01 juin 2018

Un orage de printemps

Les gouttes martèlent sur les tuiles d’une maison abandonnée. La céramique verdie par le temps tinte comme autant de cloches désaccordées. Et là, sous l’ondée, on peut percevoir l’odeur de la poussière d’été que les grandes eaux de l’orage lavent avec tranquillité. Il pleut, pas un de ces déluges agressifs, pas même un de ces cataclysmes bibliques… non, juste un orage comme tant d’autres, un orage de fin de printemps, lent, à grosses gouttes lourdes et glacées, qui viennent s’écraser contre ce toit délabré.

Le ciel a changé de teinte. Il fait noir désormais, alors que le soleil devrait être encore visible. Il y a comme une tristesse dans cette grisaille, une forme de lassitude, où le ciel se fait reflet des hommes qui peinent sous la pluie. Et là, cette maison, solitaire sur son terrain broussailleux, reçoit l’orage avec une sorte de fatalisme. Elle est borgne par ses fenêtres brisées, aveugle par un de ses volets arraché par la dernière tempête, sa calvitie naissante de par ses tuiles tombées lui font un air dépité et grave. Elle ne rit plus à la présence des enfants qui l’habitaient, elle n’est plus le foyer doux et chaleureux d’une famille où chacun aime l’autre. Elle est là, placide, sans déprime ni amertume, vieillissant simplement sous les assauts de la nature qu’elle a un temps défiée.

L’herbe exulte dans les flaques qui se forment. Imperturbable, le rosier redevenu sauvage se délecte de cette masse d’eau qui s’accumule à son pied devenu torve avec le temps. Les parfums de ses fleurs s’envolent à chaque goutte qui vient les frapper, et les insectes se délectent de cette alerte olfactive. Que se passe-t-il ? Est-ce une renaissance ? Chaque plante savoure sa chance d’être arrosée, là où désormais l’arrosoir de zinc est définitivement perforé par la rouille et le temps qui passe. Le lierre, patient envahisseur, a su prendre son parti en restant à végéter en attendant que nul ne le taille ou ne l’arrache. Désormais, il est intime avec les façades de la maison qu’il sape chaque jour un peu plus, ami avec les fissures qui se sont formées entre les pierres et les briques qui se disjoignent. Les enduits jadis robustes et vantards sont au sol, traces éparses d’un temps révolu où chaque habitant tenait à garder maculés les murs visibles du bâtiment. La pluie perle sur ces pans lézardés, elles sont comme des larmes sur des joues sales, autant de souvenirs à présent confus et presque invisibles.

Dans les pièces ouvertes aux intempéries on peut encore lire un tableau en ardoise. De son noir il reste encore un peu de sa superbe, et les mots tracés à la craie demeurent un peu lisibles. Ici, un prénom, là une pomme, plus loin un mot en jaune pour « soleil ». Il y a des dessins naïfs qui résistent, fixés au plâtre des murs par des punaises qui, une à une, périssent dévorées par l’oxydation. La moquette sent l’eau stagnante, elle a verdi, sur elle a poussé des champignons, de la mousse, et même quelques embryons courageux d’orties. Les battants de ce que furent des fenêtres gisent là, misérablement pendus à leurs gonds, les vitraux brisés et disséminés. Dans ces restes de verre se reflètent le ciel gris et lourd de nuages, dans ces reflets on peut lire le destin d’une maison abandonnée à jamais à son sort.

La pluie tinte dans les gouttières. Elles sont encore vaillantes, efficaces, derniers volontaires contre les éléments. Elles déglutissent, bien que lasses et délabrées, ces flots qui perlent le long des restants de la toiture. Il y a eu des nichées, des béquées, des déluges, des tempêtes, de la neige même pour les harceler, et pourtant, courageuses voire arrogantes, ces gouttières chantent encore sous les perles d’eau. On entend des gémissements çà et là, ce sont ces bouchons qui frottent et pestent contre les flots. Puis, soudain, un de ces paquets d’herbes et de salive animale fond, s’écoule, et disparaît dans les siphons. C’est ainsi, ces tuyaux verticaux résistent, mais pour combien de temps encore ? Le temps aura bientôt raison, elles se décrocheront des façades désormais désunies et épuisées.

Les gouttes continuent à tinter. Elles roulent sur les toitures. Elles rebondissent sur les poutres devenues apparentes. Dans une autre pièce le mobilier est toujours là, sali, souillé, épuisé par les éléments. Le canapé a été lacéré par les animaux. Rats, chats, insectes, bestioles, toutes ces vies, ces existences fugaces se sont éreintées sur les rembourrages et les textiles. Les mites ont fait un festin des vêtements épars, les placards se sont patiemment vidés suite aux invasions de fourmis, et là, sous un évier effondré, on peut encore reconnaître quelques emballages décolorés. Des jouets abandonnés à la hâte sont couverts de poussière, une poupée dévêtue est sur le flanc, allongée dans une position marquant sa solitude et sa tristesse. Pourtant, elle a l’air apaisée, les yeux clos, cernée par le lichen qui lui a fait un lit de verdure de jade. L’odeur entêtante de l’eau et de la mousse détrempée fait comme une nappe pesante sur les sens, enivrant celui qui hume à pleins poumons cette ambiance presque surnaturelle.

Et là, tout autour, tout le quartier est ainsi. Partout l’eau ruisselle de cet orage de fin de printemps. Bien des cheminées se sont écroulées, bien des parcs jadis entretenus sont des bosquets vivaces. L’asphalte des rues est strié d’herbes folles, on dirait qu’on a repeint une signalisation improbable sur cette noirceur de bitume. Les panneaux de signalisation sont presque illisibles, délavés, passés par les éléments, la peinture jadis arrogantes étant des vêtements dépenaillés et élimés sur le métal rouillé. Il n’y a plus d’électricité, elle a été coupée il y a si longtemps que les ampoules sont des globes noircis de poussière et de fientes d’oiseaux. Il y a comme un miroir entre le ciel et la terre. Il y a comme une forme de symétrie triste et déprimée entre les cieux et le sol. Il n’y a plus de trace de l’homme en dehors de ce passé voué à s’éteindre. La nature a repris ses droits, malgré tout, malgré la détermination et la main des humains. Des lapins cavalent sur les avenues, des cerfs s’abritent sous les abribus, des rats gambadent sans crainte d’une porte à une autre, sans autre peur que celle du prédateur naturel.

Il y a un silence pesant. Il y a un de ces silences qui nous semble sinistre et infernal, nous faisant vibrer les tympans jusqu’à la douleur. Et pourtant, ce n’est pas un silence naturel, c’est notre silence à nous, celui où l’on n’entend plus l’homme faire du bruit pour rien. En vérité, il y a des sons, des bruits, des tintements, un tintamarre quand le blaireau fait tomber une poubelle qu’il fouille vainement. Ce silence, c’est notre mutisme, l’absence de mots, de télévision, de radio, de voitures. Il n’y a plus la symphonie dissonante des avertisseurs, il n’y a plus le vertige du bourdonnement des avions en haute altitude. Il y a désormais les chants d’oiseaux, le corbeau qui s’ébroue sur une ligne électrique ne servant plus qu’à être un perchoir. Il y a le bruissement des feuilles dans le vent, le chant cristallin de l’eau qui dégringole dans les rigoles, le roulement des fluides dans les embouchures de caniveaux. Il y a enfin cette nature où le bourdon des orages rappelle au monde du dessous que seul le ciel perpétuera à jamais son concert de percussions et de chants des cieux.

Et là, le soleil perce enfin. Il trace de ses rais des chemins sur la nature. Il éclaire et ravive les teintes. La maison reprend une consistance et une existence. Il n’y a personne, et pourtant elle semble revivre, émergeant de l’obscurité. Sous sa toiture à demi effondrée, des animaux pointent leurs museaux au dehors avec satisfaction. Il fait meilleur, la pluie glacée cède sa place à la caresse des rayons de l’astre chaleureux. Les fleurs se nourrissent, les arbres frémissent, l’écureuil dégringole de sa branche pour aller scruter au sol s’il y a de quoi se nourrir. Qu’il est paradoxal ce jardin d’une maison abandonnée, morne et sauvage en apparence, et pourtant si vivant, si excité, si déterminé à changer ! Il est la propriété des plantes, des animaux, des insectes, l’homme n’y est plus qu’un souvenir triste. Chacune des pièces a le souvenir douloureux d’un abandon en urgence, de photographies jaunies pendues aux murs. Ces portraits, ces visages d’un autre temps, ce sont autant d’habitants oubliés, morts pour la plupart, qui ont quitté cette ville ce jour fatal du 26 avril 1986. La ville s’appelle Pripyat, les noms de rues sont en cyrillique, on voit encore quelques étoiles rouges trôner sur des bâtiments naguère voués au culte du communisme. Le temps fait son œuvre, inexorable, et demain on ne pourra même plus lire les noms des héros d’un temps désormais révolu.

Vouez à l’oubli les hommes, vouez au souvenir ses actes. Vouez à l’avenir un culte d’amour et de charité, destinez à l’oubli ces passions où l’homme, dans son orgueil, a oublié la beauté d’un orage de printemps, pour finir par un déluge d’horreur nucléaire…

Aucun commentaire: