31 juillet 2018

Une guitare et un violon

On ne le regarde pour ainsi dire jamais, parce qu’ils représentent la dérive et la chute. Ils sont là, sous nos yeux, et pourtant personne ou presque n’y prête attention, parce qu’ils sont ce que nous craignons le plus, ou du moins ce que nous supposons être le pire. Ils sont ce que nous nommons « déchéance », ou encore « échec », alors qu’ils sont ce que nous sommes tous, des humains, des gens ordinaires à qui l’existence et l’humanité n’ont pas donné une chance. Il est si facile de choir, de dégringoler d’un trône factice qu’au final nous pouvons, tous autant que nous sommes, plonger pour ne jamais retrouver ce que nous qualifions de « surface » et de « normalité ».

Ils ont souvent le regard triste, chargé de souvenirs, embrumés par la sensation d’être devenus transparents et inacceptables. Hier humains, aujourd’hui parias, ils sont mis au ban de la société parce qu’ils symbolisent nettement à quel point tomber est douloureux et remonter difficile et cruel. Il ne faut pas grand-chose pour s’écrouler : une perte d’emploi, un divorce trop difficile, des échecs personnels pas forcément imputables à une mauvaise décision… Un petit rien peut faire un grand malheur, mais ça nul n’est capable de l’accepter, car cela reviendrait à admettre notre terrible fragilité. C’est ainsi, nous ne sommes pas des rocs, juste des roseaux qui tentent de fléchir quand le vent se fait mauvais, mais qui peuvent tout autant se briser que se redresser une fois la bourrasque passée. Et eux, ces invisibles, ces intouchables, nous les rejetons de peur d’être atteints par ce qu’ils sont, ce qu’ils ont vécus.

Certains tendent la main, d’autres se taisent et se terrent dans un coin. Il y a des musiciens qui cherchent une pièce pour un repas, il y a des silencieux qui ne font qu’errer sans but et sans espoir. Ils sont jeunes, âgés, propres, affreusement sales, sobres, ivres morts, ils sont multiples et tous différents. Ils sont des humains à qui l’on refuse tout simplement l’existence, la reconnaissance. « A quoi bon leur donner un espoir puisqu’ils replongeront » se disent les aigris et les égoïstes, tandis que d’autres se lamenteront sur ce sort terrible… le temps de deux stations de métro avant de les oublier comme s’ils n’avaient jamais été là. Est-ce monstrueux ? Non, c’est humain, car nous nous replions sur nous-même pour ne pas avoir à voir notre propre fragilité. Alors, quand une vie se désagrège sous nos yeux, nous prenons peur et nous tentons de nous convaincre que nous sommes hors de portée de cette tristesse, de cette déchéance et de ce malheur.

Quiconque connaissant la rue a un sourire ironique quand d’autres en parlent. Il y a un quelque-chose d’affreux dans les propos tenus avec une candeur crasse par ceux qui n’ont jamais vu ce qu’est réellement le bitume. Les « solutions », les « aides » et autres suggestions sont dès lors blessantes, parce qu’elles sont le reflet d’une absolue méconnaissance de la vie dans la rue. La première chose qu’on y apprend c’est qu’il faut marcher. Marcher sans cesse, ne pas attendre, errer d’un point à un autre, d’un secours d’urgence à une structure pour avoir un repas, c’est une obligation et non une lubie. Quand il fait froid, marcher c’est fuir le gel, ne pas rester sur place et risquer l’hypothermie. L’été, c’est aller d’un parc à un autre afin de ne pas être trop visible et en être chassé car il ne faut pas « déranger les bourgeois qui aiment avoir un parc propre sans clochard ». Marcher, encore et encore, battre de la semelle qui finit toujours par s’user, c’est ainsi qu’on reconnaît le temps passé dans la rue. Si les chaussures sont encore bonnes, c’est une personne qui vient d’arriver ou qui a compris que ses pieds est le point à soigner en priorité. Si les chaussures sont usées et les pieds lésés, c’est qu’il y a trop longtemps que la rue dévore l’être et l’âme, et qu’il y a peu avant que la maladie, voire la mort, embarque cet errant moderne.

Alors, celui ou celle qui n’est pas comme « nous », celui à qui la vie a souvent tout pris sans raison, je passe quelques mots. Joue du violon, viens donc casser les oreilles à ceux qui n’ont pas à mendier, à ceux qui se pensent hors de portée de la misère. Il n’y a pas de honte à porter, car la misère n’est pas un choix de vie, c’est une chose qu’on subit, quotidiennement, avec bien souvent aucune autre issue que de vivre au jour le jour. Viens donc chanter dans mon métro, rappelle au monde que tu existes, que tu as envie d’une chance, parce que donner une petite pièce n’est pas que de la générosité mal placée. Quand on donne, on aide. Quand on reçoit, on est aidé. N’allez pas chercher plus loin, n’allez pas composer du « et la dignité ? » et autres foutaises du même acabit. Faites juste preuve d’humanité, répondez à leur bonjour même si vous ne pouvez ou ne voulez rien donner. La charité première n’est pas forcément de donner de l’argent, le premier geste d’humanité, c’est d’être entier, de respecter l’autre, de le regarder comme un être humain et non d’en éviter le regard et la présence.

Le bitume et le béton dévorent l’âme, parce qu’ils sont brûlant au soleil et glacés dès que celui-ci s’en va. La rue est froide et glauque une fois les passants partis se coucher. La rue est cruelle parce qu’elle est une jungle où chacun tente de survivre. Il n’y a des règles « civilisées » que pour celles et ceux qui ont les moyens de les faire appliquer pour soi. Quand on ferme la porte de son logis, on laisse au dehors le besoin de trouver un endroit où dormir, on n’a pas à se demander si l’on aura un matelas ou même un endroit abrité de la pluie. La rue, elle, se moque bien des considérations de confort. S’il pleut le corps se décompose. S’il fait trop chaud, le corps se déshydrate. S’il gèle, le corps se meurt. C’est ainsi. Soyez humains, cessons tous d’être plus durs que ne peut l’être déjà ce monde où échouer socialement revient à mourir.

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