05 mars 2014

Devoirs

Sentez-vous ce vent qui glisse sur vos joues? Sentez-vous la chaleur du soleil qui caresse votre peau? Sentez-vous l'air qui passe à l'intérieur de votre corps? Sentez-vous la lente balade de la goutte de pluie perlant sur votre tempe? Sentez-vous donc toutes ces choses, si ordinaires, et pourtant si extraordinaires? Avez-vous une attention pour ces miracles quotidiens, daignez-vous simplement en tenir compte pour remercier l'Existence pour chaque nouvelle aurore? L'immense majorité des gens s'en moquent... et pourtant, nous ne devrions pas oublier ce que nous sommes, et encore moins ce que nous ressentons.

Dès l'aube, nous devrions saisir l'instant présent, savourer le monde qui s'offre à nous, dans sa splendeur, dans toute sa dure honnêteté, car depuis les pôles, jusqu'aux déserts les plus brûlants, nous pouvons être, vivre, subsister, avancer pas à pas, tel que tout être devrait pouvoir le faire. Mais, parce que nous sommes égoïstes, parce que nous sommes lâches, veules, ridicules et faibles, nous nous contentons de hausser les épaules, en prenant pour acquis chaque jour qui passe. Quoi de plus fragile et court que l'instant où le soleil ruisselle de ses rayons sur les collines? Cela ne dure qu'un instant, un souffle de Vie, une renaissance perpétuelle, et nous observons cela, blasés et incultes, parce que nous ne prêtons attention qu'aux choses futiles, en les supposant vitales. Ce soleil, c'est notre existence, temporaire, et éternelle à la fois, car nous nous souvenons, au crépuscule, de tous les moments passés à aimer ces matins, à en apprécier la beauté simple et indescriptible.

Quand le soleil est au zénith, nous courons, tels des animaux lancés dans une course sans but, tentant lamentablement d'attraper un hameçon que jamais nous ne saisirons. A trop chercher l'absolu, nous oublions alors que tout est relatif. Qui est le pauvre? Qui est le riche? Celui qui a l'argent, ou celui qui a le bonheur? Est-ce plus agréable de vivre seul, déconnecté des joies élémentaires, ou bien d'être entouré d'amour, de passion, de sentiments, quitte à ce qu'ils soient parfois cruels? Le midi de notre Vie, c'est ce zénith chaleureux, c'est l'été qu'on oublie si vite qu'il en devient anecdote, alors que jamais il ne reviendra tel qu'il fut. La saveur des choses ordinaires peut s'oublier, parce qu'on les a sans difficulté: le goût d'une orange sous un arbre, le parfum des champs après la moisson, ou encore la douce torpeur d'un moment de quiétude sous l'ombrelle, on la laisse de côté, partant du principe que l'été prochain, tout recommencera. Mais pourquoi devrait-on croire à ce recommencement perpétuel? Tout est si fragile, diaphane espoir qui s'évapore au moindre incident, feuille de papier de riz qui fond à la moindre larme versée dessus. C'est notre vie, nous ne la gaspillons pas, nous oublions de la vivre, de la goûter pour ce qu'elle est, qu'elle soit amère ou bien sucrée comme la joue d'un enfant qui rit.

Et puis, parfois, l'on tente de goûter, de s'attarder sur les choses. Faibles que nous sommes, nous ne le faisons bien souvent que trop tard, ou avec une économie ridicule, parce qu'on croit savoir, parce qu'on suppose, parce qu'on vit par certitudes, et non par convictions. La certitude des uns, c'est la douleur des autres; la vérité des uns, c'est le supplice des autres; et, par bêtise, on omet alors de pardonner, de donner la rédemption, de pouvoir revenir sur le passé, parce qu'il est plus simple de haïr que d'aimer, parce que le pardon est une douleur, quand il devrait être, pour soi-même, un soulagement. Pardonne aux autres comme eux devront te pardonner, est-ce si difficile? Peut-on passer outre nos certitudes? Peut-on simplement franchir le pas, et ouvrir sa table du goûter aux autres? Il serait tellement plus vrai, authentique, amour et fraternité d'ouvrir sa porte, alors qu'au contraire nous bâtissons des murs de conformisme, nous créons des citadelles d'incompréhension et de méfiance, et nous scellons nos opinions dans le mortier de nos peurs. Tremble face à la différence, ou bien vis parce que tu es différent, c'est là toute la complexité d'être, de vivre, de ressentir. Celui qui vit par la peur craindra toute sa vie, alors que celui qui vit par amour aimera et acceptera ses propres peurs. Ne tremble pas, ne fléchis pas, montre à autrui qu'il y a une autre voie que la haine et la crainte, prouve lui qu'il peut être meilleur, non pour les autres, mais pour lui-même.

Au dîner de l'existence, on s'installe, on prend le temps, on lève nos verres à la santé de ceux qui sont là, mais aussi de ceux qui sont déjà partis. Pourtant, nous ne trinquons jamais à ceux que nous avons volontairement perdus, pas plus qu'à ceux qui se sont égarés dans les chemins de l'existence. Sont-ils meilleurs, ou sont-ils pires que nous? Méritent-ils l'oubli, nos ressentiments perpétuels sans une chance de pardon? Au goûter, on a évité de les inviter, parce qu'ils n'avaient pas à venir, parce qu'on a eu la conviction qu'ils n'étaient plus des nôtres. Et au dîner, dernier affront aux bons souvenirs, on leur refuse ce verre levé. Pourquoi être aussi égoïstes? Pourquoi ne pas comprendre que, nous aussi, nous nous trompons, nous partons dans des directions incompréhensibles pour les autres? Est-ce si difficile de laisser une place vide pour le convive qui ne viendra peut-être pas? Est-ce si compliqué de rompre le pain pour le partager avec celui qui pourrait arriver à l'improviste? Nous pensons aimer, chérir et même adorer notre prochain, quand on ne fait que s'aimer soi-même, et donner un peu aux autres de soi parce qu'il faut bien se céder soi-même. Où est la véritable charité? Où est la véritable amitié? Est-elle perdue au milieu des méandres de notre coeur, ou tout simplement égarée entre l'aurore et notre crépuscule? Quels sont ces routes qui nous font perdre de vue ces visages dont on ne retrouve que trop tard le profil?

Et ce n'est qu'au crépuscule, quand toute chose se tait, quand le soleil s'est alité, quand notre respiration se fait plus lourde, empesée par l'âge et la fatigue, qu'on se tourne et qu'on voit avec un mélange de nostalgie et de tristesse, que bien des visages auraient pu rester avec nous. Il ne fait pas froid, pas plus qu'il ne fait chaud, il n'y a plus cette sensation étrange qu'est la Vie, cette chaleur intérieure qui se consume chaque jour, irrémédiablement, comme un brasier dont on n'aurait eu qu'un temps pour l'apprécier avant qu'il ne s'éteigne. Assis d'abord, on observe par la fenêtre des souvenirs tous ces instants de grâce où, avec la magie du souvenir, on fait revenir le premier je t'aime, la première étreinte, ou encore les larmes pour celui ou celle qui part, puis, finalement, les dernières larmes pour soi, puisqu'on est là, prêts à partir à notre tour. On s'allonge, on soupire, et on s'interroge profondément, en se disant qu'on aurait pu mieux faire, qu'on aurait peut-être pu rendre les choses plus douces pour ceux qu'on aime. Il n'y a plus de lendemain, car c'est la dernière aurore qui se prépare, l'ascension finale de l'être qui s'en va à jamais. On est là, le plafond étoilé nous attend, et l'on comprend que trop tard à quel point nous avons refusés les choses simples. Ce n'est ni un regret ni un remord, ce n'est pas une douleur, c'est la Vie, pleine de non-sens, d'inexactitudes, d'imperfections liées à ce que nous sommes: fragiles, lâches, irresponsables, et pourtant si beaux dans notre volonté d'avancer, vaille que vaille.

Puis les yeux se ferment. Il fait nuit. Personne ne sait ce qu'il y a derrière ce ciel d'encre, nul ne peut prétendre en décrire l'exacte composition. Tout ce que nous en savons, c'est ce que nous laissons aux autres, en bien et en mal. Les deux se cumulent, ils ne se distinguent pas. La Vie est aigre et douce à la fois, miel et vinaigre qui se mêlent, froid et chaleur qui se battent pour prendre la place, désir et rejet qui s'entrechoquent à tout jamais. On aime, on déteste, on repousse les choses, parce que nous Sommes, parce que nous vivons, parce que nous partons tous un jour. Opiniâtres, entêtés, nous avons vécus, nous disparaissons, mais nous continuons une certaine forme d'existence à travers la mémoire des autres. C'est par le souvenir que se prolonge la Vie, c'est par ce souvenir qu'on apprend à être meilleurs; C'est donc ce souvenir que nous devons bâtir, jour après jour, par de petits gestes qui semblent anodins, par ces petits riens qui font le grand tout de l'existence. On aime, on a été aimé, on aimera, et c'est là, par ce seul mot, ce seul sentiment, que nous ferons de chacun de nous des êtres meilleurs, même si nous resterons toujours perfectibles et enclins à la peur et à l'errance. Ne crains pas la mort, parce qu'elle est la fin logique de la vie. Ne crains pas demain, car c'est aujourd'hui que tu existes. N'aie pas de ressentiment pour autrui, car cette haine n'est que temporaire, car à la fin, à la toute fin, nous rejoignons quoi qu'il arrive un grand tout, mêlant ceux qu'on aime, ceux qu'on a aimés, et ceux qu'on a eu la bêtise de détester.

Ainsi va la Vie, comme la course du soleil, depuis l'aurore jusqu'à la nuit noire...

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