Dans la contrée
Encore un essai écrit ainsi, sur un coin de nappe, pour le seul plaisir de m'essayer à nouveau à de nombreux styles différents. J'espère que cela vous plaira.
Aussi loin que peut porter mon regard, ces terres m'appartiennent. C'est par le sang de nos braves, et par la foi que nous avions dans nos Dieux que nous sommes parvenus à un tel résultat. Ce monde nous appartient, tout entier, et partout, dans les montagnes abruptes, dans les plaines arides, dans les forêts impénétrables, c'est notre nom à tous qui fait trembler nos ennemis. Nous sommes donc vainqueurs, nous sommes donc les maîtres. Je suis assis là, et j'observe, j'apprécie, je scrute l'horizon qui trace la seule frontière entre le ciel et notre royaume. Le soleil lui-même nous offre à présent un écrin d'or à nos conquêtes, les éléments se font cléments dans nos récoltes. En tant que souverain, j'ai entre les mains le plus grand territoire qui soit dans ce monde, et chacun respecte mes opinions, obéit à mes ordres, et courbe l'échine quand je me présente.
La victoire, le but ultime, quelle étrange sensation que d'avoir tout réussi! J'éprouve au fond de moi la surprenante fatigue de l'être qui n'a plus rien à accomplir, comme si toute cette épopée avait plus de valeur que le résultat! J'ai beau me rassurer en me répétant que c'était là mon objectif final, je n'arrive pas à me contenter, ni même à satisfaire ce démon qu'est l'ambition. Il est affamé, alors qu'il s'est pourtant repu de mes décisions les plus brutales. Aucun massacre, aucune victoire militaire ou diplomatique ne semble lui suffire, à tel point que j'en suis à me dire qu'il serait bon de relancer la machine de guerre, et ce dans n'importe quelle direction, du moment qu'elle engendre toujours plus de mouvement, toujours plus de gloire pour mes braves. Eux aussi, je le crains, sont assoiffés de sang, affamés de combats, et je les vois dorénavant comme des chiens de guerre, dressés à combattre, et plus réellement à vivre en société.
L'ordre règne depuis plus de deux ans à présent. Dans toutes les contrées, le message a été bien retenu, et nos impôts sont payés sans difficulté. En Seigneur magnanime, j'ai fait en sorte que les taxes soient raisonnables, qu'elles n'affament pas les paysans, et que les riches, eux aussi, me payent une dîme pour m'assurer leur collaboration et leur fidélité. Tous les messagers sont formels, mes réformes conviennent au peuple, il honore mon nom avec respect, et mes ennemis d'hier me craignent tant qu'ils n'osent pas même songer à comploter. Aurais-je été trop dur, trop efficace, à tel point que tout le peuple se soit soumis à ma volonté? Cela m'inquiète, car le silence est porteur de mauvais augures, alors que le bruit, lui, permet de savoir où est l'adversaire. J'en viens à être presque paranoïaque, me méfiant de quiconque voudrait m'aborder sans y avoir été invité au préalable. Cependant, nul n'arbore la moindre volonté de me désobéir. Il y a là un contresens profond, car je suis convaincu que je ne suis pas le seul à avoir l'ambition d'unir toutes les contrées sous un seul étendard. Qui sera celui qui tentera de me destituer? Qui sera l'adversaire digne de mon épée?
Ce matin, j'ai sorti mon cheval de combat. C'est un animal trapu, robuste, inélégant, mais d'une force et d'une obéissance sans égal quand il s'agit de charger dans la mêlée. Il a été blessé à de nombreuses reprises, et sa croupe porte fièrement les traces des escarmouches. J'aime son pas lent et déterminé, j'adore son port de tête, lent, ondulant au rythme de ses sabots ferrés. Je ne suis pas un fardeau pour lui, tant il est vigoureux et entêté. Une bête de somme convertie en machine de combat, voilà ce qu'il est. Les rênes entre les mains, j'ai envie de le mener vers la basse contrée, comme si quelque-chose m'interpelait par là-bas. On a parlé d'envahisseurs, de guerriers sanguinaires assaillant nos plus lointaines frontières. Je n'ai pas vu un seul témoin direct de cela, et pour la plupart ces rumeurs sont plus des échos des vagabonds et autres conteurs itinérants, que de messagers respectables. Mais ne dit-on pas que les légendes s'appuient souvent sur des vérités? Et s'ils existent... qu'ils viennent, je serai là, à lever bien haut mon épée pour leur apprendre ce qu'il en coûte de me défier!
La place du marché est magnifique, bigarrée, où les couleurs des légumes frais créent une toile étrange et délicieuse à la fois. Malgré les odeurs d'étables, malgré les parfums âcres des produits abandonnés au pavé, il y a là quelque-chose de savoureux et même de délicieux. Je mets pieds à terre, et chacun s'incline comme il se doit devant le Souverain. Je souris, je suis fier d'eux, ils me respectent pour mon pouvoir, et surtout pour la légende que j'ai bâtie de mes propres mains. Je goûte une pomme, remercie le vendeur d'un hochement de tête complice, et les bourgeois viennent à ma rencontre pour me saluer, ainsi que pour se faire voir. Etre reconnu de moi est un honneur pour ceux d'en bas dit-on... Alors, poliment, avec un rien de malice, j'en salue certains que je ne connais pourtant pas du tout. Que bien lui en fasse s'il peut solliciter un meilleur emploi grâce à ce geste innocent!
Et là, au loin, on entend tinter une cloche! Il y a des cris, des heurts, et les passants sautent pour éviter une cavalcade! Des cavalier chargent à travers la place, et les gardes n'arrivent pas à les contenir. Je les vois, ils sont drapés de noir, ils tiennent des épées courbes en main. Montant à crû, ils m'ont repéré dans la foule. Je suis la cible, ils ne détourneront pas leur course pour quiconque. D'un geste précis, rapide et sûr, je tire mon arme de son fourreau. La gaine libère sans difficulté le morceau de fer soigneusement martelé, et la garde large et dure me protège à présent la main droite. L'autre bras me sert de balancier, je prends la pose, et j'attends de pied ferme la charge du premier cavalier. Je lui hurle "Viens donc!", et celui-ci, sidéré de mon audace, me scrute avec un respect inattendu. Il brandit son arme courbe, et tente de me trancher. J'évite le tranchant, et la pointe de mon épée s'enfonce en lui sans difficulté. Il pivote, saigné à blanc, et pivote du dos de la bête. Sa monture continue son chemin en hennissant, comme pris de stupeur d'avoir perdu ainsi son maître.
Le pied sur le corps sans vie de mon adversaire, je tire ma lame et reprend la pose en signe de défi. Ma main gauche les incite à m'affronter. Je suis celui qu'on appelle sans peur, celui qui a été surnommé "le terrifiant", celui que certains appellent même "le messager des enfers". Venez, affrontez-moi, montrez votre valeur! Si vous êtes meilleurs que moi, qu'il en soit ainsi!
Deux autres cavaliers ont mis pied à terre. Les autres, derrière, affrontent à présent la garde, ainsi que nombre de mes guerriers qui se sont rués ici dès les premiers sons de cloche. On a fait mander ma troupe, et ils nous rejoignent avec entrain. Nous sommes cernés d'adversaires qui me semblent bien mériter le respect. Ils savent se battre, ils savent tenir une ligne de défense, et aucun n'a fait mine de reculer même face à une mort certaine. J'ai le sourire, et les miens aussi. Ils sont comme en pleine renaissance, et ils poussent nos cris de guerre. Je sens l'exaltation du combat, la joie de défendre des gains si chèrement acquis, et en eux comme en moi frémit le sang du guerrier. Venez mes braves, allons bouter hors de notre contrée ces envahisseurs! Qu'ils goûtent le fil de nos épées, qu'ils pleurent leurs morts, et que notre simple évocation les terrifient!
La nuit s'approche enfin, le village a été déserté de ses habitants. Nombre de demeures sont en flammes, et l'on entend encore des cris de douleurs des blessés qui essaiment les ruines. Nous sommes tous couverts de sang, blessés, balafrés, et certains de nous sont morts. Pourtant, nous sommes tous debout, fiers, l'arme à la main, prêts à subir le prochain assaut sans fléchir. Sont-ils encore nombreux? Vont-ils venir par milliers pour nous anéantir? J'ai un peu de liquide carmin qui coule entre mes yeux... Une masse qui s'est écrasée sur ma tête dénudée. Qu'importe, je vois clair, je ne suis ni sonné ni troublé par cet incident. Je les attends, et mon sourire n'a pas disparu. On va gagner ou périr, c'est la loi de la guerre. Ce soir, le sort en est jeté, ils ne cesseront l'assaut que si leur chef l'ordonne, et je ne cèderai mes territoires qu'au prix de ma vie. Soyez prêts mes frères, ils reviennent! Ils foncent! Ils se ruent, lances à la main, ils veulent nous embrocher. Qu'ils meurent! Pas de quartier, malheur aux vaincus!
Les corps s'entassent, et chaque nouvelle charge a son lot d'horreurs, de drames, de blessures effroyables. Le sang a noirci le pavé en séchant, et les cours de terre battue sont des mares poisseuses où se mêlent les corps sans distinction entre ami ou ennemi. Certains ont des postures grotesques, d'autres sont comme broyés par la violence des chocs. Je souffle, et ma respiration semble être faite de mugissements. Mes camarades encore vivants sont dans le même état, et tous arborent avec orgueil et fierté leur détermination. Vous nous vaincrez qu'en nous ayant tous massacrés! Vous ne gagnerez qu'à un prix effroyable pour vos troupes! Nous sommes ainsi faits, nous sommes là, donnez tout ce que vous avez, car tout autre prix sera insuffisant. Seuls les plus forts vaincront!
Un homme s'avance. De haute stature, sa troupe s'écarte pour lui céder le chemin. Il porte la même tenue que ses fidèles, à la seule différence d'un collier d'or autour du cou. Il vient vers moi, l'épée au fourreau, la main posée dessus en signe de respect et de détermination. Certains de mes braves veulent croiser le fer avec lui, et d'une main levée je les interromps. Il veut visiblement me parler, il veut m'approcher sans qu'on se batte. Il y a un silence étrange à présent, et la lueur des incendies rougit tout. La nuit est totale, le ciel n'est plus qu'un nuage gris. On ne perçoit ni étoiles, ni même la lune. Dans son pas, je sens la force, la vigueur, la même qui me guida jusqu'à la victoire absolue. Il est fait du même fer que moi, il a ce même regard brutal, inflexible, portant en lui la certitude de sa cause. J'ignore d'où il vient, j'ignore son nom, mais déjà je le respecte autant qu'il me respecte. Va-t-on se battre jusqu'à la mort? Va-t-on s'affronter pour voir lequel de nous deux est le plus brave? J'abaisse la lame de mon épée, respectant ainsi sa volonté de ne pas nous battre sans avoir discutés.
Il réduit l'espace entre nous deux. Il est à portée de lame, tout comme je suis à portée de la sienne. Il ôte son casque, et sa chevelure fine, faite de fils noirs, ondule sur sa nuque. Son teint hâlé me signale immédiatement qu'il a vécu plus d'une bataille, et qu'il a vécu avec ses hommes sur le terrain. Cet été fut très chaud, et il en porte toutes les traces. Il est là, encore plus près, et sa main droite lâche le manche de son arme. Il me la tend avec respect, il ne sourit pas, mais ses yeux portent toute la force de ce signe. J'accepter la poignée de main, je la serre avec vigueur. Nous sommes deux titans qui se saluent, deux conquérants qui se sont affrontés jusqu'à se rencontrer en personne. Va-t-il reculer? Va-t-il me tuer ainsi en me poignardant? Son sourire s'agrandit, et je sens en lui quelque-chose d'inconnu jusqu'alors. Tous mes adversaires avaient été des lâches, tous les chefs des couards sacrifiant sans vergogne leurs troupes. Lui, il s'était aussi lancé dans la mêlée, et nos pertes respectives avaient été suffisamment grandes pour que chacun puisse juger avec déférence de notre volonté de gagner.
Il n'y a pas grand-chose à se dire. Il me lance "Je voulais voir celui qui a tout conquis. Je le vois à présent". Je lui réponds "Et je vois celui qui est capable de m'affronter sans peur, et qui n'aura pas à rougir quand on parlera de cette bataille". Que faire? Finir cette bataille? Se massacrer jusqu'au dernier? "Je vous rends vos territoires... mais sachez que par delà vos frontières, nous sommes là. Nous ne viendrons pas chez vous, ne venez pas chez nous." Tandis qu'il me tourne le dos et qu'il invitait ses troupes à se retirer, je lui lance alors en retour "et si vous êtes en sous-nombre... venez nous voir. Guerroyer avec des soldats aussi nobles sera un honneur!".
Il reprend sa monture. Il est là, grand, fier, inébranlable. Son cheval est un étalon fort et brutal, une bête que peu doivent pouvoir dompter, le genre de cheval qui vous brise si vous n'êtes pas plus fort que lui. Sa voix porte au-dessus du bruit des pas de ses hommes, et il me lance "Je n'en attendais pas moins d'un vrai conquérant! A bientôt!"
Je m'assois. Je suis épuisé. Nous avons versé le sang. Ils repartent comme ils sont venus. Reviendront-ils pour nous battre, ou pour nous proposer de conquérir de nouvelles terres? Qu'importe, si un cavalier de noir vêtu passe une de nos frontières, traitez le avec respect, et donnez lui tant le gîte que le couvert. Ce messager devra être conduit à la cour, car il sera porteur d'un message de guerre. Nos épées devront toujours être prêtes à faire périr nos ennemis... qu'ils soient de noir vêtu ou pas.
Aussi loin que peut porter mon regard, ces terres m'appartiennent. C'est par le sang de nos braves, et par la foi que nous avions dans nos Dieux que nous sommes parvenus à un tel résultat. Ce monde nous appartient, tout entier, et partout, dans les montagnes abruptes, dans les plaines arides, dans les forêts impénétrables, c'est notre nom à tous qui fait trembler nos ennemis. Nous sommes donc vainqueurs, nous sommes donc les maîtres. Je suis assis là, et j'observe, j'apprécie, je scrute l'horizon qui trace la seule frontière entre le ciel et notre royaume. Le soleil lui-même nous offre à présent un écrin d'or à nos conquêtes, les éléments se font cléments dans nos récoltes. En tant que souverain, j'ai entre les mains le plus grand territoire qui soit dans ce monde, et chacun respecte mes opinions, obéit à mes ordres, et courbe l'échine quand je me présente.
La victoire, le but ultime, quelle étrange sensation que d'avoir tout réussi! J'éprouve au fond de moi la surprenante fatigue de l'être qui n'a plus rien à accomplir, comme si toute cette épopée avait plus de valeur que le résultat! J'ai beau me rassurer en me répétant que c'était là mon objectif final, je n'arrive pas à me contenter, ni même à satisfaire ce démon qu'est l'ambition. Il est affamé, alors qu'il s'est pourtant repu de mes décisions les plus brutales. Aucun massacre, aucune victoire militaire ou diplomatique ne semble lui suffire, à tel point que j'en suis à me dire qu'il serait bon de relancer la machine de guerre, et ce dans n'importe quelle direction, du moment qu'elle engendre toujours plus de mouvement, toujours plus de gloire pour mes braves. Eux aussi, je le crains, sont assoiffés de sang, affamés de combats, et je les vois dorénavant comme des chiens de guerre, dressés à combattre, et plus réellement à vivre en société.
L'ordre règne depuis plus de deux ans à présent. Dans toutes les contrées, le message a été bien retenu, et nos impôts sont payés sans difficulté. En Seigneur magnanime, j'ai fait en sorte que les taxes soient raisonnables, qu'elles n'affament pas les paysans, et que les riches, eux aussi, me payent une dîme pour m'assurer leur collaboration et leur fidélité. Tous les messagers sont formels, mes réformes conviennent au peuple, il honore mon nom avec respect, et mes ennemis d'hier me craignent tant qu'ils n'osent pas même songer à comploter. Aurais-je été trop dur, trop efficace, à tel point que tout le peuple se soit soumis à ma volonté? Cela m'inquiète, car le silence est porteur de mauvais augures, alors que le bruit, lui, permet de savoir où est l'adversaire. J'en viens à être presque paranoïaque, me méfiant de quiconque voudrait m'aborder sans y avoir été invité au préalable. Cependant, nul n'arbore la moindre volonté de me désobéir. Il y a là un contresens profond, car je suis convaincu que je ne suis pas le seul à avoir l'ambition d'unir toutes les contrées sous un seul étendard. Qui sera celui qui tentera de me destituer? Qui sera l'adversaire digne de mon épée?
Ce matin, j'ai sorti mon cheval de combat. C'est un animal trapu, robuste, inélégant, mais d'une force et d'une obéissance sans égal quand il s'agit de charger dans la mêlée. Il a été blessé à de nombreuses reprises, et sa croupe porte fièrement les traces des escarmouches. J'aime son pas lent et déterminé, j'adore son port de tête, lent, ondulant au rythme de ses sabots ferrés. Je ne suis pas un fardeau pour lui, tant il est vigoureux et entêté. Une bête de somme convertie en machine de combat, voilà ce qu'il est. Les rênes entre les mains, j'ai envie de le mener vers la basse contrée, comme si quelque-chose m'interpelait par là-bas. On a parlé d'envahisseurs, de guerriers sanguinaires assaillant nos plus lointaines frontières. Je n'ai pas vu un seul témoin direct de cela, et pour la plupart ces rumeurs sont plus des échos des vagabonds et autres conteurs itinérants, que de messagers respectables. Mais ne dit-on pas que les légendes s'appuient souvent sur des vérités? Et s'ils existent... qu'ils viennent, je serai là, à lever bien haut mon épée pour leur apprendre ce qu'il en coûte de me défier!
La place du marché est magnifique, bigarrée, où les couleurs des légumes frais créent une toile étrange et délicieuse à la fois. Malgré les odeurs d'étables, malgré les parfums âcres des produits abandonnés au pavé, il y a là quelque-chose de savoureux et même de délicieux. Je mets pieds à terre, et chacun s'incline comme il se doit devant le Souverain. Je souris, je suis fier d'eux, ils me respectent pour mon pouvoir, et surtout pour la légende que j'ai bâtie de mes propres mains. Je goûte une pomme, remercie le vendeur d'un hochement de tête complice, et les bourgeois viennent à ma rencontre pour me saluer, ainsi que pour se faire voir. Etre reconnu de moi est un honneur pour ceux d'en bas dit-on... Alors, poliment, avec un rien de malice, j'en salue certains que je ne connais pourtant pas du tout. Que bien lui en fasse s'il peut solliciter un meilleur emploi grâce à ce geste innocent!
Et là, au loin, on entend tinter une cloche! Il y a des cris, des heurts, et les passants sautent pour éviter une cavalcade! Des cavalier chargent à travers la place, et les gardes n'arrivent pas à les contenir. Je les vois, ils sont drapés de noir, ils tiennent des épées courbes en main. Montant à crû, ils m'ont repéré dans la foule. Je suis la cible, ils ne détourneront pas leur course pour quiconque. D'un geste précis, rapide et sûr, je tire mon arme de son fourreau. La gaine libère sans difficulté le morceau de fer soigneusement martelé, et la garde large et dure me protège à présent la main droite. L'autre bras me sert de balancier, je prends la pose, et j'attends de pied ferme la charge du premier cavalier. Je lui hurle "Viens donc!", et celui-ci, sidéré de mon audace, me scrute avec un respect inattendu. Il brandit son arme courbe, et tente de me trancher. J'évite le tranchant, et la pointe de mon épée s'enfonce en lui sans difficulté. Il pivote, saigné à blanc, et pivote du dos de la bête. Sa monture continue son chemin en hennissant, comme pris de stupeur d'avoir perdu ainsi son maître.
Le pied sur le corps sans vie de mon adversaire, je tire ma lame et reprend la pose en signe de défi. Ma main gauche les incite à m'affronter. Je suis celui qu'on appelle sans peur, celui qui a été surnommé "le terrifiant", celui que certains appellent même "le messager des enfers". Venez, affrontez-moi, montrez votre valeur! Si vous êtes meilleurs que moi, qu'il en soit ainsi!
Deux autres cavaliers ont mis pied à terre. Les autres, derrière, affrontent à présent la garde, ainsi que nombre de mes guerriers qui se sont rués ici dès les premiers sons de cloche. On a fait mander ma troupe, et ils nous rejoignent avec entrain. Nous sommes cernés d'adversaires qui me semblent bien mériter le respect. Ils savent se battre, ils savent tenir une ligne de défense, et aucun n'a fait mine de reculer même face à une mort certaine. J'ai le sourire, et les miens aussi. Ils sont comme en pleine renaissance, et ils poussent nos cris de guerre. Je sens l'exaltation du combat, la joie de défendre des gains si chèrement acquis, et en eux comme en moi frémit le sang du guerrier. Venez mes braves, allons bouter hors de notre contrée ces envahisseurs! Qu'ils goûtent le fil de nos épées, qu'ils pleurent leurs morts, et que notre simple évocation les terrifient!
La nuit s'approche enfin, le village a été déserté de ses habitants. Nombre de demeures sont en flammes, et l'on entend encore des cris de douleurs des blessés qui essaiment les ruines. Nous sommes tous couverts de sang, blessés, balafrés, et certains de nous sont morts. Pourtant, nous sommes tous debout, fiers, l'arme à la main, prêts à subir le prochain assaut sans fléchir. Sont-ils encore nombreux? Vont-ils venir par milliers pour nous anéantir? J'ai un peu de liquide carmin qui coule entre mes yeux... Une masse qui s'est écrasée sur ma tête dénudée. Qu'importe, je vois clair, je ne suis ni sonné ni troublé par cet incident. Je les attends, et mon sourire n'a pas disparu. On va gagner ou périr, c'est la loi de la guerre. Ce soir, le sort en est jeté, ils ne cesseront l'assaut que si leur chef l'ordonne, et je ne cèderai mes territoires qu'au prix de ma vie. Soyez prêts mes frères, ils reviennent! Ils foncent! Ils se ruent, lances à la main, ils veulent nous embrocher. Qu'ils meurent! Pas de quartier, malheur aux vaincus!
Les corps s'entassent, et chaque nouvelle charge a son lot d'horreurs, de drames, de blessures effroyables. Le sang a noirci le pavé en séchant, et les cours de terre battue sont des mares poisseuses où se mêlent les corps sans distinction entre ami ou ennemi. Certains ont des postures grotesques, d'autres sont comme broyés par la violence des chocs. Je souffle, et ma respiration semble être faite de mugissements. Mes camarades encore vivants sont dans le même état, et tous arborent avec orgueil et fierté leur détermination. Vous nous vaincrez qu'en nous ayant tous massacrés! Vous ne gagnerez qu'à un prix effroyable pour vos troupes! Nous sommes ainsi faits, nous sommes là, donnez tout ce que vous avez, car tout autre prix sera insuffisant. Seuls les plus forts vaincront!
Un homme s'avance. De haute stature, sa troupe s'écarte pour lui céder le chemin. Il porte la même tenue que ses fidèles, à la seule différence d'un collier d'or autour du cou. Il vient vers moi, l'épée au fourreau, la main posée dessus en signe de respect et de détermination. Certains de mes braves veulent croiser le fer avec lui, et d'une main levée je les interromps. Il veut visiblement me parler, il veut m'approcher sans qu'on se batte. Il y a un silence étrange à présent, et la lueur des incendies rougit tout. La nuit est totale, le ciel n'est plus qu'un nuage gris. On ne perçoit ni étoiles, ni même la lune. Dans son pas, je sens la force, la vigueur, la même qui me guida jusqu'à la victoire absolue. Il est fait du même fer que moi, il a ce même regard brutal, inflexible, portant en lui la certitude de sa cause. J'ignore d'où il vient, j'ignore son nom, mais déjà je le respecte autant qu'il me respecte. Va-t-on se battre jusqu'à la mort? Va-t-on s'affronter pour voir lequel de nous deux est le plus brave? J'abaisse la lame de mon épée, respectant ainsi sa volonté de ne pas nous battre sans avoir discutés.
Il réduit l'espace entre nous deux. Il est à portée de lame, tout comme je suis à portée de la sienne. Il ôte son casque, et sa chevelure fine, faite de fils noirs, ondule sur sa nuque. Son teint hâlé me signale immédiatement qu'il a vécu plus d'une bataille, et qu'il a vécu avec ses hommes sur le terrain. Cet été fut très chaud, et il en porte toutes les traces. Il est là, encore plus près, et sa main droite lâche le manche de son arme. Il me la tend avec respect, il ne sourit pas, mais ses yeux portent toute la force de ce signe. J'accepter la poignée de main, je la serre avec vigueur. Nous sommes deux titans qui se saluent, deux conquérants qui se sont affrontés jusqu'à se rencontrer en personne. Va-t-il reculer? Va-t-il me tuer ainsi en me poignardant? Son sourire s'agrandit, et je sens en lui quelque-chose d'inconnu jusqu'alors. Tous mes adversaires avaient été des lâches, tous les chefs des couards sacrifiant sans vergogne leurs troupes. Lui, il s'était aussi lancé dans la mêlée, et nos pertes respectives avaient été suffisamment grandes pour que chacun puisse juger avec déférence de notre volonté de gagner.
Il n'y a pas grand-chose à se dire. Il me lance "Je voulais voir celui qui a tout conquis. Je le vois à présent". Je lui réponds "Et je vois celui qui est capable de m'affronter sans peur, et qui n'aura pas à rougir quand on parlera de cette bataille". Que faire? Finir cette bataille? Se massacrer jusqu'au dernier? "Je vous rends vos territoires... mais sachez que par delà vos frontières, nous sommes là. Nous ne viendrons pas chez vous, ne venez pas chez nous." Tandis qu'il me tourne le dos et qu'il invitait ses troupes à se retirer, je lui lance alors en retour "et si vous êtes en sous-nombre... venez nous voir. Guerroyer avec des soldats aussi nobles sera un honneur!".
Il reprend sa monture. Il est là, grand, fier, inébranlable. Son cheval est un étalon fort et brutal, une bête que peu doivent pouvoir dompter, le genre de cheval qui vous brise si vous n'êtes pas plus fort que lui. Sa voix porte au-dessus du bruit des pas de ses hommes, et il me lance "Je n'en attendais pas moins d'un vrai conquérant! A bientôt!"
Je m'assois. Je suis épuisé. Nous avons versé le sang. Ils repartent comme ils sont venus. Reviendront-ils pour nous battre, ou pour nous proposer de conquérir de nouvelles terres? Qu'importe, si un cavalier de noir vêtu passe une de nos frontières, traitez le avec respect, et donnez lui tant le gîte que le couvert. Ce messager devra être conduit à la cour, car il sera porteur d'un message de guerre. Nos épées devront toujours être prêtes à faire périr nos ennemis... qu'ils soient de noir vêtu ou pas.
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