27 juillet 2018

Comme une jungle intérieure

Je me suis encore réveillé le dos trempé de sueur. J’ai de la chance, moi je ne me souviens pas de mes cauchemars, ma tête fait le tri et ne conserve pas ce qui suffirait à rendre fou n’importe qui. Pourtant, il y a des moments où ça remonte, où c’est comme des bouffées délirantes, des instants où je revois tout, où je replonge, où je me noie et où je flippe comme jamais. C’est comme ça, on ne revient pas indemne de là-bas, on laisse quelque-chose sur place, un truc qui ne se soigne pas. Les toubibs, y vous disent qu’en gobant des médicaments ça ira mieux, mais c’est rien d’autre que des foutaises. Ils savent pas, eux, ce que ça fait d’avoir la trouille quand on revoit les flammes, qu’on sent l’odeur de kérosène, qu’on peut pas entendre un hélico passer sans penser aux autres. Non, ça y savent pas, et c’est pas des pilules qui vont me guérir la tête. J’arrive pas à oublier, j’arrive pas à effacer ce jour-là, ni tous les autres. Ca part, ça revient, et ça me prend aux tripes. Quand ça sent l’herbe qui pourrit dans le bac à compost, je replonge ; quand je sens la viande qui crame au barbecue, je replonge ; quand j’entends un type hurler à l’hosto parce que lui a craqué, je replonge. Y a plein de trucs que je peux plus entendre. Suffit d’un pétard d’un gosse pour que je saute et que je cherche un flingue que j’ai plus depuis longtemps. Ca rend vraiment parano d’avoir vu tout ça….

Ca faisait ma troisième rotation de la journée. Il y avait plein de gars qu’on ramenait sur des brancards, et malheureusement quelques sacs noirs aussi. On connaissait la routine : on fonce, on se pose, le mitrailleur scrute la lisière, on fixe autour de soi pour ne pas se faire descendre parce qu’au sol on est une cible facile… puis pleins gaz, les turbines qui grognent, on reprend aussi vite que possible de l’altitude et on fonce sur l’avant-poste médicalisé le plus proche. On commençait à voir une certaine forme de routine dans ce boulot, et on le faisait aussi consciencieusement que possible. Les gars en bas comptaient sur nous, et on avait quand même la meilleure place, celle de ne pas patauger dans la boue, de ne pas être constamment bouffé par les insectes, et nous, si tout allait bien, on pouvait se reposer chaque soir ou presque. Eux, par contre, bien souvent le retour n’était même pas envisageable et c’était dans la nuit bruyante de la jungle qu’ils passaient la nuit. Mais là, ça n’a pas était pas la routine… Ils se faisaient copieusement arroser par l’artillerie légère ennemie, ils se faisaient tirer comme des cibles de foire tant il y avait de pyjamas noirs. On a débarqué à fond la caisse en faisant cracher les mitrailleuses sur tout ce qu’on pouvait toucher. Ça n’a pas suffi, l’appareil en a pris plusieurs dans l’hydraulique, et un des mitrailleurs est mort d’une balle en pleine tête. On est tombé. L’hélico s’est planté dans la rizière. J’ai failli me noyer, et les deux mitrailleurs, eux, sont morts à l’impact. Heureusement pour eux, ils n’ont pas vu le pire qui allait venir.

On a vu le transporteur nous survoler. Tous les gars gueulaient de joie, ça voulait dire qu’on ne nous laissait pas crever ici ! Pendant que le lieutenant tentait de brailler des ordres pour l’artillerie par la radio, moi je disais à mes gars de coller leur tronche au sol pour ne pas se faire faucher par la mitrailleuse des VC. Ca tirait de partout, j’entendais les explosions des obus de mortier, je prenais des mottes de terre et de l’eau croupie sur moi. Je m’étais aplati au sol comme je ne l’avais jamais fait dans ma vie, et je ne voulais pas montrer que j’avais encore plus la trouille que mes gars. J’ai vu les gars courir pour aller vers le fumigène pour l’évacuation, et aucun n’est arrivé sur zone… ils ont tous été fauchés par les tirs VC. Là, j’ai gueulé de se coucher, et certains m’ont entendu. C’était n’importe quoi, la panique, les blessés réclamaient de l’aide, j’avais des mecs morts autour de moi, j’avais la sensation de ne plus avoir de corps. Je voulais me relever, mais impossible, j’étais comme tétanisé. Puis, j’ai entendu les balles ricocher sur l’hélico, je l’ai vu tomber devant moi, j’ai vu quand il s’est mis à dériver n’importe comment dans un grand panache de fumée. J’ai compris qu’on était foutus, qu’on ne nous ferait pas sortir comme ça, que ça serait la merde et que j’allais me faire descendre. Je ne sais même pas comment j’en suis sorti vivant…

Le lieutenant m’a hurlé de donner l’ordre d’utiliser le napalm sur la forêt. Ils étaient à quelques pas de nous, et si le pilote merdait on cramerait avec les VC. J’ai tenu le téléphone de campagne, je l’ai serré, et j’ai répété les coordonnées qu’on me criait pour couvrir le bruit de la fusillade. J’ai vaguement entendu la validation des cotes dans le grésillement de l’appareil, puis j’ai fini par dire « confirmé ! », sans être bien sûr qu’ils avaient bien compris de quoi il en retournait. De toute façon, on n’avait pas le choix, c’était ça ou ne pas avoir de soutien. Alors, on a très vite entendu le vrombissement d’un Phantom qui faisait un premier passage de repérage. Puis, très rapidement, il a fait un virage et a balancé ses charges. C’est là que tout a pété. Toute la forêt a été comme soufflée par les explosions, j’ai vu des boules de feu tout dévorer instantanément et des types s’enflammer comme des allumettes. Il n’avait pas loupé sa cible, mais on était trop proches, bien trop proches…

Comment je suis sorti vivant ? J’ai vu les flammes foncer droit vers moi. J’étais planté dans la rizière, et je ne sais pas comment j’ai plongé dans l’eau. Je me suis littéralement enfoncé dans la boue et la vase, et j’ai senti sur mon dos la chaleur du napalm qui dévalait à toute vitesse. Puis, à bout de souffle, j’ai dû ressortir pour reprendre mon souffle. Il n’y avait plus rien, des cendres, des corps ou plutôt ce qu’il en restait. J’ai vu des gars qui couraient, des torches humaines, j’ai senti l’odeur de la chair qui se consume… J’ai vomi sur moi, j’ai failli m’évanouir quand un autre soldat s’est saisi de moi et m’a gueulé d’avancer. Un autre hélico venait d’arriver, il m’a demandé si j’allais bien. J’ai fait signe que oui et j’ai lu dans ses yeux qu’il me prenait pour un fou. C’est qu’en arrivant à l’hôpital de campagne que j’ai senti que mon dos me faisait mal. J’avais été brûlé à plus de 50% du dos. Tout ce qui dépassait de l’eau avait été grillé, et en plongeant plus j’avais juste empêché que je sois totalement incinéré par l’explosion.

J’ai vu mes bombes volatiliser la jungle. J’ai entendu à la radio que j’avais fait mouche, mais je n’avais pas la moindre idée qu’il y avait nos gars juste à côté. J’ai fait un autre virage pour en balancer une de plus quand le radio a lancé dans son microphone « Break ! Break ! ». Je n’ai rien balancé et j’ai rompu la procédure. C’est là qu’un autre gars m’a lancé par la radio « fin de mission, ça suffit comme ça, évacuation en cours ». Je suis remonté vers le porte-avion, et ça n’est qu’en me posant que j’ai appris tous les détails. J’ai cramé des gars à nous, que j’ai tué plein de nos soldats. Merde, j’avais su… mais on ne voit rien d’un cockpit, ça va si vite… J’en ai encore les mains qui tremblent. Autant, jusque là cramer du viet ne me touchait pas, et j’étais même fier de faire mon job aussi bien qu’un autre, mais là, c’était tout autre chose. J’ai vu un psy qui a essayé de me faire parler de tout ça… à quoi bon, j’ai rendu infirme plein de pauvres types qui comptaient sur moi, j’en ai tué plein d’autres qui sont rentrés en sac poubelle…

Compte-rendu du professeur … Psychiatre miliaire.

Ces différentes interviews détaillent la même scène vécue par plusieurs témoins de l’escarmouche du … 1969 à … Vietnam. Cela vient en complément des minutes de la commission d’enquête visant à identifier les responsabilités lors du bombardement au napalm de nos soldats. Comme précisé par les différents témoins, il y a probablement un cumul d’incidents, d’informations insuffisantes et d’une confusion générale lors de l’embuscade des forces au sol au moment de l’évacuation de la zone de combat. J’en viens à penser qu’il n’y a pas eu de faute individuelle caractérisée, mais bien une accumulation d’imprécisions dans le feu de l’action, mais également des problèmes d’informations et d’ordres dangereux mais néanmoins indispensables. Malgré le bilan terrible concernant nos pertes, je recommande qu’aucune sanction immédiate ne soit prononcée contre les différents acteurs. En revanche, je préconise très fortement une hospitalisaiton et un suivi psychologique de ces soldats. Tous sont ébranlés mentalement, et leur demander de retourner au combat, pour ceux valides physiquement, pourrait les amener à agir de manière inconsidérée, voire même de représenter un danger immédiat pour leurs camarades….

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