04 novembre 2010

Série ambiance Volume 6 : Photographe

Tenir un appareil photo, fixer sur la gélatine l’instantané de vie, cela m’avait toujours apparu comme quelque chose de simple, en tout cas d’un point de vue purement moral. En effet, on se dissocie de l’ambiance, du lieu, des personnes, et l’on saisit le moment pour toujours, parce que c’est un métier, parce que l’on ne s’implique pas. On raconte, et l’on se garde bien de juger quoi que ce soit. Après tout, sur une zone de combat, dans une ruelle mal famée, dans un hôpital, la misère, la violence, la mort, tout existait avant que l’on vienne y prendre des morceaux d’existences pour les exposer au plus grand nombre. Témoins impartiaux ? Depuis quand l’homme est-il impartial ? Pourtant, je faisais mon boulot avec la doctrine suivante « Je ne me mouille pas, je ne suis pas responsable ».

Cela semble difficile, mais c’est terriblement simple. Tout le monde a des relents de racisme refoulé, tout le monde a des comportements bestiaux à l’encontre des autres, et l’égocentrisme, ainsi que l’instinct de survie peuvent vous dicter de ne pas vous mêler. Ce n’est pas de l’indifférence, c’est une protection personnelle tant physique que morale. J’avais couvert différents conflits de par le monde, visités des zones en ruine, photographiés des gosses affamés dans des camps de réfugiés, gardé à tout jamais la mémoire de gens morts le lendemain lors d’un bombardement ou d’un massacre à la machette. Je ne me moquais pas, je trouvais cela triste, mais je n’étais pas concerné. Ce n’était pas chez moi, ce n’était ni des amis ni des proches, rien que des victimes innocentes d’atrocités commises par des gens qui ne me concernaient pas plus. Encore cette foutue doctrine du « ne t’en mêle pas Fred, ne joue pas au con, tu n’en as rien à cirer. ». Foutaises.

Certains sont traumatisés parce qu’ils sont tenus d’agir. Les médecins, les infirmières, les militaires, ils vivent ces horreurs, ils interviennent, que cela leur plaise ou non. Moi, observateur, œil de la foule confortablement installée dans des canapés, rapporteur d’informations dont tout le monde se fout ouvertement, je pouvais rentrer chez moi me reposer, poser le Leica et le Nikon sur mon bureau, embrasser ma femme et ma fille sans broncher, et dormir du sommeil du juste. Facile, confortable, je ne faisais jamais de cauchemars, jamais je ne ruminais les images emprisonnées dans ces appareils maudits. Ils avaient vus le sang sur les murs, vus des villages dévastés par des tempêtes tropicales, vus les bidonvilles embrasés par la police militaire, vus les charniers de guerres civiles dans des pays que personne ne sait vraiment localiser sur une carte. Avais-je regardé tout ça ? Non, j’avais cadré, fait attention à l’angle, au contre-jour, et fixé l’instant et le décor. Mais je n’avais fait que voir, sans regarder intensément, sans me soucier de quoi que ce soit.

Cela devint même une routine. Partir observer les camps de réfugiés dans le désert ? Aucun problème, j’ai des contacts dans ce pays qui peuvent jouer les traducteurs. Photographier le chef d’une milice paramilitaire dealant de la drogue dans la jungle en Asie du sud-est ? Pas de souci, j’ai des notions de Chinois, je cause Anglais, y aura bien un type pour m’aider pour quelques billets verts. Un petit tour dans les bas-fonds d’une capitale Européenne pour y photographier la pauvreté ou la prostitution ? Rien de bien difficile, c’est même un job de débutant ça. Mais tant que ça paye, j’en suis ! Et puis, j’ai une notoriété : « Fred, le mec qui photographie tout, qui met de l’émotion dans la pellicule ». Foutaises, l’émotion, c’est celle que se targue d’avoir des pourritures qui s’émeuvent cinq minutes, puis s’envoient un bon repas, alors qu’au même moment, le pauvre type de la photo crève dans le caniveau faute de soins adéquats.

Et puis un jour, je quittai mon appartement Parisien pour me rendre à la rédaction de mon journal. Belle journée en perspective, bonne foule bigarrée appréciant les rayons du soleil sur la capitale. Je descendis dans le RER, comme tout le monde, suivant la troupe vers les tourniquets. J’ai fait comme tout le monde : j’ai passé mon badge, j’ai franchi le contrôle, et je me suis rendu sur le quai pour attendre mon train. J’avais mes appareils avec moi, un vrai rituel : toujours prêt pour aller là où on voudra m’envoyer, toujours prêt à filer en taxi à Roissy ou Orly, toujours prêt à rejoindre une équipe dans le monde. Mais ce jour là, ce fut l’actualité qui me rejoignit et non le contraire. Je vis la rame s’approcher, ralentir dans le fracas et le sifflement des freins. Je vis les portes s’ouvrir automatiquement. Je vis un éclair. J’entendis un bourdonnement, puis je fus assailli par le silence. J’eus les tympans percés par l’explosion de la bombe cachée sous les sièges. Quand je me relevai, je vis d’abord la fumée âcre, puis la sentis dans mes narines, agressant mes sens troublés par la détonation. Je passai mes doigts sur mon visage, et constatai deux gouttes de sang.

Je pus me relever, j’étais assez loin de la source du carnage. Mes yeux purent alors se poser sur la scène, insoutenable, irréelle, atroce. Il y avait des morts partout, des corps démembrés, du sang, des cris, des hurlements à vous faire courir de terreur. J’avais déjà entendu ces cris, j’avais déjà vu de telles atrocités, mais jamais dans ces conditions. D’abord titubant, je retrouvai plus ou moins le sens de l’équilibre, ceci malgré mes tympans détruits. L’espace d’un instant, j’eus le réflexe du métier de détailler, d’observer, de saisir l’instant présent. Je balayai la rame ouverte sur le côté, perforée par la force de l’explosion, je fixai les néons décrochés et craquant dans des étincelles des courts-circuits, je scrutai le spectacle des voyageurs éparpillés et mutilés. Les vêtements qui fument, les flammes, les débris... L’agonie, la mort qui rôde.

Puis soudain, quelques pas plus loin, mon ambition de figer à tout jamais la scène s’envola. Je la vis, là, allongée sur le dos, le corps couvert d’une poussière épaisse de béton. Elle avait le visage crispé par l’horreur, les yeux grands ouverts vers le vide, mais les pupilles dilatées dans la mort. Elle avait du sang qui avait perlé de ses narines, du sang qui avait coulé de ses oreilles, mais surtout une grande tâche de sang à hauteur de son ventre, souillant sa robe fleurie qui, roussie par la bombe, ressemblait plus à un vieux chiffon de cuisine qu’à un vêtement d’été. Elle gisait là, dans une position grotesque, le dos posé cambré sur des gravats. Elle avait été perforée et tuée par un bout du châssis d’une fenêtre. Les bras balans, la bouche ouverte laissant perler un filet rouge commençant déjà à coaguler, son masque mortuaire me pétrifia.

Je fus pétrifié pour la première fois de ma vie. Je fus choqué pour la première fois depuis que je faisais ce métier de photographe. Cette jeune femme, cette jolie femme, je la connaissais très bien. Destin infâme. C’était ma femme...

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