14 juin 2010

Sensation étrange

Je n'ai qu'une demande aujourd'hui: mettez la musique de la vidéo pendant la lecture... Par avance, merci.

Je ne sais pas trop comment l’on peut qualifier certaines sensations personnelles. Généralement, on apprécie de coller des mots sur des impressions et des sentiments, de manière à pouvoir les partager. Seulement, il arrive des instants où l’émotion étouffe littéralement l’emphase, où la larme ou la boule au ventre remplace tout propos incongru. Celui qui n’a pas vécu ce genre d’émotion n’a tout simplement pas vécu tout court. Il n’a pas ressenti l’essentiel de l’existence, ce moment où l’indescriptible nous envahit, car c’est le moment même où notre nature humaine s’exprime réellement : au-delà de tout mot, au-delà de tout langage intelligible.

Dimanche, j’ai remis les pieds dans une pièce où je n’étais pas allé depuis pas mal de temps. C’est un atelier, une cave aménagée pour entreposer du matériel. Pour beaucoup, ce n’est qu’un nid à poussière, un lieu où l’on les gens ont travaillés, versés de la sueur et parfois des larmes d’épuisement. C’est aussi une atmosphère où seul le travail semblait être autorisé. Pourtant, c’est ici que j’ai appris la valeur des choses, l’essentiel dans l’existence, la règle élémentaire de toute vie : aimer. Je pense au mot aimer dans sa part la plus noble, l’amour que l’on donne à ses proches, celui qui nous pousse à nous dépasser, celui qui exhorte à ne pas céder à l’abattement ou à la fatigue accumulée. Cet atelier, cette grande cave, c’est celle où mon père a commencé à travailler en France, celle de feu son ancien patron, son second père, l’homme que j’aurais aimé appeler dignement papi.

C’est comme redécouvrir un lieu pourtant connu. Plus d’une fois, je me suis baissé à la lucarne pour saisir des barres de fer d’un échafaudage, fait glisser des planches de chêne, trimbalé des pots de peinture et des seaux. Plus d’une fois, j’ai senti l’odeur caractéristique de l’huile de lin et des solvants, et cela m’a pris aux tripes d’y remettre les pieds. J’ai caressé les murs bruts de pierre, j’ai lissé les établis du bout des doigts. Chaque outil à sa place, chaque vis dans la boîte correspondante ; là, un marteau pendu là où il faut ; ici, un diamant à couper le verre soigneusement rangé dans une petite boîte de carton jauni par le temps. Et puis, dans un coin, des documents, des listes, des souvenirs laissés là, le passé marqué au stylo plume sur des carnets à souche pour fiche de paie. 1600 Francs. Avril 1973. Un retour en arrière, des souvenirs qui saisissent à la gorge mon père qui ne dit mot, et qui simplement saisit quelques limes, quelques clous, une taloche, un couteau à enduire ; Juste pour ne pas perdre ces derniers bouts de ce passé vécu avec un homme humble, ordinaire, immense. Son patron. Son ami. Presque son père.

Son fils nous a invités à prendre ce que l’on désirait. Pourquoi ? Parce qu’il ne sait que faire de ces souvenirs, d’une existence qui n’est pas la sienne, d’outils dont il n’aura que faire. Il a déjà pris les photographies dans la maison qui va être vendue. Il a déjà emmené les plus importants souvenirs de son enfance, de ce père décédé, et de cette mère qui aujourd’hui survit plus qu’elle ne vit à cause d’Alzheimer. Et nous, deux étrangers par le sang et par le nom, des membres de la famille par le cœur, nous avons évoqués sont souvenir, la mémoire de Jacques, Jacques l’artisan, l’ami, le père, le courageux, le méticuleux. J’ai appris en quelques mots plus sur les relations entre mon père et lui qu’en deux décennies de conscience de mon environnement. J’ai entendu mon père citer un évènement anodin, un quotidien assis dans une estafette blanche que j’ai moi-même connue. Jacques achetait le France-soir, et, une fois lu, le tendait à mon père pour l’inciter à lire. Le lendemain, il lui demandait ce qu’il avait compris, quels mots il n’avait pas saisi. C’est avec lui que mon père a appris à lire, et qu’aujourd’hui il navigue dans les journaux et les livres qu’il affectionne.

On a pris une perceuse, un rabot électrique. Ils ont servis à construire des vies, ils serviront peut-être à en construire d’autres. Ces outils, ce furet, cette brosse à laquer, cette cale à poncer, ils parcourront plein de murs, lisseront des fenêtres en bois, nettoieront des parquets usés par le temps. Ils feront revivre le geste, la main calleuse et authentique d’un homme que j’ai profondément aimé et respecté. J’ai aidé son fils à ouvrir le store du garage ; on a levés les caisses, les seaux, et entassés le tout dans le coffre de la voiture. J’ai revu, en regardant le jardin, sa corpulente masse courageuse s’avancer vers nous, les lunettes vissées sur le nez. Son sourire me manque, ses paroles franches et sincères aussi. Il parlait avec passion du passé, se souvenait, autour d’une tasse de café, des charbonniers à Paris, son Paris à lui, celui d’après-guerre. Ils évoquaient, mon père et lui, ces clients aujourd’hui disparus, ces moments de rigolade avec des femmes, des hommes, souvent partis à tout jamais. Ils étaient proches comme peu de gens, ils se vouvoyaient avec respect, alors qu’ils ont passés plus de temps ensemble qu’avec leurs épouses.

On a fermés le garage, fermés le portail. Je suis monté dans la voiture, et, sans un mot, on est partis. Dernier regard sur une maison qui bientôt sera vendue à des inconnus. Ils ne sentiront pas ces vies passées dedans. Ils ne ressentiront aucune émotion en descendant à la cave. Ils verront un endroit un peu moins plein, juste un petit peu, parce qu’on ne peut pas emmener quatre décennies de souvenirs dans une voiture ni dans une camionnette. On n’emmène que ce qu’on peut de matériel, et ça ne pèse rien face aux tonnes que pèsent nos larmes quand elles perlent de nos yeux. J’ai pleuré quand il est mort. J’ai pleuré comme un gosse quand je l’ai vu dans l’église. Je l’ai longuement pleuré le soir même, brûlé à l’âme par la perte de quelqu’un que j’aimerai à tout jamais. Je passerai devant cette maison en éprouvant toujours ce même pincement au cœur, celui qu’on a quand on aime quelqu’un qui est parti.

Pour moi, ce fut un peu comme le voir partir une seconde fois. Pourtant, et c’est là que la magie opère… Rentrés à la maison, mon père et moi avons rangés ce petit trésor. Il a souri, m’a montré les outils, m’a parlé d’eux avec passion, se souvenant des endroits où ils furent utilisés. Il a ri en se rappelant du coup du marteau sur les doigts, de la peinture qui coule sur la nuque quand le rouleau était mal égoutté. Il n’a pas pleuré, il n’a pas soupiré. Il n’était pas triste, il était heureux d’avoir sa part de Jacques, sa petite minute de nostalgie, d’un passé difficile devenu présent heureux.

A vous, monsieur Jacques.

Merci.

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