23 avril 2010

Horreur

Je l’ai déjà dit maintes fois, j’aime à jouer avec les ambiances, comme d’autres jouent avec les teintes pour leurs peintures. Manipuler les mots, c’est un plaisir que je perpétue chaque jour que je le peux, et, je l’espère, pour votre plaisir. Ainsi, imaginer des scènes de joies est aussi délicat que de mettre au point une atmosphère pesante, voire terrifiante. La compétence de l’auteur est alors de ne pas surcharger, de jeter les grandes lignes, de sorte à ce que le lecteur puisse construire par lui-même ses propres émotions. Contrairement au cinéma, qui nous impose un point de vue, l’écriture, elle, supporte facilement le jeu des non-dits. Ne montrez pas, suggérez, envisagez, et celui qui se noiera dans vos mots sera ému, inquiet, oppressé, ou alors ravi, enjoué, la larme à l’œil pour la scène de fin qui se doit d’être, paraît-il, douce et heureuse. Et la douce amertume ? Et la fin triste, affreuse et lourde de sens ? Pourquoi se cantonner d’être le colporteur des clichés littéraires tels que « le héros ne peut pas mourir », ou bien « l’idiot peut mourir, le génie peut souffrir, mais le simplet doit survivre » ?

A mon tour de m’essayer à un genre très particulier, celui de la peur. J’ai déjà fait quelques tentatives, plus ou moins réussies, plus ou moins intéressantes, mais globalement insuffisamment fortes pour que j’en sois satisfait. C’est pourquoi je remets le couvert.

Ps : A votre goût, vous pouvez, ou non, écouter en simultané la musique de la vidéo placée en bas de cet article. Pour ma part, je m’en suis servi comme support pour m’aider à construire ce petit texte.

Ils disent tous la même chose, ils fuient tous la réalité. Pourtant, elle est on ne peut plus simple à appréhender : c’est bientôt le néant. A vivre cloîtrés, armés, prêts à défendre ce qu’il reste de vivant dans notre humanité, nous ne sommes plus que des bêtes sauvages qui se battent pour un territoire. Les pires instincts nous guident, et nous ne prêtons même plus attention à celui ou celle qui tombe et qui meurt. C’est tout juste si nous daignons leur donner une sépulture décente, c’est dire à quel point nous sommes tombés bas. Vêtus plus souvent d’uniformes que de tenues décontractées, nous existons au rythme des sirènes qui mentionnent les roulements des quarts de garde. Ce qui fut une ville n’est plus que ruines, et notre habitat tient bien plus du camp retranché que de maisons paisibles où il fait bon vivre. Nous cohabitons dans des salles communes, avec la vermine et les rats que nous massacrons de peur de la contamination. Même les enfants, ou ceux qu’il reste sont habitués à dormir près d’armes à feu. Les plus jeunes sont déjà si marqués qu’ils ne sont plus effrayés par la mort et les cris des blessés. C’est si surréaliste de voir un enfant jouer avec une petite voiture, alors que juste à côté de lui, un adulte agonise en remuant atrocement. Le gosse se tenait là, à quelques centimètres de cette énième victime, juste à la bonne distance pour qu’il ne puisse pas être touché par le mourant.

Ce qui est acquis, c’est que nous vivons, tout le reste peut être détruit en un éclair. A présent, le ciel est constamment grisé par les fumées des quartiers en flammes, il n’y a pour ainsi dire plus de bruit animal. Les oiseaux ont disparu, les cours d’eau sont si pollués qu’y tomber vous mène à une mort lente, douloureuse, et certaine. Le simple fait de boire est devenu un luxe, et ce que nous buvons a systématiquement la saveur du chlore saturé, et du plomb dont on ne se débarrasse jamais vraiment. Brossez vous les dents, lavez vous quand vous le pouvez, et ce goût de plomb, cette pesanteur restera malgré tout. J’ai vu des gens se gratter jusqu’au sang en espérant enlever l’odeur de la mort, la puanteur extrême des humeurs mêlées. On en a attachés pour les empêcher de se mutiler, ou de blesser les autres. On en a même passés par les armes, car ils avaient passés la dernière barrière mentale possible. Et on dit que l’on survit ? Nous sommes des fauves, des monstres impitoyables qui luttent sans même plus comprendre pourquoi.

Les rôles et la notion de hiérarchie pour chacun ne sont plus qu’illusions. Chacun doit savoir se défendre, se servir d’une arme, connaître les premiers soins, se nourrir, se cacher, fuir, foncer et affronter. L’adolescent est déjà un soldat aguerri, la mère de famille est ici une guerrière prête à tout pour sauver ses enfants. J’ai déjà combattu à côté de ces gens, et croyez moi, adulte, enfant, aucune différence, une balle tue indifféremment, d’où qu’elle vienne, qui que ce soit qui la reçoit. Parfois, il arrive que des groupes errants fassent une halte chez « nous », demandant à troquer divers biens contre un peu de repos et de nourriture. Ils ont tous le même regard vide, ils sont tous marqués par la pollution, la peau brûlée, des cicatrices infâmes sur le corps, certains sont même en train de mourir sur pieds. Ils le savent, ils sont d’une lucidité effrayante, à croire que ce sont ceux qui arpentent la zone qui ont raison. Nous sommes lâches de croire à un futur meilleur, eux, ils sont là, au contact du présent, tellement au contact qu’ils en meurent. J’ai vu un type qui se marquait l’avant bras au fer rouge à chaque mort qu’il avait eu à faire. Il disait que c’était sa rédemption que de souffrir pour avoir donné la mort. Lui aussi est mort, il s’est affaissé, s’est mis à vomir, puis à saigner, jusqu’à s’étouffer. Cancer foudroyant… diagnostic à la con pour dire qu’il a été irradié jusqu’à l’os, et que ça l’a rongé de l’intérieur.

Il y a toujours de ces cinglés, de ces prédicateurs qui parlent d’un renouveau de l’humanité, d’un sauvetage divin. Ils sont prêts à tout pour nous faire avaler des discours sur la fraternité et l’amour de son prochain. Et c’est l’amour du prochain qui a déclenché ces fléaux ? C’est la fraternité qui a déterminé les premiers incidents nucléaires ? C’est l’envie de paix qui a mené à user de bombes sales ? Tout est irradié, tout est si pollué que la nature produit des abominations. Les plantes sont bizarres, des animaux naissent tarés, et on préconise l’avortement aux femmes restées trop longtemps en zone. C’est immonde que de devoir préconiser la mort plutôt que la vie, c’est infâme que de devoir choisir entre faire vivre un enfant malformé, ou de le tuer avant qu’il n’arrive à terme. De toute façon, les femmes sont rarement enceintes, et nombre d’entres elles sont probablement stériles après le désastre. J’ai les mains qui tremblent, le cœur qui bat à l’idée que j’ai eu à aider des « médecins » pour pratiquer de tels actes. Il m’arrive de ne pas en dormir des nuits durant.

Regarder le ciel, c’est un peu regarder le fond d’une poubelle. Les explosions, les représailles, toutes ces détonations atomiques ont levées un tel nuage de poussière qu’il n’y a plus de soleil. Eté, hiver, il fait toujours froid, humide, qui amène son lot de calamités comme les pluies acides, la neige lourde qui s’est gorgée du plomb utilisé pour éteindre les incendies nucléaires. C’était une des idées pour tenter d’empêcher les réactions de fission : inonder de plombe et de métaux lourds pour circonscrire ces foyers infâmes. Foutues bombes sales : ces malades avaient réinventés Tchernobyl, mais à l’usage du terrorisme. Et nous voilà à nous déclarer la guerre, accusant l’autre de la responsabilité du début des hostilités. Ce fut réglé en quelques secondes, notre sort fut scellé sans qu’on n’eut connaissance de qui a commencé. Qu’importe, nous payons tous le prix fort. Parfois, je rêve du bleu du ciel, je le revois dans les livres ou les magazines sauvés des ruines.

On s’entretue pour survivre. L’autorité n’existe plus, les gouvernants ayant survécus étant les premières victimes des pogromes de vengeance. Ce fut terrible, tout ce sang sur le pavé pour rien, en pure perte. Aujourd’hui, ceux qui sont devenus fous à cause de la guerre sont des loups en liberté, des animaux dévorant les hommes. Des hommes mangeant des hommes, une ironie toute Shakespearienne. Et de temps en temps, c’est l’affrontement, le massacre entre ceux qui vivent de pillages, et ceux qui tentent de réorganiser un semblant de civilisation. On voit parfois des avions survoler les zones anéanties, mais bien vite ils filent sans laisser d’autres traces que celles des traînées derrière leurs réacteurs. Un jour un drapeau, le lendemain un autre, voire même des symboles inconnus de tous. Que se passe-t-il ailleurs ? Aucune idée, rien, pas de radio, pas de télévision, pas même de tentatives pour nous contacter. Tous les canaux sont muets. On a bien envisagé de fuir, mais vers où ? Les différentes directions mènent soit vers les sites des explosions, zones infranchissables de radiations telles que même les plus résistants y meurent en quelques heures, soit vers des régions où règnent des groupes de pillards puissamment armés. Traverser est du suicide, surtout avec des non combattants. Va-t-on laisser les enfants et les impotents derrière nous pour survivre ? Est-ce notre extrême désaveu de notre humanité ?

J’ai remarqué que ma peau est tachée. Je suppose que ces maladies irradiées commencent, elles aussi, à trouver amusant de n’être plus tout à fait ce qu’elles étaient. Certains disent qu’ils ont expérimentés des virus de combat, que nous ne sommes qu’un essai, et que nous mourrons soit des radiations, soit des maladies mutantes. Pour ma part, je dois cumuler les deux tant je me sens las et usé de l’intérieur. Pourtant, je tiens mon poste, respectant à la lettre les consignes. Assis derrière un monceau de débris, nous sommes deux, faisant le guet pour contrôler une route qui mène à notre quartier. Des heures de veille, de jour comme de nuit, observant les bâtiments vides et silencieux, dans l’attente d’un éventuel assaut, ou du passage d’une de ces bestioles bizarres qui commencent à sortir de la zone. La seule chose que je demande au destin, c’est de mourir vite. Je n’ai pas eu le courage de me supprimer, alors faites que je ne sois pas un supplicié, un de ces pauvres type qui souffrent, des heures durant, gueulant leur terreur, leur horreur de survivre, avant de crever, foudroyé par l’intensité de la douleur.

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