Une vie échafaudée
Il nous arrive à tous de ne pas trop savoir comment réagir, et encore moins comment classer une émotion concernant un évènement donné. Ce n'est que trop difficile que de devoir se dire "Ca y est, c'est fini", tout en s'attristant d'un "J'aurais aimé que cela ne se produise pas, du moins pas comme cela". Ainsi va la dualité des sentiments, allant de l'inéluctable à l'envie de changer les choses, et ce bien qu'on ait tout tenté pour s'épargner des peines et des déceptions. Ainsi nous vivons donc, ballotés entre la peine et le soulagement, entre la tristesse et la délivrance, car jamais nous ne pouvons rester complètement absolus dans nos réflexions. Quelque-part, c'est ce qui nous donne toute notre richesse, car nous ne pouvons pas nous contenter d'une seule réalité, d'un seul sentiment plein et entier...
L'évènement que je narre m'est complètement personnel, et je tiens à alerter le lecteur qui passera par ici qu'il lui sera essentiel de transposer mes propos dans ses propres expériences pour en comprendre toute l'essence. Je n'ai pas la moindre prétention d'en faire un exemple, ni même une sorte de représentation absolue de cette ambiguïté. Je me contenterai juste de décrire ce que j'ai vu, ce que j'ai ressenti, ceci avec l'intime espoir que d'autres se reconnaîtront et pourront se dire "il a exprimé ce que je voulais moi-même décrire". Si ce n'est pas le cas... que bien vous fasse de n'avoir jamais eu à ressentir telles émotions, car bien que je sois passablement cruel avec mes contemporains, j'estime que ces flux de sentiments sont très difficiles à appréhender, et qu'ils sont par trop pénibles pour être souhaités à quiconque. La cruauté a ses limites, surtout quand elle mène à la peine et à la tristesse.
Pendant des années, j'ai eu le privilège de voir ce que représente l'accomplissement d'un rêve, celui de devenir son propre patron. Ayant grandi dans un milieu qu'on peut qualifier de prolétaire, j'ai éprouvé cette immense fierté de voir mon géniteur passer du statut de salarié à celui de patron. En somme, c'était une réussite, celle de s'offrir des perspectives bâties de ses propres mains, et non faites à partir des décisions d'autrui. Jour après jour, le voir se lever, mener sa camionnette sur les chantiers, se préoccuper de sa trésorerie, faire la chasse aux clients, tout ceci le rendait tout aussi fier que cela l'épuisait physiquement. Pour ma part, lui offrir ma maigre contribution physique pour les travaux, ou intellectuelle pour un peu de paperasse m'emplissait d'une grande fierté. Savoir qu'il me faisait pleinement confiance, quel fils refuserait pareil honneur?
Ainsi filèrent pratiquement deux décennies. Ainsi filèrent les années, aussi vives qu'éclairées de jours heureux, aussi promptes que la tristesse peut s'abattre sur vous comme la foudre. Au fil du temps, mon frère fit le choix de l'accompagner dans son oeuvre en devenant son salarié. Tout deux de forts tempéraments, la relation ne fut pas toujours aussi sereine que pourrait l'être un lac, mais quelque-part, cette forme de "conflit" leur permit une saine émulation, et de voir mon frère reprendre l'affaire à notre père au moment de sa retraite. Quelle fierté que de voir mon frère être à son tour son propre patron, de le savoir indépendant de toute tutelle, et de pouvoir savourer sa motivation au quotidien! Enthousiaste, déterminé, j'eus le plaisir de l'assister autant que je le pouvais, que ce soit pour de menus bricolages sur certains chantiers, que dans la quête de solutions techniques intéressantes à son niveau. Je n'en tire aucun bénéfice ni fierté, puisque c'est à lui seul qu'il dût sa réussite.
Malheureusement, les temps se révélèrent moins propices à son entreprise, ceci le menant à une décision aussi douloureuse qu'impensable quelques années auparavant. Il fallait choisir: fermer, ou bien péricliter jusqu'à emmener ses biens dans la lente descente de l'entreprise. Que d'heures de labeur évaporées, que de sang et de larmes cela représentait! Toute une vie de travail d'un père, et des années d'effort pour un fils réduits à néant par la situation économique. Comment ne pas être touché et traumatisé comme tant d'autres aujourd'hui? Toujours est-il que ce choix, si pénible qu'il fusse, était le seul acceptable. Mais, quand une entreprise de bâtiment ferme, celle-ci dispose d'un matériel parfois conséquent. Quoi en faire? Pourquoi conserver cet équipement devenu aussi inutile que symbolique?
Le week-end dernier, j'ai vu cet échafaudage quadragénaire partir pour toujours chez un autre. Ils se sont résolus, le père et le fils, mon paternel et mon frangin, à vendre le tout pour que quelqu'un ayant eu plus de chance puisse envisager de travailler avec. Ce ne fut pas bien compliqué de le sortir de l'entrepôt, pas plus qu'il ne fut si difficile que cela de l'empiler dans l'utilitaire de son acquéreur. Mais, comment décrire cette sensation qu'on ressent quand on voit partir toute une vie de souvenirs et de travail? Comment se sentir quand, au détour de la rue, cette ferraille pourtant anonyme s'en va à jamais? Je n'ai jamais senti des fers aussi lourds à porter, des planches aussi denses entre mes mains. Je n'avais jamais présumé du poids des ans sur cet équipement qui, pourtant, n'est qu'un bien matériel. Rien ne pèse aussi lourd que le poids des émotions.
Cela m'a pesé de le voir partir, mais je n'ose pas imaginer les émotions vécues par mon père et mon frère. Le premier avait acquis l'échafaudage à son ancien patron; le second avait repris le flambeau de l'entreprise qu'il aurait voulue familiale. Le père a sûrement senti une partie de son passé s'en aller chez un autre, et le fils a vu partir ce qu'il avait pensé être son avenir. La plus grande des douleurs fut de voir dans leurs regards la tristesse d'avoir transmis une entreprise qui s'est révélée insuffisamment rentable, et qui a représenté (bien que ce soit complètement faux) un échec personnel. L'un comme l'autre, sans mot dire, y sont sûrement allé d'une larme. Ce furent d'ailleurs les mots de mon père. "Ton frère a pleuré". Comment ne pas pleurer? Comment ne pas se sentir blessé dans sa chair quand on voit l'oeuvre de deux vies quitter ainsi votre monde, et ce pour les pires raisons possibles?
J'ai été très triste de voir ce matériel être vendu. Il ne servait plus, et il n'avait plus d'usage autre que d'être une forme de symbole douloureux des temps difficiles affrontés par mon frère. Pourtant, quand on a sorti ces tubes, ces planches, ces "grenouilles", ces seaux de matériel de l'entrepôt, j'ai senti une forme de tendresse au contact rugueux des tubulures souillées de gouttes de peinture s'étant accumulées au fil du temps. Certaines couleurs sortaient encore au milieu des crèmes et blancs ordinaires: le rouge de la brique vernie, le "vert wagon" d'un client voulant que ses volets soient comme l'orient-express, ou ce bleu ciel réclamé à corps et à cri par tel autre qui voulait que sa demeure semble venir tout droit du sud de la France... Que de souvenirs, que de retours en arrière, que d'éclats de voix et de vibrations dans ma chair!
Je me suis aussi souvenu avec peine les années qui passent. Cela fait plusieurs années que notre ouvrier et ami est décédé. Il l'aura arpenté cet échafaudage, en long, en large, montant et démontant inlassablement cette structure temporaire. J'ai vécu de grands moments de joie, mais également de peine sur ces monuments du travail. J'y ai ressenti la joie de réussir à mener un chantier à son terme, la tristesse de ne plus y voir cet ami de la famille, tout comme l'émotion d'apprendre que mon frère allait reprendre le tout pour être son propre patron. Il n'y a pas beaucoup de joies aussi fortes que cela, car c'est comme une naissance, comme un mariage, parce qu'on se dit "il va s'épanouir, prospérer, et donner à sa famille le fruit de son labeur".
Maintenant, ce n'est pas une mort, pas plus qu'une raison de regretter. C'est un souvenir. Le monde va de l'avant, mon frère avance lui aussi dans une autre direction. Moi, j'ai vu ce bout de notre histoire familiale s'en aller. Je n'ai pas pleuré son départ, mais je crois que mon coeur, lui, pleure les souvenirs que cet échafaudage représentait pour nous tous. Ni mon père, ni mon frère n'en parle depuis. C'est ainsi: on avance... On ne sait pas reculer chez nous.
Bon vent frangin, qu'il te soit favorable pour ton avenir.
L'évènement que je narre m'est complètement personnel, et je tiens à alerter le lecteur qui passera par ici qu'il lui sera essentiel de transposer mes propos dans ses propres expériences pour en comprendre toute l'essence. Je n'ai pas la moindre prétention d'en faire un exemple, ni même une sorte de représentation absolue de cette ambiguïté. Je me contenterai juste de décrire ce que j'ai vu, ce que j'ai ressenti, ceci avec l'intime espoir que d'autres se reconnaîtront et pourront se dire "il a exprimé ce que je voulais moi-même décrire". Si ce n'est pas le cas... que bien vous fasse de n'avoir jamais eu à ressentir telles émotions, car bien que je sois passablement cruel avec mes contemporains, j'estime que ces flux de sentiments sont très difficiles à appréhender, et qu'ils sont par trop pénibles pour être souhaités à quiconque. La cruauté a ses limites, surtout quand elle mène à la peine et à la tristesse.
Pendant des années, j'ai eu le privilège de voir ce que représente l'accomplissement d'un rêve, celui de devenir son propre patron. Ayant grandi dans un milieu qu'on peut qualifier de prolétaire, j'ai éprouvé cette immense fierté de voir mon géniteur passer du statut de salarié à celui de patron. En somme, c'était une réussite, celle de s'offrir des perspectives bâties de ses propres mains, et non faites à partir des décisions d'autrui. Jour après jour, le voir se lever, mener sa camionnette sur les chantiers, se préoccuper de sa trésorerie, faire la chasse aux clients, tout ceci le rendait tout aussi fier que cela l'épuisait physiquement. Pour ma part, lui offrir ma maigre contribution physique pour les travaux, ou intellectuelle pour un peu de paperasse m'emplissait d'une grande fierté. Savoir qu'il me faisait pleinement confiance, quel fils refuserait pareil honneur?
Ainsi filèrent pratiquement deux décennies. Ainsi filèrent les années, aussi vives qu'éclairées de jours heureux, aussi promptes que la tristesse peut s'abattre sur vous comme la foudre. Au fil du temps, mon frère fit le choix de l'accompagner dans son oeuvre en devenant son salarié. Tout deux de forts tempéraments, la relation ne fut pas toujours aussi sereine que pourrait l'être un lac, mais quelque-part, cette forme de "conflit" leur permit une saine émulation, et de voir mon frère reprendre l'affaire à notre père au moment de sa retraite. Quelle fierté que de voir mon frère être à son tour son propre patron, de le savoir indépendant de toute tutelle, et de pouvoir savourer sa motivation au quotidien! Enthousiaste, déterminé, j'eus le plaisir de l'assister autant que je le pouvais, que ce soit pour de menus bricolages sur certains chantiers, que dans la quête de solutions techniques intéressantes à son niveau. Je n'en tire aucun bénéfice ni fierté, puisque c'est à lui seul qu'il dût sa réussite.
Malheureusement, les temps se révélèrent moins propices à son entreprise, ceci le menant à une décision aussi douloureuse qu'impensable quelques années auparavant. Il fallait choisir: fermer, ou bien péricliter jusqu'à emmener ses biens dans la lente descente de l'entreprise. Que d'heures de labeur évaporées, que de sang et de larmes cela représentait! Toute une vie de travail d'un père, et des années d'effort pour un fils réduits à néant par la situation économique. Comment ne pas être touché et traumatisé comme tant d'autres aujourd'hui? Toujours est-il que ce choix, si pénible qu'il fusse, était le seul acceptable. Mais, quand une entreprise de bâtiment ferme, celle-ci dispose d'un matériel parfois conséquent. Quoi en faire? Pourquoi conserver cet équipement devenu aussi inutile que symbolique?
Le week-end dernier, j'ai vu cet échafaudage quadragénaire partir pour toujours chez un autre. Ils se sont résolus, le père et le fils, mon paternel et mon frangin, à vendre le tout pour que quelqu'un ayant eu plus de chance puisse envisager de travailler avec. Ce ne fut pas bien compliqué de le sortir de l'entrepôt, pas plus qu'il ne fut si difficile que cela de l'empiler dans l'utilitaire de son acquéreur. Mais, comment décrire cette sensation qu'on ressent quand on voit partir toute une vie de souvenirs et de travail? Comment se sentir quand, au détour de la rue, cette ferraille pourtant anonyme s'en va à jamais? Je n'ai jamais senti des fers aussi lourds à porter, des planches aussi denses entre mes mains. Je n'avais jamais présumé du poids des ans sur cet équipement qui, pourtant, n'est qu'un bien matériel. Rien ne pèse aussi lourd que le poids des émotions.
Cela m'a pesé de le voir partir, mais je n'ose pas imaginer les émotions vécues par mon père et mon frère. Le premier avait acquis l'échafaudage à son ancien patron; le second avait repris le flambeau de l'entreprise qu'il aurait voulue familiale. Le père a sûrement senti une partie de son passé s'en aller chez un autre, et le fils a vu partir ce qu'il avait pensé être son avenir. La plus grande des douleurs fut de voir dans leurs regards la tristesse d'avoir transmis une entreprise qui s'est révélée insuffisamment rentable, et qui a représenté (bien que ce soit complètement faux) un échec personnel. L'un comme l'autre, sans mot dire, y sont sûrement allé d'une larme. Ce furent d'ailleurs les mots de mon père. "Ton frère a pleuré". Comment ne pas pleurer? Comment ne pas se sentir blessé dans sa chair quand on voit l'oeuvre de deux vies quitter ainsi votre monde, et ce pour les pires raisons possibles?
J'ai été très triste de voir ce matériel être vendu. Il ne servait plus, et il n'avait plus d'usage autre que d'être une forme de symbole douloureux des temps difficiles affrontés par mon frère. Pourtant, quand on a sorti ces tubes, ces planches, ces "grenouilles", ces seaux de matériel de l'entrepôt, j'ai senti une forme de tendresse au contact rugueux des tubulures souillées de gouttes de peinture s'étant accumulées au fil du temps. Certaines couleurs sortaient encore au milieu des crèmes et blancs ordinaires: le rouge de la brique vernie, le "vert wagon" d'un client voulant que ses volets soient comme l'orient-express, ou ce bleu ciel réclamé à corps et à cri par tel autre qui voulait que sa demeure semble venir tout droit du sud de la France... Que de souvenirs, que de retours en arrière, que d'éclats de voix et de vibrations dans ma chair!
Je me suis aussi souvenu avec peine les années qui passent. Cela fait plusieurs années que notre ouvrier et ami est décédé. Il l'aura arpenté cet échafaudage, en long, en large, montant et démontant inlassablement cette structure temporaire. J'ai vécu de grands moments de joie, mais également de peine sur ces monuments du travail. J'y ai ressenti la joie de réussir à mener un chantier à son terme, la tristesse de ne plus y voir cet ami de la famille, tout comme l'émotion d'apprendre que mon frère allait reprendre le tout pour être son propre patron. Il n'y a pas beaucoup de joies aussi fortes que cela, car c'est comme une naissance, comme un mariage, parce qu'on se dit "il va s'épanouir, prospérer, et donner à sa famille le fruit de son labeur".
Maintenant, ce n'est pas une mort, pas plus qu'une raison de regretter. C'est un souvenir. Le monde va de l'avant, mon frère avance lui aussi dans une autre direction. Moi, j'ai vu ce bout de notre histoire familiale s'en aller. Je n'ai pas pleuré son départ, mais je crois que mon coeur, lui, pleure les souvenirs que cet échafaudage représentait pour nous tous. Ni mon père, ni mon frère n'en parle depuis. C'est ainsi: on avance... On ne sait pas reculer chez nous.
Bon vent frangin, qu'il te soit favorable pour ton avenir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire