19 juin 2018

Pour qui sonne le glas

La procession remontait lentement les ruelles pentues du cœur du village. Qu’ils sont étroits ces chemins dès qu’une foule tente d’y circuler ! Sous les pas lourds des gens vêtus de noir se dissimulaient une forme d’inquiétude, une peur intime et pénétrante. Tous suivaient une boite de bois vernie, un cercueil recouvert d’un voile de satin noir bordé d’une dentelle blanche. Les porteurs, peinant visiblement sous la charge, s’échinaient à surmonter chaque marche de granit poli par le temps. Les façades étaient ce jour-là mornes et dépourvues de toute couleur, elles qui d’habitude dégorgeaient des teintes chatoyantes des vêtements pendus au soleil de Sicile. Les habitants avaient défaits les décorations, remballés les fleurs trop voyantes, et là, en contrebas, le pas lent et mesuré du convoi funéraire jurait tristement avec la blancheur de la chaux des façades et jaune des herbes grillées par la chaleur.

Chaque avancée faisait se lever la poussière, tandis que le son du tintinnabule lançait des échos sinistres dans le silence pesant de la procession. Le prêtre, suant sous son vêtement, égrenait des chapelets en mémoire du défunt. Il y avait sur sa face ronde et rubiconde une forme de pénétration spirituelle, tout comme une espèce de fierté à être là pour dire quelques mots pour le mort. Tout autour de lui, ce n’étaient que pleurs et tristesse, depuis l’épouse éplorée jusqu’aux enfants, en passant par ces tantes et cousines qu’on ne voit que lorsqu’un décès survient dans la famille. Et, derrière eux, une longue suite serpentait dans le cœur du village, les visages fermés, et les poings serrés. Les hommes étaient ceux sur qui la colère était la plus visible. On pouvait lire sur ces teints hâlés le regard de celui qui est usé, celui qui a envie de vengeance, celui à qui on refuse la justice. Alors, silencieusement, refusant même la moindre discussion, tous serraient leurs poings tout en se signant à chaque « au nom du père » que pouvait dire leur curé.

Les passages les plus étroits étaient également les plus frais. Enserrés entre les bâtisses séculaires, le soleil oblique de l’après-midi ne parvenait pas à venir échauffer la pierre du dallage, et chacun pouvait alors trouver un peu de réconfort dans ce moment de peine. On entendait déjà, en haut de la colline, le glas de l’église qui rappelait à toute la région qu’un homme était mort, et chacun savait malheureusement pourquoi celui-ci avait quitté cette terre. Il n’était pas vieux, il n’avait pas abusé de son existence, pas plus qu’il n’avait été fauché par la maladie. Il faisait même partie de cette génération ayant échappée à la grippe espagnole, survécu aux combats du temps de Mussolini, et c’était finalement la mafia qui avait eu raison de lui. Il avait commis le pire des crimes, celui de refuser d’être un pion, un esclave, de donner une part importante de ses maigres revenus. Ce défi lui avait finalement coûté la vie. On l’avait tué d’une décharge de fusil. Pas de trace, pas de témoin, rien pour orienter les policiers… et puis, comment compter sur eux ? Qui était corrompu ? Qui était sûr et droit dans ses bottes ? A qui se fier dans un monde où une armée souterraine prenait les décisions, gérait les marchés publics, tenait les juges et les forces de l’ordre ?

Une fois les derniers mètres faits dans le village, toute la petite troupe se retrouva désormais à découvert, en plein sous un soleil de plomb. Autour, les oliviers n’avaient pas même assez de vent pour frémir, et tous semblaient figés par le temps, tordus par l’horreur d’une mort injustes, et incapables de pleurer tant ils l’avaient fait par le passé. Ainsi, même la nature n’était plus capable de tristesse, et donnait une impression de pénible résignation face au temps et aux éléments. Et le tintinnabule continuait à émettre sa plainte métallique, le battant allant et venant au gré des pas de son porteur. Chacun scrutait cet objet avec autant de déférence que de haine, tant il symbolisait tout à la fois une foi inébranlable en Jésus Christ, qu’il était signe qu’une personne était morte. Alors, on n’espérait qu’une chose, entrer sous les arches de l’église, s’abriter de la chaleur dans cette enceinte, prier pour l’ami, le frère, le mari, le père, puis finalement le mettre en terre pour toujours. Il méritait bien cela, que tous les habitants défient cette hydre, qu’ils montrent à ces hommes sans foi ni âme qu’ils n’étaient pas résignés à tout subir sans mot dire.

Tout à coup, on entendit une détonation. On avait tiré un coup de feu ! Ce n’était pas le bruit d’un fusil de chasse, mais bien celui d’une arme de poing. Certains se mirent à fuir, la foule commença à se disperser quand une femme se dressa sur le chemin et les invectiva de sa voix usée par le temps et la tristesse. Vêtue d’un long fichu noir, les cheveux blancs enserrés dans une dentelle noire, elle leva son poing noueux et arthritique « Vous n’avez pas honte ? Vous lui refusez même l’église bande de chiens ?! ». A ces mots, la procession se figea. Le tintinnabule était tombé au sol, le cercueil posé à terre, et certains s’étaient réfugiés derrière un parapet. A ces mots, certains prirent conscience que la lâcheté devait avoir une limite, qu’on ne pouvait pas tout accepter, tout subir. Alors, un enfant se saisit de l’accessoire surmonté de cette cloche, le fit tinter avec vigueur. Il se tourna vers l’église et lança à la vieille femme « On y va grand-mère ? ». La femme eut un sourire triste. Elle passa sa main calleuse dans la tignasse noire de son petit-fils, lui sourit, hocha la tête, et tous deux prirent la tête du convoi funéraire.

On vit alors plusieurs hommes robustes s’avancer et couper à travers la foule. Ils étaient musculeux, des travailleurs de la terre fiers aux yeux noirs et à la peau tannée par les éléments. Ils furent quatre à se saisir de la boite qui devint soudain plus légère. Ils levèrent le cercueil bien haut pour montrer leur fierté d’être là, d’emmener un camarade dans sa dernière demeure. Puis, peu à peu, les gens se redressèrent. Tous se mirent debout, et le curé, à demi étouffé par sa course jusqu’à un muret, se reprit, se signa, puis revint s’adresser à ses ouailles. « Mes frères, mes sœurs, allons rendre à cet homme de bien les derniers honneurs ». Tous se signèrent en disant à haute et intelligible voix « Au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit ».

« Amen ». Un second coup de feu éclata dans la colline. Ils tressaillirent, mais la troupe ne se débanda pas. Le pas fut tout aussi lent, les chants religieux plus vigoureux, comme autant de défis lancés à ces assassins trop lâches pour venir interdire directement l’enterrement de cet homme courageux. Alors, il y eut plusieurs tirs en l’air qui finirent sur un silence lourd de sens. Le tireur avait compris qu’il n’obtiendrait pas ce qu’il était venu chercher, et que pire encore s’il tuait quelqu’un, lui-même serait traqué et massacré par cette foule entière qui osait défier ainsi la mafia. C’était l’agression de trop, la menace de trop pour ce petit village de Sicile, perdu dans les collines, ne cherchant que la paix là où la mafia ne cherchait qu’intérêt, menace et oppression.

On fit une messe magnifique à cet homme. Il eut le droit à des cantiques, à l’orgue, aux enfants qui chantent de leurs voix pures ces mélodies aussi tristes qu’apaisantes pour l’âme. Il eut aussi le droit au défilé des habitants, et même les plus veules, les plus lâches firent le déplacement. Eux aussi avaient compris que se cacher derrière la peur ne pouvait pas tout résoudre. Eux aussi, ce jour-là, prirent en main leur destin. Demain, tout recommencerait, mais aujourd’hui, en ce jour de peine, ce fut le village qui avait gagné sa bataille contre l’oppresseur.

On le mit en terre, et rien ne troubla la procession et les prières. Le vent s’était levé, caressant les corps échauffés par le soleil qui commençait à décliner. Les hommes se décoiffaient, tombant la casquette par respect. Chacun se saisit d’une poignée de terre pour la jeter sur le cercueil, puis chacun reprit le chemin du village.

« Demain sera un autre jour » dit la vieille dame à son petit-fils en quittant le cimetière. Elle fit plier ses douloureuses articulations, se signa lentement en murmurant ces paroles indispensables, se redressa avec l’aide de l’enfant, puis elle prit une sente en direction de sa vieille ferme. Elle avait déjà perdu un époux à cause de la maladie, un fils par la guerre, une belle-fille quand elle avait accouché de cet unique enfant, et voilà qu’on lui avait pris son dernier fils. Le gamin était sa seule lumière, sa dernière lumière. Elle se devait de se battre pour lui, malgré tout, malgré l’âge, la fatigue et la tristesse d’avoir survécu à autant de gens. L’enfant avait besoin d’elle. Elle se pencha légèrement sur sa canne faite d’un cep de vigne, puis pour elle-même et pour Dieu comme témoin « Je lui donnerai tout ce que j’ai, et j’espère qu’il sera un homme digne de son père ».

Ainsi se coucha le soleil sur la Sicile, ainsi fut enterré un homme de bien.

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