26 octobre 2010

Comme une pièce de monnaie

Les histoires sont faites de plusieurs facettes, et bien souvent on se contente d’observer l’une d’elles. Par facilité, un seul regard est supposé nous convaincre qu’une histoire ou qu’un destin puisse être observé d’une seule manière. A mon sens, la Vie, c’est justement l’accumulation des regards, la synthèse des sensations, la compréhension venant en mêlant les points de vues de chacun. Alors, reprenons la vie de l’Albatros d’hier à travers un autre prisme...

Quand Johann est arrivé dans l’entreprise, je n’étais qu’une adolescente parmi tant d’autres, une de ces gosses gâtée par la chance d’être la fille du patron. J’aimais flâner dans les ateliers et observer tous ces gens s’affairant autour des projets de feu mon père. Ils étaient forts, courageux, disciplinés, et ils ôtaient leurs chapeaux et casquettes à mon passage. J’avais reçue la stricte éducation de mon rang, sûre et certaine de ma position sociale, ce qui me rendait souvent arrogante et suffisante. Pourtant, papa eut toujours la bonne idée de me rappeler à l’ordre lorsque j’outrepassais les limites, notamment quand il m’arrivait de devenir dédaigneuse avec les employés. Il n’avait alors de cesse de me rappeler que je leur devais notre fortune, et qu’ils étaient notre richesse. Sans eux, pas d’entreprise, donc pas de biens, pas d’argent, pas de robes somptueuses ni de poupées de porcelaine.

A l’âge des premiers émois, j’avais été présentée à plusieurs familles fortunées, aux fils aussi ingrats qu’imbéciles, boursouflés de cette stupide fierté d’être riche, et rien d’autre. Aussi dénués d’esprit que de présence, ils donnaient dans les ronds de jambes, dans les galanteries surannées qui m’horripilaient. Ils étaient si pédants que je ne pouvais généralement pas me retenir de les piquer au vif d’une réplique acerbe... Je faisais donc le désespoir de mes parents qui me voulaient bien mariée, de sorte à m’assurer un avenir confortable. Bien que doux rêveur, père avait ce bon sens des hommes d’affaires qui ne veulent pas tout risquer sur un coup de dés, et me trouver un époux digne et suffisamment riche faisait partie de cette planification. Mère, elle aussi, bien qu’étant une femme digne, élégante, était également indépendante et intelligente. Elle chevauchait, et s’était éprise de père justement pour son côté aventurier. Dans ces conditions, c’est elle qui lui rappelait à quel point il l’aimait justement parce qu’elle ne se laissait pas faire. Drôle de famille, oscillant entre la noblesse de nom, et le progrès moral et social.

Le jour de l’arrivée de Johann me semble aujourd’hui magique, alors qu’il n’était qu’un jour parmi tant d’autres. J’avais entendu, au détour d’une discussion animée, qu’un jeune arrivait, et qu’il avait peu ou prou mon âge. Il enthousiasmait mon père tant sa détermination l’avait marqué. Et cela me rendit forcément curieuse. Un jeune homme qui impressionne mon père, cela ne pouvait qu’être un personnage à part ! Je me débarrassai alors de ma longue robe blanche ornée de violettes brodées, tombai jupons et rubans de « princesse », tout ceci pour enfiler une combinaison d’ouvrier, une paire de brodequins récupérés dans l’atelier, et enfin visser une large casquette plate de laine noire sur ma tête. J’eus du mal à engouffrer mes longs cheveux raides dedans, puis, satisfaite du résultat, je m’empressai de me mêler à la foule agitée des ouvriers. J’attendis patiemment d’abord, puis je trépignai : comment serait-il ? Ressemblera-t-il à cet énorme empoté de fils des fonderies, à ce gringalet sans âme de la papeterie ? Ou pire encore ? J’en vins à douter de mon choix quand enfin je le vis, et ce fut pour moi un choc. Un sourire, un vrai sourire, dénué de doutes, dénué de toute éducation castratrice, juste sincère et fort. Son allure me fit chavirer le cœur. Il n’était pas une de ces brutes dévolues au travail de force, il avait ce physique de l’élégance pétrie par le travail, le visage de la beauté faite homme. Je tombai immédiatement amoureuse de lui !

Les premières semaines, je n’osai pas m’approcher de lui, de peur de faire un faux-pas, de peur qu’il me dédaigne de par ma situation sociale. Mais je ne pus pourtant pas m’empêcher de l’approcher, d’observer de loin ses travaux et sa progression au sein de l’entreprise. Père l’adorait vraiment, comme le fils qu’il aurait aimé avoir, et, lentement mais sûrement, je fomentai le plan d’être autre chose que la « fille du patron » à ses yeux. Ce fut mère qui mit la première au jour mes intentions. Loin de me dissuader, elle me dit simplement de bien être sûre de moi, de ne pas fléchir, et d’avancer si je l’aimais vraiment. Elle affirma même que père ne serait certainement pas contre une union, surtout si Johann parvenait à créer l’albatros... Mais comment l’approcher ? Comment l’aborder sans passer soit pour une pimbêche avec une robe n’ayant rien à faire dans un atelier, ou pour une tricheuse en enfilant un bleu qui était un symbole de travail pénible et gratifiant à la fois. Je fis alors un choix surprenant en ces temps où les femmes n’étaient pas vraiment acceptées dans ce milieu d’hommes : apprendre la mécanique, et donc faire la même chose que Johann, et peut-être, qui sait, réussir à l’aider dans son labeur.

Père fut d’abord totalement contre, mais peu à peu l’idée finit par passer, en sachant que j’étais fille unique. Quitte à ce que je devienne l’héritière, autant que je sache de quoi était faite le corps et le cœur de l’entreprise ! Ainsi, je tombai la tenue de bourgeoise pour la cote, les rubans et chapeaux ornés de dentelle pour la casquette et les gants de cuir. Chaque jour, je me levais aux aurores, absorbait des pages et des pages de théorie, pour la mettre ensuite en pratique à l’établi. Etonnamment, je n’étais ni maladroite ni effrayée par les outils pourtant dangereux et bruyants. Au départ sceptiques, les ouvriers finirent par m’adopter et m’accorder une place à part entière d’apprentie parmi eux. Je déjeunais avec eux, je vivais près d’eux, et j’approchais ainsi Johann. Nous devînmes très rapidement inséparables, deux amis sur la même longueur d’ondes. Il m’enseigna énormément de choses sur le vol, sur les calculs structurels, sur le pourquoi du comment du vol motorisé. Fascinée, je buvais ses paroles, tant parce que c’était expliqué avec passion, que parce qu’il était l’homme que j’aimais. J’appris ma leçon, la récitant avec talent et détermination, au point qu’il me prit comme assistante.

On jasa, supposa énormément de choses. Lui, il ne me voyait pas comme une épouse ni comme une amante. J’étais plus et moins à la fois, une sœur, une âme sœur, une confidente, une amie... Situation ambiguë s’il en est, mais que j’acceptais sans rechigner. Je me fis infirmière quand il commença à décliner, servante pour lui apporter son sempiternel thé à la bergamote, pour lui faire réchauffer le bouillon qu’il avait oublié de manger en temps et en heure. M’aimait-il ? J’eus le courage de lui demander un jour, et il répondit de son sourire déjà abîmé par la maladie et la fatigue « nulle autre femme ne saurait me plaire autant que toi », et ajouta un baiser sur ma joue. J’étais aux anges, heureuse, troublée, excitée, plus amoureuse que jamais ! On fit donc une vie étrange, faite d’attentions, de baisers délicats, mais de ces baisers qui sont ceux d’adolescents ignorant encore la chair. Allait-on se mettre en ménage ? Allait-on envisager de se marier ? Oui, une fois le projet terminé disait-il, une fois que l’albatros aurait fait son premier vol.

Ce jour fatidique, je lui glissai une note d’encouragement avec un « je t’aime, reviens moi en vie » en bas de la page. Il la serra, et m’embrassa pour la première fois comme un homme et non plus comme un enfant. Il me serra dans ses bras, et me fit la promesse de revenir avec l’avion. Je lui souris avec tendresse. Je l’aimais, ce serait mon époux. J’étais à lui, corps et âme.

J’ai aidé à la manœuvre pour sortir l’avion. Je l’ai aidé à monter à bord. J’ai couru après l’albatros au décollage. Je l’ai admiré dans ses acrobaties. Je l’ai vu se poser à la perfection. Je me suis effondré en le voyant être extirpé du cockpit, les yeux grands ouverts. Il était parti heureux... Mais je crois que je fus la seule à remarquer qu’il serrait un bout de papier entre ses doigts, mon bout de papier qu’il maintenait fermement dans sa main, jusque dans la mort. Il était mort en me disant qu’il m’aimait, il s’en était allé en pensant à moi, en conservant avec lui ce message pourtant anodin, ordinaire entre gens qui s’aiment.

J’ai appris à piloter. Nous avons traversé l’océan ensemble. J’ai été la première femme à faire ce voyage en solitaire. J’ai fait d’innombrables heures de vol avec l’albatros de mon bien aimé. A chaque démarrage du moteur, j’ai saisi le petit papier qu’il a serré entre ses doigts, et je l’ai glissé avec les cartes. J’ai toujours portée son casque en cuir et ses lunettes. J’ai gardé sur mon cœur notre unique photographie. Père m’a appris, sur son lit de mort, que Johann lui avait demandé ma main ce matin là, et qu’il lui avait accordé, en attendant de me demander mon avis. Il m’aurait demandé ? J’aurais été la jeune femme la plus heureuse qui soit. Je t’aimais Johann, je t’aime encore. Je suis bien vieille à présent, mais je pense encore souvent à toi. Quand on m’interroge sur les pionniers de l’aviation, ton prénom me vient à l’esprit, et je parle de toi avec passion. J’ai été mariée trois fois, trois échecs cuisants, car aucun n’avait ta grâce, ton cœur, ta passion, ton ampleur. J’ai eu des enfants, mais ils ne sont pas de toi. Je les aime, mais j’aurais aimé qu’ils portent ton nom et qu’ils soient de ton sang. Ainsi va la vie paraît-il...

Aucun commentaire: