03 novembre 2010

Série ambiance Volume 5 : Onirique

Depuis toute petite, Julie rêvait plus que les autres enfants. En elle, elle pouvait construire des univers entiers, envisager des féeries sans pour autant s’appuyer sur des personnages déjà formatés par des adultes. Ainsi, au lieu de se voir en Wendy de Peter Pan, elle pouvait avoir son monde bien à elle, peuplé de ses idées, ses personnages, ses amis, sa nature, ses couleurs. Active, espiègle, elle pouvait passer des heures à dessiner tel nouvel animal de son bestiaire, ou à raconter à sa mère ou à ses copines une aventure surprenante faite de vol dans les airs, de grottes brillantes de cristaux, d’animaux parlant mille et une langues différentes. On la taxa souvent « d’originale », on en vint même à proposer à ses parents de la faire examiner. Pourtant, que pouvait-on lui reprocher ? Scolairement, la situation était très bonne ; socialement, elle ne repoussait pas les autres enfants ni les adultes, et elle cadrait plutôt bien avec l’idée que l’on se fait d’une gosse. Cependant, trop d’imagination inquiète les grands, car c’est leur ôter la faculté d’imposer leurs rêves à la nouvelle génération.

En grandissant, Julie ne s’en laissa pas conter : têtue, elle continua à bâtir son monde, sa réalité alternative où elle se réfugiait parfois pour échapper aux bêtises des hommes. Jamais à court d’idées, elle créa des villes, des fleuves, des océans, des empires, une carte de son monde, des frontières, et même des populations. Nommant chaque marchand, chaque passant, elle donnait vie à des cités lointaines où magie et réalité se mêlaient si intimement qu’il lui devint parfois difficile de distinguer où s’arrêtait la sorcellerie des uns, et les actions normales des autres. Elle griffonna quantité de feuilles, noircit des cahiers entiers de croquis et d’histoires toutes différentes. Julie pouvait nommer de mémoire les gens, leurs familles, les unions entre personnages, leurs rôles respectifs dans cette société utopique imbibée de ses désirs et de ses envies profondes. Justice, liberté, équité, amitié, amour, telles furent les maîtres mots dans ce monde bien à elle. Elle partagea ces histoires avec les autres enfants qui furent enchantés, mais qui, rapidement, amenèrent certains parents à s’interroger. Comment une enfant, si intelligente soit-elle, pouvait avoir autant d’histoires à raconter ? On en vint parfois à soupçonner les parents d’être des monstres dressant une enfant « singe », prêts à tout pour exhiber une fausse surdouée. Bien entendu, Julie démontra très rapidement à ses détracteurs qu’il n’y avait rien de tel, bien au contraire même, car ses parents, eux aussi, furent parfois pris d’inquiétude à son sujet.

A l’adolescence, Julie tomba plusieurs fois amoureuse, et des garçons la courtisèrent avec assiduité. Eternelle rêveuse, elle ne manquait jamais une occasion de composer une nouvelle section dans son univers intérieur. Parmi tous les garçons tentant d’obtenir ses faveurs, un seul fut assez assidu et rêveur pour parvenir à devenir plus que son ami. Tous les autres avaient en effet cédés à une véritable panique en constatant la trop grande sérénité de l’adolescente, et qui plus est à cette incroyable capacité à rêver au-delà de l’horizon étriqué de son âge. Pour eux, Julie était une folle amusante certes, mais tout de même inquiétante quand elle se mettait à parler en souriant de « mon monde », comme elle aimait à le dire. Sébastien, le garçon un peu perdu, le seul à aimer le rêve autant qu’elle, lui offrit son premier baiser, sa première main prise dans la sienne avec joie. Et ils se mirent à rêver de concert. Ils passèrent des heures entières à voir de nouvelles maisons dans les villages, à sentir le parfum des fleurs de ce monde qu’elle lui avait ouvert sans la moindre hésitation. Ravis qu’elle s’attache enfin à un garçon, ses parents furent donc un peu rassurés en se persuadant que leur fille n’était pas une sociopathe ou une névrosée, mais juste une rêveuse ayant besoin d’un garçon sachant l’aimer telle qu’elle était.

L’adolescence s’évapora presque aussi vite que les moments de l’enfance, pourtant Julie et Sébastien ne se séparèrent pas. On eut pu croire que devenir adulte eut pu détruire leur monde des rêves, mais il n’en fut rien. Ils continuèrent à se raconter des histoires, à vivre hors du temps et des soucis. S’embrassant, s’étreignant, leur magie se mêla à celle de cet univers onirique où le ciel peut se teinter de rose, où les fleurs racontent des histoires d’un ancien temps devenu légende, où une rivière camoufle un monde de petits êtres jaunâtres qui aiment la danse et les cabrioles, un monde où les villes se sont bâties en communion avec l’environnement. Fuyaient-ils le monde réel ? Pour fuir quelque chose, encore faut-il y croire, or les deux amoureux ne croyaient que peu à ce monde où tout le monde est gris, où tout le monde ne vit que pour la performance et le bénéfice. Amusés par les discours des uns, hilares face aux conseils des autres, Julie et Sébastien s’aimaient, tout simplement, avec cette magie incroyable qui n’existe que dans certains cœurs purs.

Au moment de faire le grand saut, Julie demanda à Sébastien s’il désirait qu’ils vivent ensemble. Il lui sourit, l’embrassa, et lui tendit un trousseau de clés, en lui disant qu’il avait pris une location pour eux deux. « Vivons ensemble, pour toujours », dit-il sans plus de cérémonie. Elle éclata de rire, et se mit à mentionner plein de personnages aux noms improbables, ceci en plein milieu d’une foule dense d’amis et de membres de leurs familles. Lui acquiesça et suggéra de faire venir d’autres personnages. On les prit pour deux fous, pour deux amants totalement perdus. Encore une fois, on ne comprit pas à quel point ils s’aimaient, à quel point ce monde « différent » était le leur, à eux seuls. Cela effraya beaucoup de personnes, mais cela ne le dissuada pas pour autant d’aller au bout de leur rêve, vivre ensemble, pour toujours, de s’aimer tout simplement.

Quand enfin ils invitèrent leurs amis, leurs familles à fêter leur installation, ils ouvrirent leur porte en grand, et tous pénétrèrent dans l’appartement. Souriants, visiblement heureux, les deux amants trinquèrent, mangèrent, échangèrent rires et accolades avec la foule entassée dans le deux pièces. Puis, doucement, ils se rejoignirent dans la cuisine, et se murmurèrent quelques mots. Elle lui dit « C’est le moment, allons-y ». Il lui répondit « Je crois aussi, partons ! ». Ils se mirent au centre du salon, et ils appelèrent tous les convives à se rejoindre dans cette pièce. On se pressa, on leva les verres et les flûtes de champagne. On souhaita les meilleurs vœux, d’amour, et pourquoi pas d’enfants. Alors Julie eut un rire éclatant, de ceux qu’on entend quand le bonheur est absolu, de ceux qui vous marquent à tout jamais. Elle prit la main de son Sébastien, et lança ces quelques mots à la foule :

« Nous partons mes chers amis, nous allons rejoindre ce monde que vous pensiez fou, irréel, sorti de l’imagination fertile et tordue d’une enfant. Sébastien vient avec moi, nous avons choisi notre destinée. Nous vous aimons tous très fort, pensez à nous, rêvez, et vous nous verrez là où nous sommes ! ». Estomaqués, on la crût folle à lier, quand elle ouvrit ce que nous avions pris pour une porte en trompe-l’œil : celle-ci débouchait sur une sorte de reflet bleu pastel, un peu comme une gélatine translucide et éclatante à la fois. A travers, on pouvait observer l’image déformée d’une contrée très fleurie et arborée, où des petits bonhommes à nez en trompette à chapeau gris marchaient en rang, ainsi que des oiseaux gigantesques volant à basse altitude, et surtout, au loin, une ville faite intégralement d’une matière s’apparentant à du cristal. Ils saluèrent l’assemblée. Elle pénétra la première dans la gélatine. Il salua une dernière fois ses amis d’enfance, ses parents, ses cousins, et, en voyant la main impatiente de sa Julie, il s’engouffra à son tour dans la porte ouverte qu’il prit soin de refermer derrière lui.

L’espace d’un instant, tous furent saisis de stupeur, ne comprenant rien à la situation, tant elle apparut comme absurde, inconcevable, improbable… Non, juste impossible ! Un convive se jeta sur la porte, l’ouvrit, pour constater que la gélatine n’était plus là, mais que la porte s’ouvrait sur le mur peint en blanc, et rien d’autre. On tapa sur la cloison, en vain. On fit le tour de la maisonnée pour voir où pouvait déboucher la porte, mais le mur en question était celui de la façade ! Pas de truc, pas d’arnaque visuelle, ils avaient bel et bien pénétrés un nouveau monde, un monde connus d’eux seuls, leur monde à eux.

Pendant des semaines, on chercha à s’expliquer l’histoire. On affabula, pensa à une hallucination collective, à des fantasmes, et même à des drogues versées dans les boissons. Rien. Toutes les enquêtes menèrent à rien, tout juste à faire passer les invités pour des fous ou des affabulateurs. Après des mois d’attente, on se résolut alors à abandonner les recherches…

Mais moi, je les crois. Quand je ferme les yeux, quand je rêve, je les vois. Ils me saluent, ils me parlent, ils me racontent leurs péripéties. Je garde ce secret pour moi, mes parents seraient capables de me faire interner si je racontais cela ! Alors, moi aussi, je les rejoins temporairement dans leur univers, le temps d’une nuit paisible faite d’amour et de douceur. Ils ont deux enfants à présent, qui vivent heureux, qui grandissent loin des drames de notre monde absurde et sombre. Finalement, qu’est-ce qui est absurde ? S’aimer dans un monde peuplé par des fées et des trolls, ou bien se haïr dans un monde peuplé de machines et d’humains cruels ?

Je me dis souvent que ma petite sœur a bien fait de partir ainsi, au nez et à la barbe de notre monde. Tiens, je me demande si je ne vais pas la rejoindre… mais si ma douce fiancée accepte… Essayons, après tout, le bonheur, on se le fait à deux, non ?

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