08 juillet 2009

Marin

Je n’ai pas à préciser… encore une histoire partant imaginaire.

J'aime me souvenir de cette adolescence passée comme mousse sur les mers du monde. A l’époque, j’avais décrété que je n’aurais jamais l’opportunité d’étudier, et que la mer était plus concrète que tous leurs bouquins. Papa m’avait dit que la mer était quelque chose de très dur à vivre, mais qu’avec du courage je pourrais m’en sortir. Maman, elle, avait pris peur en songeant à tous ces fils du pays perdus en mer dans le nord. Je ne voulais pas être pêcheur à la morue, pas plus que je ne me voyais me lancer dans le chalut au large. Non, ce que je voulais moi, c’est voir du pays, arpenter les océans et découvrir de nouveaux territoires. En ce temps là, c’était la vapeur qui dominait les mers. Ah, les premiers liners qui crachaient de grands panaches de fumée blanche, ces engins mixant le bois et l’acier… à côté de ça, les navires tout en métal apparaissaient, et semblaient autrement plus vorace et terrifiants que ces bons vieux voiliers amarrés à Brest.

A quatorze ans donc, je me suis engagé sur un cargo qui devait faire la navette avec la Chine. C’était un voyage gigantesque à mon échelle, moi qui n’avais jamais vu plus loin que Brest. A mes yeux, la ville portuaire était déjà immense, et je ne voyais pas comment l’on pouvait faire plus grand. En entendant cela, les anciens, eux, se marraient en me frottant les cheveux d’une main calleuse et amicale. « T’en verras des villes plus grandes et plus sales le petit ! », disaient-ils affectueusement en se moquant gentiment de moi. Je prenais cela pour de la méchanceté, on est si irritable quand on est adolescent ! Quoi qu’il en soit, le cargo nommé « Belle Sophie » était là, attaché le long du quai en granit. Son rôle ? Aller chercher plein de marchandises dont je n’avais jamais entendu parler : des épices, des textiles inconnus, des fruits exotiques et que sais-je encore. En tant que mousse, on me donna pour seul et unique rôle d’obéir à tout ordre qui me serait donné. Simple non ?

Lorsque, au petit matin, nous larguâmes les amarres, ma mère me salua avec fierté et tristesse mêlées. Papa, lui, avait repris la route du poisson pour trois mois, et il m’avait gratifié de quelques conseils avisés : ne pas boire n’importe quoi, fuir les beuveries au port, toujours bien se nourrir même quand on n’a pas faim, et surtout toujours obéir au patron, au capitaine du navire. Il devait être dieu à bord, sans contestation possible. Je pris religieusement acte de ces avertissements, j’avais si peur d’échouer pour mon premier voyage au long cours. Sachant que papa connaissait quelques hommes à bord, j’eus quand même un traitement moins pénible que les autres mousses de mon âge : un petit coin pour dormir et non une paillasse dans la cuisine, et le droit de manger à table comme tous les autres membres de l’équipage. Un honneur à l’époque.

Ayant déjà un peu navigué, je ne ressentis d’abord pas les affres du mal de mer. Ce fut malgré tout les premiers jours qui furent les plus durs : s’habituer aux quarts, supporter l’humeur de certains marins revenus à bord un peu trop ivres et sanctionnés par le capitaine, et puis cavaler sans cesse pour exécuter mes tâches : vaisselle, lavage du pont, débarras, ménage constant, aide à la manœuvre et j’en passe. Sur un navire à vapeur, il ne faut pas oublier quelques contraintes élémentaires : la vapeur, c’est de l’eau, la chaleur, c’est du charbon. En passant certaines journées en soute, j’en sortais noir jusque dans la bouche, crachant péniblement la suie s’incrustant partout. J’étais vraiment impressionné par les mécaniciens qui, eux, supportaient l’infernale chaleur du foyer à longueur de traversées. Je fus aussi rudoyé par l’équipage qui attendait de moi que je sois immédiatement opérationnel : le pont d’un navire, c’est l’école de l’instant, pas celle de la réflexion. Il faut agir, et surtout bien agir, chaque erreur pouvant vous coûter la vie.

Au bout de trois semaines de voyage, j’avais déjà bien plus d’assurance qu’en montant à bord, et je me sentais déjà moins enfant et plus adolescent. On ne m’appelait plus « petit », mais « Mousse ». Un honneur ! J’avais pris le statut d’un débutant marin ! Je me faisais mes journées comme tout le monde, je me faisais mes corvées comme chacun d’eux, et je n’avais pas à rougir du travail abattu. Moi qui me croyais incapable de tenir aussi longtemps un tel rythme, toute pause semblait alors inutile et trop longue. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour la reconnaissance de ses aînés !

Et ce fut la première escale, celle qu’on n’oublie jamais car l’on s’y fait avoir comme le bleu qu’on est. Et que je dépense sans compter dans des bars miteux, et que je me fais avoir en payant des babioles comme souvenirs qui finissent systématiquement dans un sac qu’on finit par jeter, et qu’on rentre à bord, les poches vides, la bouche pâteuse et l’œil torve. Je ne regrette pas d’avoir été ivre pour la première fois de ma vie, pas plus que d’avoir claqué mon avance sur ma solde. J’ai connu l’ambiance des comptoirs d’Afrique, cette ambiance bien lointaine des ports modernes où tout s’automatise de plus en plus, et où les quartiers à marins ne sont plus que des alignements de bistrots et de clubs à prostituées. Ah, l’ambiance néo coloniale, ces échanges de mots (et de poings aussi) avec les autres marins du monde, les histoires incroyables de villes en Asie, de ports juste vus sur une carte ! J’ai été émerveillé par ces hommes faits de sueur et de volonté, effrayé par ces brutes prêtes à sortir le couteau pour un oui ou pour un non, et fier d’être tabassé en me battant auprès d’un marin de l’équipage. C’est la Vie de marin, ma vie…

Aucun commentaire: