d'équilibre entre une âpreté prononcée, et une douceur légèrement sucrée, à tel point que le tout me sembla vaporeux à la langue. Il se gaussa en me voyant froncer les sourcils d'étonnement, et me déclara que sa mixture était un cadeau d'un vendeur itinérant dont il n'avait retenu qu'une chose, à savoir la rougeur de ses cheveux; le nom même de la boisson s'était perdu dans les limbes de ses voyages... Et au final, il s'en moquait totalement: "Les bonnes choses n'ont pas à être nommées, on les reconnaît sans attendre l'avis d'un tiers".
La nuit se préparait presque, et nous étions bien trop loin de tout endroit civilisé pour pouvoir dormir. Nous avions laissé passer mes camarades, et ceux-ci étaient peut-être arrivés à un relai quelconque. Pour notre part, nous dissertâmes légèrement, sans aborder nos existences respectives. De la boisson nous passâmes à un repas frugal composé de riz cuit sur un petit feu, et de poisson séché que j'avais tiré de mes réserves. Les arêtes craquaient sous la dent, et mon nouvel ami sembla en apprécier la richesse de goût. "Fameux ce poisson" dit-il entre les dents. Je le remerciai de sa politesse, souriant presque à l'innocence de nos propos. Il s'était assis en tailleur, et ses mains battirent ses cuisses lorsque je me mis à déblatérer des plaisanteries grivoises. Il riait de bon coeur, sans fard ni comédie, juste heureux d'être en compagnie d'un homme sincère. J'étais tout de même circonspect, car sa discussion était autrement plus profonde qu'elle n'aurait laissé apparaître de prime abord. Il ne s'enivra pas, alors que mes tempes elles commençaient à battre légèrement la mesure de mon abus de boisson. Son oeil était toujours aussi vif et pointu, à tel point que j'en sentis la force dans un frisson.
La nuit fut bel et bien tombée quand tous les deux nous prîmes place sous un arbre pour une nuit réparatrice. Allongés sur des nattes de paille, l'endroit était aussi confortable que possible pour un voyageur dormant à la belle étoile. Je scrutai le ciel, admirant la voûte céleste, appréciant sans retenue la chance qu'on peut avoir quand on voyage ainsi, sans véritable obligation de délai pour arriver au terme de celui-ci. Mon nouveau camarade, lui, semblait d'être déjà endormi. Allongé sur le dos, sa poitrine montait et descendait fort lentement, et je sentais sa force transpirer de lui malgré cet aspect paisible. Sa physionomie semblait crier elle-même de garder une distance respectueuse avec lui. Je mis mes mains sous ma tête, et je fermai les yeux.
Soudain, je sentis une main se déposer sur ma bouche. Je tentai de crier, mais sa voix dure m'intima de me taire, et de surtout ne pas bouger. J'eus immédiatement à l'esprit qu'il put me voler, voire me tuer. Pourtant, dans ce geste, je sentis rapidement un acte de charité et non de brutalité. Il me protégeait d'un danger imminent, d'un péril qu'il avait perçu... Alors que j'avais sombré dans un sommeil de plomb. Il ôta sa main, et me fit ramper en arrière vers un bosquet. Je m'accroupis là, regardant vers la route éclairée par une magnifique lune pleine dont la courbure n'était pas même souillée par un nuage. Une nuit claire, éclatante, propice à la magie.
Il rampa vers ma couche, puis il glissa sous ma maigre couverture une sorte de fagot de branches éparses. D'un oeil, il surveillait la route, de l'autre il me scrutait pour être sûr que je sois en lieu sûr. Puis, aussi vivement qu'il s'était approché de moi, il se mit derrière un arbre, un genou à terre. Toute sa stature et sa force se révélèrent quand il fit glisser de ses épaules son pardessus gris sale. Dessous, c'était un kimono impeccable qui le drapait! A sa ceinture, deux sabres étaient attachés avec soin, et ces deux armes étaient visiblement celles d'un homme important. Les étuis, ouvragés, délicatement décorés, montraient un statut social que nul n'aurait pu lui deviner. J'avais vu juste, il n'était en rien un vagabond... Mais de militaire, j'avais devant moi autre chose, soit un maître d'armes, soit un samouraï sans maître, un rônin battant la campagne en quête d'un engagement.
Sa main se posa sur la poignée du katana. Ses doigts se serrèrent sur le cuir sous la garde avec une force telle que je pus entendre la peausserie geindre de douleur. Il était prêt. Il était complètement voué à l'effort, tendu comme un arc entre les mains d'un archer d'expérience.
Le temps sembla se dilater. J'eus l'impression qu'une éternité se déroulait autour de moi; puis un craquement, juste un léger bruissement dans les herbes hautes. Des pas étouffés. Un vibration dans l'air. Puis, une lame scintilla, comme une comète dans le ciel. Il avait dégainé, et seul la vibration de l'acier fendant l'air me parvint. Je n'eus que quelques instants pour percevoir le déchaînement de force et de violence. Il trancha net un assaillant, en partant de biais de l'épaule vers la taille. Le second se jeta sur lui, l'épée à la main. Sans même prêter attention à lui, mon camarade fit un pas de côté, et sa lame trancha la gorge du malheureux s'étant jeté sur lui. Le troisième, visiblement effrayé, serrait son sabre à deux mains, frémissant de tout son être. D'un geste ample, mon ami fit bouger sa lame pour en projet le sang qui dégoûtait du tranchant, et de l'autre main il fit signe à l'infortuné lui faisant face de l'attaquer. Il y eut trois passes. Les seuls sons qui me parvinrent furent une première fois l'air fendu par les deux armes. La seconde fois, ce fut le claquement des deux lames se choquant l'une sur l'autre. La troisième et dernière fois, ce fut le bruissement caractéristique du tissu qu'on tranche net. Mon camarade lui avait fait une énorme balafre en travers de la poitrine, et le kimono brun de son adversaire s'était ouvert sur une peau claire, presque blafarde. Le blessé était debout, agonisant sur pieds. Il l'acheva en lui plantant le sabre en pleine poitrine, perçant ainsi le coeur et peut-être un poumon. Il s'affala, les yeux emplis de cette stupeur quand on est fauché par la mort de manière aussi violente.
Sans mot-dire, mon protecteur fit à nouveau ce geste ample et précis pour nettoyer sa lame, puis il la fit glisser avec respect dans son fourreau. Il se tourna vers moi et m'invita à m'approcher. Je m'exécutai prudemment. J'étais moi-même empli d'un mélange sournois de peur et de respect, le tout recouvert d'un vernis étrange d'admiration. De ma vie, je n'avais jamais vu pareil bretteur. D'ailleurs, les trois morts témoignaient de son talent, car eux-mêmes ne m'avaient pas semblés mauvais pour autant. Il s'était rhabillé comme le vagabond qu'il voulait laisser voir au monde. Il me conseilla d'avancer de nuit, et de mettre autant de distance que possible entre moi et ces corps. Lui-même allait reprendre sa marche forcée, ce qui nous amènerait, quelques kilomètres plus loin, à un carrefour où nous devrions nous séparer à jamais. D'ici là, il me protègerait contre toute autre agression. "Ne vous en faites pas, c'est après moi qu'ils en ont", dit-il avec un air renfrogné. Il s'en voulait visiblement de m'avoir mis en danger, et me répéta durant l'heure qui suivit qu'il n'avait jamais eu à l'esprit de m'impliquer dans ses affaires.
Au moment de choisir nos routes respectives, il me demanda le chemin que je comptais prendre. A gauche, ou bien à droite. Quand je répondis que la gauche me convenait, il fit quelques pas pour se diriger à l'opposé. Je l'interrompis dans sa marche, et lui lança alors "On ne se sépare jamais d'une aussi fine lame, si dangereuse qu'elle fusse pour soi". Il me sourit, me regarda de pied en cap, et me répondit "Vous ignorez tout de moi. Peut-être suis-je un monstre, un criminel recherché". Je répondis à sa remarque par un sourire détendu, pour ne pas dire cabotin! Il y avait eu trois morts, et j'étais aussi calme qu'il m'était possible de l'être!
C'est ainsi que je pris la route de rester avec ce samouraï errant. C'est ainsi que je fus autant à son service, qu'il fut au mien. Dix ans durant, nous arpentâmes le Japon, allant de ville en ville en quête d'un engagement pour lui, et d'un poste administratif pour moi. Jamais je n'ai envisagé de lui demander le pourquoi de ces assassins qui voulaient sa perte. Il y eut quelques autres incidents plus ou moins durs, des injures, des duels impromptus, mais jamais il ne céda à l'envie de me révéler son passé.
Ce n'est qu'à sa mort, quand la maladie l'emporta, qu'il s'ouvrit à moi de ce passé aussi formidable que tumultueux. Mais ça, c'est une autre histoire...
Hé oui, 1300 articles de votre serviteur!
Bonne lecture à vous!
Quiconque le regardait aurait affirmé qu'il était un vagabond, pauvre et esseulé, le genre de type souvent ivre qu'il ne faut surtout pas approcher. A sa défroque, il était vrai qu'un tel jugement n'aurait pas semblé déplacé tant les textiles délavés qu'il portait étaient élimés et sales. Sous un grand chapeau de paille, il dissimulait sans peine son chignon serré, ainsi qu'un visage aussi marqué par le passage du temps, que celui que des éléments. Son regard électrique tranchait singulièrement avec son teint hâlé, à tel point que les voyageurs qu'il croisait détournaient le regard, comme s'ils voyaient une lueur de folie dans ces deux prunelles généralement couvertes par le bord du couvre-chef singulier de l'homme errant.
Un observateur plus éclairé aurait pu détecter quelques bizarreries dans la démarche du bonhomme. De bonne taille, visiblement robuste, l'homme n'était ni voûté ni boiteux, et son pas alerte démentait clairement toute trace d'ivrognerie ou d'indolence. Au surplus, ses mains étaient soignées, et celle qui tenait le bâton de marche guidait la perche en question avec précision et rapidité. Le commun des mortels était donc dans l'erreur en le présumant malade, que ce soit mentalement ou bien physiquement. Certaines autres choses, plus subtiles encore, pouvaient indiquer à l'amateur bien plus expérimenté que l'homme n'avait rien d'un imbécile. Rien ne dépassait de lui, que ce soit de son fardeau ou de sa ceinture. Clairement, il savait voyager, et aucune bourse ou quoi que ce soit d'autre aurait pu lui être dérobé sans qu'il n'en fut alerté sur le champ. Et surtout, sur les chemins qu'empruntaient les voyageurs, il était un des seuls à faire en sorte de ne jamais prêter le flanc à quiconque, comme s'il était perpétuellement sur la défensive.
J'eus le loisir de le regarder marcher devant moi sur de nombreux kilomètres ce jour là. Intrigué que je fus par sa démarche décidée, j'invitai ma troupe constituée de quelques amis de hâter le pas pour me tenir dans le sien. Aussi étrange que cela me parût, l'homme menait en fait bon train, sans faire la moindre pause, sans ralentir ou accélérer, comme si une mécanique intérieure lui dictait le rythme de ses sandales sur le sentier caillouteux. Le claquement de nos sandales semblait lui avoir fait dresser l'oreille, car je sentis qu'insensiblement il se déportait vers la droite du chemin, comme pour nous céder le passage. Cette précaution fut parfaitement inutile, car mes camarades furent rapidement las de maintenir si bon rythme sous un soleil par trop lourd et étouffant. Ils me firent grands reproches de mon accélération impromptue, et je dus me résoudre à voir s'éloigner cet homme si étrange. Cependant, ma curiosité était trop grande, je ne pouvais me résoudre à le voir disparaître sans m'être entretenu avec lui. Je décidai donc de laisser là mes camarades, et de rattraper le personnage si singulier en me lançant à sa poursuite.
Plus d'une heure passa sans que je pus l'avoir en vue. J'en fus pour mes frais, haletant et suant à grosses gouttes. C'est au moment même où j'allais me résigner que je le revis avant un virage de la piste. Il était là, maintenant encore son pas régulier, sans même montrer le moindre signe de fatigue. "Un militaire!" me dis-je en réfléchissant. Il n'y avait qu'un militaire pour avoir un pas si alerte, et celui-ci avait visiblement un entraînement plus que poussé. Etrangement, je suis convaincu qu'il m'avait déjà repéré, car dès que je fus à sa portée, celui-ci porta lentement mais clairement sa main à sa ceinture, comme pour en tirer quelque-chose... pour ensuite se raviser avec un sourire étrange sur les lèvres. Il s'arrêta, se retourna, et me salua avec déférence. Je n'avais rien d'un noble en voyage, mais vu son aspect, j'eus la conviction qu'il faisait mine de paraître plus misérable qu'il ne l'était en réalité. S'incliner devant moi eut un aspect si ridicule et déplacé que tous les autres voyageurs nous jugèrent avec un mélange de peine et de dégoût. Il était repoussant pour les bourgeois, tout comme je ne méritais pas de tels égards à leurs yeux.
Il m'invita à s'asseoir sur un large rocher, et tira de son sac à dos soigneusement fermé une petite bouteille de terre cuite. Celle-ci contenait un alcool clair et très odorant, mais dont je n'avais jamais eu le loisir de sentir les effluves. Surpris par cette nouveauté, je fus tout autant pris au dépourvu par sa saveur. Il y avait une forme étrange d'équilibre entre une âpreté prononcée, et une douceur légèrement sucrée, à tel point que le tout me sembla vaporeux à la langue. Il se gaussa en me voyant froncer les sourcils d'étonnement, et me déclara que sa mixture était un cadeau d'un vendeur itinérant dont il n'avait retenu qu'une chose, à savoir la rougeur de ses cheveux; le nom même de la boisson s'était perdu dans les limbes de ses voyages... Et au final, il s'en moquait totalement: "Les bonnes choses n'ont pas à être nommées, on les reconnaît sans attendre l'avis d'un tiers".
La nuit se préparait presque, et nous étions bien trop loin de tout endroit civilisé pour pouvoir dormir. Nous avions laissé passer mes camarades, et ceux-ci étaient peut-être arrivés à un relai quelconque. Pour notre part, nous dissertâmes légèrement, sans aborder nos existences respectives. De la boisson nous passâmes à un repas frugal composé de riz cuit sur un petit feu, et de poisson séché que j'avais tiré de mes réserves. Les arêtes craquaient sous la dent, et mon nouvel ami sembla en apprécier la richesse de goût. "Fameux ce poisson" dit-il entre les dents. Je le remerciai de sa politesse, souriant presque à l'innocence de nos propos. Il s'était assis en tailleur, et ses mains battirent ses cuisses lorsque je me mis à déblatérer des plaisanteries grivoises. Il riait de bon coeur, sans fard ni comédie, juste heureux d'être en compagnie d'un homme sincère. J'étais tout de même circonspect, car sa discussion était autrement plus profonde qu'elle n'aurait laissé apparaître de prime abord. Il ne s'enivra pas, alors que mes tempes elles commençaient à battre légèrement la mesure de mon abus de boisson. Son oeil était toujours aussi vif et pointu, à tel point que j'en sentis la force dans un frisson.
La nuit fut bel et bien tombée quand tous les deux nous prîmes place sous un arbre pour une nuit réparatrice. Allongés sur des nattes de paille, l'endroit était aussi confortable que possible pour un voyageur dormant à la belle étoile. Je scrutai le ciel, admirant la voûte céleste, appréciant sans retenue la chance qu'on peut avoir quand on voyage ainsi, sans véritable obligation de délai pour arriver au terme de celui-ci. Mon nouveau camarade, lui, semblait d'être déjà endormi. Allongé sur le dos, sa poitrine montait et descendait fort lentement, et je sentais sa force transpirer de lui malgré cet aspect paisible. Sa physionomie semblait crier elle-même de garder une distance respectueuse avec lui. Je mis mes mains sous ma tête, et je fermai les yeux.
Soudain, je sentis une main se déposer sur ma bouche. Je tentai de crier, mais sa voix dure m'intima de me taire, et de surtout ne pas bouger. J'eus immédiatement à l'esprit qu'il put me voler, voire me tuer. Pourtant, dans ce geste, je sentis rapidement un acte de charité et non de brutalité. Il me protégeait d'un danger imminent, d'un péril qu'il avait perçu... Alors que j'avais sombré dans un sommeil de plomb. Il ôta sa main, et me fit ramper en arrière vers un bosquet. Je m'accroupis là, regardant vers la route éclairée par une magnifique lune pleine dont la courbure n'était pas même souillée par un nuage. Une nuit claire, éclatante, propice à la magie.
Il rampa vers ma couche, puis il glissa sous ma maigre couverture une sorte de fagot de branches éparses. D'un oeil, il surveillait la route, de l'autre il me scrutait pour être sûr que je sois en lieu sûr. Puis, aussi vivement qu'il s'était approché de moi, il se mit derrière un arbre, un genou à terre. Toute sa stature et sa force se révélèrent quand il fit glisser de ses épaules son pardessus gris sale. Dessous, c'était un kimono impeccable qui le drapait! A sa ceinture, deux sabres étaient attachés avec soin, et ces deux armes étaient visiblement celles d'un homme important. Les étuis, ouvragés, délicatement décorés, montraient un statut social que nul n'aurait pu lui deviner. J'avais vu juste, il n'était en rien un vagabond... Mais de militaire, j'avais devant moi autre chose, soit un maître d'armes, soit un samouraï sans maître, un rônin battant la campagne en quête d'un engagement.
Sa main se posa sur la poignée du katana. Ses doigts se serrèrent sur le cuir sous la garde avec une force telle que je pus entendre la peausserie geindre de douleur. Il était prêt. Il était complètement voué à l'effort, tendu comme un arc entre les mains d'un archer d'expérience.
Le temps sembla se dilater. J'eus l'impression qu'une éternité se déroulait autour de moi; puis un craquement, juste un léger bruissement dans les herbes hautes. Des pas étouffés. Un vibration dans l'air. Puis, une lame scintilla, comme une comète dans le ciel. Il avait dégainé, et seul la vibration de l'acier fendant l'air me parvint. Je n'eus que quelques instants pour percevoir le déchaînement de force et de violence. Il trancha net un assaillant, en partant de biais de l'épaule vers la taille. Le second se jeta sur lui, l'épée à la main. Sans même prêter attention à lui, mon camarade fit un pas de côté, et sa lame trancha la gorge du malheureux s'étant jeté sur lui. Le troisième, visiblement effrayé, serrait son sabre à deux mains, frémissant de tout son être. D'un geste ample, mon ami fit bouger sa lame pour en projet le sang qui dégoûtait du tranchant, et de l'autre main il fit signe à l'infortuné lui faisant face de l'attaquer. Il y eut trois passes. Les seuls sons qui me parvinrent furent une première fois l'air fendu par les deux armes. La seconde fois, ce fut le claquement des deux lames se choquant l'une sur l'autre. La troisième et dernière fois, ce fut le bruissement caractéristique du tissu qu'on tranche net. Mon camarade lui avait fait une énorme balafre en travers de la poitrine, et le kimono brun de son adversaire s'était ouvert sur une peau claire, presque blafarde. Le blessé était debout, agonisant sur pieds. Il l'acheva en lui plantant le sabre en pleine poitrine, perçant ainsi le coeur et peut-être un poumon. Il s'affala, les yeux emplis de cette stupeur quand on est fauché par la mort de manière aussi violente.
Sans mot-dire, mon protecteur fit à nouveau ce geste ample et précis pour nettoyer sa lame, puis il la fit glisser avec respect dans son fourreau. Il se tourna vers moi et m'invita à m'approcher. Je m'exécutai prudemment. J'étais moi-même empli d'un mélange sournois de peur et de respect, le tout recouvert d'un vernis étrange d'admiration. De ma vie, je n'avais jamais vu pareil bretteur. D'ailleurs, les trois morts témoignaient de son talent, car eux-mêmes ne m'avaient pas semblés mauvais pour autant. Il s'était rhabillé comme le vagabond qu'il voulait laisser voir au monde. Il me conseilla d'avancer de nuit, et de mettre autant de distance que possible entre moi et ces corps. Lui-même allait reprendre sa marche forcée, ce qui nous amènerait, quelques kilomètres plus loin, à un carrefour où nous devrions nous séparer à jamais. D'ici là, il me protègerait contre toute autre agression. "Ne vous en faites pas, c'est après moi qu'ils en ont", dit-il avec un air renfrogné. Il s'en voulait visiblement de m'avoir mis en danger, et me répéta durant l'heure qui suivit qu'il n'avait jamais eu à l'esprit de m'impliquer dans ses affaires.
Au moment de choisir nos routes respectives, il me demanda le chemin que je comptais prendre. A gauche, ou bien à droite. Quand je répondis que la gauche me convenait, il fit quelques pas pour se diriger à l'opposé. Je l'interrompis dans sa marche, et lui lança alors "On ne se sépare jamais d'une aussi fine lame, si dangereuse qu'elle fusse pour soi". Il me sourit, me regarda de pied en cap, et me répondit "Vous ignorez tout de moi. Peut-être suis-je un monstre, un criminel recherché". Je répondis à sa remarque par un sourire détendu, pour ne pas dire cabotin! Il y avait eu trois morts, et j'étais aussi calme qu'il m'était possible de l'être!
C'est ainsi que je pris la route de rester avec ce samouraï errant. C'est ainsi que je fus autant à son service, qu'il fut au mien. Dix ans durant, nous arpentâmes le Japon, allant de ville en ville en quête d'un engagement pour lui, et d'un poste administratif pour moi. Jamais je n'ai envisagé de lui demander le pourquoi de ces assassins qui voulaient sa perte. Il y eut quelques autres incidents plus ou moins durs, des injures, des duels impromptus, mais jamais il ne céda à l'envie de me révéler son passé.
Ce n'est qu'à sa mort, quand la maladie l'emporta, qu'il s'ouvrit à moi de ce passé aussi formidable que tumultueux. Mais ça, c'est une autre histoire...
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