09 juillet 2018

Rêve d’asphalte

Le vieux poste radio crachotait dans la cabine un air à la mode, une sorte de mélange improbable entre des percussions traditionnelles et des instruments tout droits sortis d’un fond de calypso digéré à la sauce pseudo techno. Le conducteur, un fier gars filiforme aux muscles saillants avait entre ses lèvres un mégot fumant d’une cigarette roulée. Sa couleur ébène faisait un miroir parfait aux perles de sueur qui coulaient sur son torse presque dénudé, ses pieds en sandales jouant avec les pédales de son camion hors d’âge. Avec la chaleur tropicale et l’humidité, la seule tenue supportable était un short flottant largement sur ses jambes aigrelettes et une chemise sans manche au motif fleuri qui pendait plus sur ses épaules qu’elle ne lui couvrait le corps. Il faisait chaud, insupportablement chaud, et l’odeur âpre du gasoil embaumait brutalement la cabine dépourvue de tout confort. Le siège et la banquette avaient été sûrement très confortables, et aujourd’hui seules les armatures demeuraient encore vaillantes. Le chauffeur était donc juché sur un assemblage fait d’un squelette métallique regarni par des mousses affaissées tirées d’un vieux canapé-lit. Pourtant, malgré l’inconfort et la pénibilité de conduire ce vieux tacot, il avait un grand sourire sur le visage, ravi de conduire plutôt que de devoir passer sa vie dans la moiteur étouffante d’une bananeraie.

Tout jeune, il avait appris le métier de chauffeur poids lourd avec son père. Gamin, sa tâche était de trimballer des cailloux, des planches ou des branches pour faciliter le passage dans les innombrables ornières de la piste. Plus âgé, il avait assimilé les fondamentaux de la mécanique et surtout du principe de débrouille inhérent à ce métier. Rafistoler, bricoler, trouver une combine pour que ça reparte, tel était le métier de chauffeur de camion sur la piste. Combien de fois le fil de fer avait sauvé sa marchandise, combien de fois un bout de scotch avait rendu la vie une durite percée ou éventrée par une surchauffe ! C’était le lot de chacun, tenter de faire un peu d’argent avec le peu qu’il y avait dans le village. Quand son père avait décidé qu’il n’était plus en âge de conduire, et que son dos lui avait intimé l’ordre d’arrêter les cahots de la piste, c’est le fils qui s’était tout naturellement remis au travail. Le permis ? Bah, à chaque occasion n’importe qui trouvait une raison de faire payer un droit de passage, alors autant payer les policiers pour qu’ils ne soient pas regardants… Et cela durait depuis plus de dix ans déjà, dix ans à faire le même trajet, un aller-retour d’à peine 100 km qui se faisaient en une journée… si tout allait bien.

La pluie avait rendu le chemin encore moins praticable que d’habitude. Une pente pourtant apparemment douce était un piège redoutable tant la terre rouge devenait une sorte de purée informe et collante, le moindre fossé trop profond se faisant dès lors cratère infranchissable et potentiellement fatal pour la mécanique. Alors, l’homme derrière le volant serrait le mégot entre ses dents, ses deux cousins descendaient de la benne pour aller faire les éclaireurs et les guides, avec à l’esprit qu’il ne fallait pas casser. Un peu à gauche, un coup de volant à droite pour échapper un embryon de ru, et puis là une légère accélération sans patiner ou presque pour se remettre en ligne. Un chapelet pendait du rétroviseur totalement inutile de la cabine, et ballotait au gré des creux et des bosses rencontrées par la vieille machine. C’était un de ces camions comme on n’en fait plus, aux formes arrondies, à la calandre bien haute et aux garde-boues proéminents. La documentation parlait de 1963, mais personne ne savait plus vraiment si c’était l’année de fabrication, ou bien l’année de la dernière révision en bonne et due forme. De toute façon, seuls les musées aurait pu proposer des pièces, alors il fallait faire avec ce qu’on a : des feux tirés d’une voiture étrangère, des pneus n’ayant plus de gomme ou presque, des planches reclouées et vissées à la va-vite pour charger encore un peu plus la bête de somme, tout signalait la fatigue extrême de cet engin maints fois bricolée et ressoudée. De son temps glorieux restait tout de même une teinte bleu électrique, ainsi qu’un écusson au chrome passé et délavé sur la calandre.

Encore un virage, un de plus, la cabine en devers, la marchandise à deux doigts de verser dans les hautes herbes. Le chauffeur se tenait fermement au volant, accélérant du bout de sa sandale tout en écoutant le frottement de la carrosserie contre l’accotement. Toujours cette même patience, cette même nécessité de ne pas s’arrêter sous peine de ne plus repartir. Les quinze tonnes de l’équipage étaient sûrement dépassées, mais comment vérifier de toute façon personne n’avait de balance pour ce genre de mesure. Et puis, les villages sur le trajet avaient besoin des marchandises, on avait un réel besoin d’aller et venir sur la piste, vaille que vaille. D’ailleurs, il avait la chance d’être celui qui tissait des liens commerciaux entre les différentes familles, tribus et hameaux, alors les locaux daignaient de ne pas trop faire payer les petits coups de mains quand on s’embourbait, ou le gasoil si indispensable pour ce genre d’engin. Personne ne livrait dans le coin, alors on remplissait à la pompe de la grande ville, puis on livrait le précieux carburant dans tous les récipients possibles et imaginables.

Son père avait surnommé cette machine « Hercule », parce qu’elle est forte et courageuse qu’il aimait à dire à son fils. Alors Hercule avançait, encore et encore, beuglant sa colère de devoir affronter une énième pente détrempée, mugissant et rétif quand il s’agissait d’en descendre une bien raide et caillouteuse, allant même jusqu’à hoqueter quand la charge était sur le point de briser son élan ou son châssis gangréné par le temps et l’humidité. Puis, enfin, quand le camion revenait sur du plat, et même de la piste potable car un tant soit peu entretenue, son chauffeur retrouvait le sourire. Il avait déjà vu des émissions venant d’europe, les autoroutes à trois voies, les rubans d’asphalte à perte de vue, les paysages dégagés et pas la brousse qui vous enserre et vous étouffe. Il avait regardé avec envie les cabines climatisées, avec un réfrigérateur et une vraie couchette, le siège sur coussin d’air, les vitesses automatiques, les feux qui éclairent vraiment la route, et ces stations essence gigantesques où l’on pouvait manger et se reposer. Tout ça, c’était son rêve d’asphalte, des rêves de rubans noirs facilitant le commerce et les voyages dans son pays, des bandes de bitume sans trou ni ornière, où ses pneus ne se crèveraient plus, où les roues ne pousseraient qu’un léger sifflement et non des grognements furieux quand ils ripent sur de gros cailloux pointus.

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