19 avril 2011

Lève toi

Je me souviens d’une petite BD que l’école nous a offert quand nous étions encore que des gosses. A l’époque, nombre de choses étaient encore tabou, comme les camps de la mort, la déportation des juifs, le comportement des collabos, et la France ne parlait qu’à demi-mot de ce passé sombre. Les noms comme Papon, Barbie étaient difficiles à prononcer, parce qu’ils provoquaient d’énormes remous dans la société. Cette BD, si anodine fusse-t-elle dans son principe, a été pour moi un véritable choc. Je ne me souviens pas de l’auteur, je n’arrive pas à retrouver ce livre, mais le titre m’est resté : « Le numéro ». Quel numéro ? Pourquoi un numéro ?

L’histoire est somme toute très simple, et elle m’a souvent mené à la réflexion plus intense que je ne l’aurais crû. C’est un vieil homme et son petit-fils qui discutent. L’enfant a repéré un tatouage sur l’avant-bras du papi, une série de chiffres comme pour marquer les animaux. Interloqué, le gosse n’ose d’abord pas lui poser des questions, parce que ses parents lui conseillent d’éviter le sujet. Comme tous les enfants, la curiosité finit par l’emporter, et l’homme se retrouve à devoir expliquer l’inexplicable, l’horreur, l’enfer des camps de concentration, du comment des hommes ont pu martyriser d’autres hommes. Faire une explication pour un enfant, c’est choisir ses mots avec soin, c’est réussir à faire saisir des choses que même des adultes ont souvent du mal à admettre. Toute la magie de cette BD est là, à savoir mettre de l’image et des descriptions à la portée des enfants. Pourtant, sous un air très simplifié, le livre m’a mis face à des choses que, aujourd’hui encore, j’ai du mal à envisager sans frémir.

Le vieil homme raconte son entrée en résistance, entre le collage d’affiches contre l’occupant, et les attentats visant les voies de chemin de fer ou les officiers Allemands, puis son arrestation, et sa déportation en camp de concentration. Le tout est présenté avec intelligence, avec un abord fin et délicat de l’imaginaire de l’enfant qui tente de comprendre ce qu’on lui explique. Difficile de ne pas traumatiser, tout en ne taisant pas le sujet. Il faut que cela sorte, dit-on souvent, mais nous ne pouvons pas ignorer à quel point mettre des mots sur des atrocités est difficile. Là, l’image, le ton, le parallèle entre un enfant candide, et un adulte qui a souffert force le respect. C’est « léger », au sens que tout enfant lisant cette BD peut en comprendre la portée, et que tout adulte est forcément touché par le propos. La force de cet ouvrage est donc d’amener chacun à s’interroger sur son rôle, sur l’innommable, sur la lâcheté humaine, ainsi que sur l’immense humanité dont ont fait preuve certains face à l’adversité.

Et moi, pourquoi je parle de ce livre ? Parce qu’il y a une scène stupéfiante d’humanité, une scène qui m’a marqué à tout jamais je pense. Elle est noyée dans le récit, elle est là, simplement parce qu’elle est authentique et dure à la fois. Le vieil homme raconte qu’un jour, à force de lassitude et d’épuisement, il a décidé de rester assis et de se laisser mourir. Un autre détenu, comme lui en combinaison rayée, s’approche et exige qu’il se lève. Il est sourd à sa demande, il est sourd à la main tendue pour le forcer à survivre. Il se fait même insulter, invectiver, mais plus rien ne le touche. Il est juste à bout de force et d’espoir. Inutile d’insister, il ne se lèvera plus, et les SS se chargeront, tôt ou tard, de l’achever. Le numéro va mourir, c’est en lui, c’est une évidence. Puis, l’autre détenu lui lance une seule phrase, pire qu’une gifle, pire qu’une insulte, plus dure que toutes les autres : « Si tu restes assis, c’est eux qui ont gagné. Ils ont tout fait pour que tu abandonnes, et tu cèdes. C’est donc eux qui gagnent ». Encaisser ce coup en pleine figure est pire que tout le reste. On peut supporter sans broncher les insultes, on peut même s’oublier à tel point que notre dignité s’efface, mais l’on ne peut pas accepter la victoire par abandon.

Abandonner, c’est admettre que nous avons eu tort de résister aussi longtemps. Alors, pris aux tripes, pris par le cœur et l’âme, le vieil homme s’est levé. Péniblement, il a souffert pour réapprendre à marcher droit. Il a fait le geste de résister. Il y a eu d’autres jours terribles, des gens qui sont morts pour rien, juste parce qu’une folie générale a estimé qu’ils étaient différents. Puis, la guerre s’est terminée, et il est rentré. L’homme a vieilli, mais la marque de l’infamie ne s’effacera jamais, ni de son avant-bras, ni de son cœur. Mais il a appris à revivre, ceci malgré les cauchemars, malgré la peur permanente, l’angoisse d’être en vie alors que d’autres ont péri. Mais il a appris à vivre, à avoir des enfants, puis, finalement, pouvoir parler de tout ceci avec son petit-fils.

Si vous retrouvez cette BD, lisez la, et méditez. Elle est simple, voire simpliste en apparence, mais elle est à mes yeux un des plus beaux témoignages qu’on puisse imaginer. Elle raconte la vie, la vraie, elle exprime énormément de choses tant pour les enfants que leurs parents. J’ai, moi aussi, appris de ce vieux bonhomme. Grâce à lui, j’ai avancé, parce qu’il le fallait, parce que j’ai toujours gardé en tête cette phrase : Si tu abandonnes, c’est eux qui gagnent. Et il en a toujours été ainsi. C’est une leçon de vie que je n’oublierai jamais. Il faut se montrer digne de sa propre existence, se montrer courageux, même si tout vous pousse à laisser filer. La peur, la mort, la vie, le courage, la détermination, la fuite, tout cela n’est qu’une seule chose : soi. On se doit de ne pas se défiler, peut-être parce que, tout simplement, souffrir et apprécier la vie sont les deux faces d’une seule et même pièce.

1 commentaire:

Bill2 a dit…

J'ai trouvé ces infos :

Le Numéro,
J-P. Vittori, éd. Graphein/FNDIRP
Images de manuel Gracia, 1996

"Yapluka" ...