29 juin 2018

Fenêtre fermée sur cour

Elle n’aimait pas vraiment être à la fenêtre, bien que celle-ci fut sa seule lucarne lumineuse donnant sur le monde extérieure. En effet, voir le soleil, la neige, ou encore la pluie d’automne à travers ce mur vitré ne faisait que renforcer sa sensation d’isolement. Elle ne pouvait ni ouvrir le battant, ni même envisager un simple courant d’air. La baie était vitrée et scellée, juste vouée à donner une vision frustrante d’un monde inaccessible. Elle était donc souvent là, alitée, exigeant qu’on tire le lourd rideau de tissu épais, tout en demandant à ce que la chambre soit néanmoins fortement éclairée. C’était là la seule exigence à laquelle on donnait suite, car en dehors de cet aspect, tout était contrôlé pour elle : heure de repas, heure de lever, heure de coucher, l’instant de la toilette… Tout était réglé comme une partition de musique monotone, comme un disque vinyle dont le bras butterait sur un sillon rayé par accident.

Elle était là depuis quelques mois déjà, et son teint globalement cireux permettait, en quelque sorte, de dater son entrée dans l’établissement. Au dehors, le soleil brûlant d’été se contentait de lécher le sol en plastique au fur et à mesure de la journée, tandis que sa vraie chaleur, elle, restait au dehors. Ainsi, elle avait perdu tout hâle, toute teinte rosie grâce aux rayons de l’astre généreux. De la même manière qu’on pouvait estimer qu’elle était là depuis un bon moment, sa silhouette, elle aussi, présentait toutes les traces d’une présence prolongée. Emaciée, les joues creusées, les cernes accentuant encore un peu plus sa pâleur excessive, tout son être transpirait la fatigue et l’épuisement généralisé. Pourtant, au-delà de cette apparence, elle restait vaillante, riant à gorge déployée à la moindre occasion, plaisantant d’elle-même et de toute chose, quitte à offusquer ceux qui pouvaient la croiser. Elle se moquait ainsi de tout, et notamment du destin qu’elle traitait vertement de salaud, de pourriture, et d’autres mots qui faisaient tiquer ses interlocuteurs. Mais qui aurait pu lui reprocher ? Après tout, il était parfaitement exact que le destin se moquait d’elle, qu’il lui prenait la vie à petit feu, avec cette cruauté propre aux maladies longues et pénibles.

Un coup une prise de sang, un coup un examen d’un énième médecin… Elle savait que le rituel restait toujours le même. Piqûre, injection, pompe, appareil de surveillance, le lancinant bip bip qui rend fou, et puis cette mauvaise habitude qu’ont les experts de ne pas commenter ou expliquer leurs premières conclusions, tout en ponctuant la lecture des dossiers par des « hmmm, hmmm » des plus désagréables. Elle s’était habituée à tout finalement, sauf à ce pesant silence ponctué de soupirs mêlant inquiétude et perplexité. Elle se sentait alors plus comme un objet d’étude que comme une personne humaine, frustrée de son droit de savoir, jusqu’au moment où, avec un ton aussi faux que puant de condescendance, le « spécialiste » lançait un « Il y a du progrès, vous êtes sur le bon chemin ». Oui, en effet, le même sentier suivi en boucle depuis des mois, la même voie pavée de douleurs, de fatigue, d’injections douloureuses et épuisantes. C’était donc un chemin vers l’enfer, pavé des bonnes intentions des médecins ? Etait-ce à cela que songeaient nos ancêtres en parlant de l’enfer sur terre ?

Que dire des proches ? Certains étaient sincères, s’inquiétaient, venaient régulièrement sans s’interroger, restant eux-mêmes et étant réellement touchés par la situation. D’autres, plus pathétiques, voire même ridicules, venaient pour la bonne conscience, pour voir la cousine malade parce qu’on sait jamais elle pourrait partir sans prévenir… Les pires ? Certainement les potes, les ex qui débarquent et font leur BA de scout, tout en se rendant vite compte que la situation ne se prête ni à la pitié, ni à l’autosatisfaction. Un hôpital, ça n’est pas un lieu de villégiature, pas plus qu’un endroit où les conversations intimes sont monnaie courante. Ici, on parle plus facilement de chimio que de plan sur la comète ; ici, on voit les voisins de chambrée qui partent, reviennent parfois, ou de temps en temps qui vous apprennent qu’untel est « parti hier soir ». Parti, quelle lâcheté pour dire « qui est mort, ni plus, ni moins ». C’est plus facile d’assimiler cela à un choix qu’à une obligation ou une décision prise en dehors de tout contrôle personnel. On dit « je suis parti », et bien plus rarement « on m’a fait partir ».

Cependant, malgré les cheveux désormais disparus, une sorte de duvet reprenait naissance sur son crâne dénudé. Elle avait refusé l’idée du bandana, trouvant grotesque l’obsession qu’ont certaines femmes à se voiler la face. Oui, le traitement était agressif, oui il faisait tomber les cheveux par poignées, et certaines, plus coquettes, allaient jusqu’à mettre une perruque… pour garder une apparence féminine. A cette vision du petit matin, le crâne lustré sur lequel elles posaient ce tas informe de poils, elle avait la nausée et l’envie de les insulter. Pourtant, c’était cette étincelle d’espoir dans leurs yeux qui la ravisait. Elles avaient dans le regard fixé dans le miroir ce regain d’énergie, cette sensation de redevenir une femme comme les autres, et non une boule à zéro à cause d’une saloperie chimique ou radiologique.

Les visites les plus curieuses étaient celles des gens « en rémission ». On ne guérit pas apparemment, on attend simplement un sursaut de la maladie. Alors, parfois, une ancienne patiente débarquait dans le service, faisait la bise à tout le monde, revendiquait cet embryon de chevelure naturelle, tout en se félicitant des dernières analyses qui, aux dire de l’oncologue « sont excellentes, vous avez passé le cap ». Super, elles sont sorties du service, elles revivent plus ou moins… Mais pourquoi revenir ici ? Pourquoi s’infliger cette odeur tenace de javel et d’éther, cette puanteur morbide des chambres dédiées aux fins de vie ? Elle ne saisissait pas l’intérêt de ce cirque, si ce n’est de défier la Mort. Et quel défi ! Revenir dans le pire endroit où l’on peut finir, lui montrer qu’on est sorti de la spirale infernale, et qu’on s’est octroyé, tant grâce à la science qu’à la volonté personnelle, un petit répit sur la route vers la fin définitive.

C’est marrant, elle a eu l’autorisation d’aller sur la terrasse. D’après les médecins, elle a enfin un système immunitaire suffisamment remis pour envisager de prendre l’air sans se mettre en danger. Alors lentement, dans sa robe de chambre d’un rose plus que passé, elle met un pied devant l’autre, trainant ses savates noires totalement plates sur le vinyle bariolé. Sa démarche n’est pas assurée, et se tenir à son bocal de perfusion n’est pas des plus aisé, et pourtant elle marche, elle veut aller sur ce balcon, sentir à nouveau l’air extérieur. Elle veut sentir les pins du parc, elle veut s’enivrer aux vapeurs du gasoil de la ville qui entoure l’hôpital. Elle veut surtout sentir la chaleur du soleil sur ses bras, reprendre des couleurs, vivre et non plus survivre.

La double porte à battants lui cède le passage. Il y a là autant de patients que de gens de l’hôpital et de visiteurs. Certains fument, d’autres boivent un café. Cela discute un peu, ou bien pour les plus fatigués une sieste sur une chaise longue tient lieu de repos salvateur. Et elle, pas à pas, elle rejoint la rambarde d’un bleu électrique. Elle voit les cinq étages qu’elle domine, et là, autour, le paysage de bitume et de béton. Le soleil est tendre, la brise d’été caresse sa peau nue. Et elle ferme les yeux, respire, inspire et expire. Elle a de nouveau le droit de vivre, d’être libre, de ne plus être qu’une éprouvette qu’on remplit et qu’on vide de produits pour trouver la bonne formule. Elle est à nouveau Elle, majuscule, et qui sait, si tout continue ainsi, elle pourra envisager de passer un peigne dans ses cheveux qui renaissent de leurs cendres.


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