30 mars 2009

Mon oncle

Je suis revenu de Croatie hier soir. Merci à celles et ceux qui sont venus jeter un oeil ici en mon absence... voici ce que j'ai ressenti, je tenais à le partager avec les gens qui comptent.

Merci à vous tous, mes amis.

Si je devais résumer mon passage en Croatie, ce serait sûrement avec des mots tristes et des tournures de phrases formant un masque de douleur plus que de sourire. J’ignore s’il existe une belle façon de décrire quelqu’un que l’on aime et que l’on voit souffrir, mais à tout choisir je pourrais alors prendre le parti de raconter son histoire, ce qu’il est, ce qu’il ressent, et ce que je crois déceler quand ses yeux se plissent sans qu’une larme se forme au coin de l’œil. Toi mon oncle qui souffre sur un lit d’hôpital, toi qui as si souvent caché tes douleurs, je me dois de parler de toi comme je pourrais parler d’un dieu, en tout cas de ceux que j’aime à honorer.

Tu es né le 19 février 1966 dans un tout petit village de Croatie nommé Hrastovec. Est-ce un destin enviable que de grandir dans un monde où le confort et l’enfance n’ont que peu de place ? Loin de la ville, loin de ses frasques mais aussi de ses avantages, tu as pris ta place près de ma mère plus comme un fils que comme un frère. Tu auras tout vu de l’humanité, sa dureté, sa force mais aussi sa décadence et sa violence. Pauvres, vous l’étiez dans le sens où qu’un fruit représentait un trésor et que la viande était une richesse dominicale, de celles que l’on s’offre en se privant. Qui suis-je pour t’expliquer la rudesse de grandir avec l’alcoolisme comme oubli pour ton père, et les travaux de la ferme comme compagnie journalière ? Tu as arpenté ces vignes non par jeu mais par obligation, et lorsque ton père est mort c’est le mien qui est devenu une référence pour toi. Tu as alors grandi dans l’espoir de devenir un homme indépendant et fort, ce que tu es devenu mais dans le pire des côtés, celui de la solitude qui taraude chaque jour et qui n’invite pas à rentrer chez soi.

Comment puis-je décrire ce que je n’ai pas vu ? Mes parents se sont mis à parler de ce passé qui m’étais inconnu ou presque, cette adolescence en quête de travail introuvable, de ces heures passées dans des petits boulots sans perspective, et puis de cet engagement volontaire pour défendre ta patrie. Souvent on décrit les anciens combattants comme des gens aigris et déçus par le comportement de la nation, toi tu ne t’es jamais plaint d’avoir pris les armes pour elle, au contraire même tu as toujours montré le masque de l’homme simple ayant fait le bon choix. Volontaire de la première heure nous avons retrouvés des photographies de toi en uniforme avec les hommes ayant marchés du même pas. C’est étrange comment une photo peut parler plus que n’importe quelle phrase ! Barbu, hirsute, la tenue camouflage dépareillée, tu ressembles plus à ces paramilitaires volontaires pour les coins les plus pourris, ces suicidaires (ou supposés comme tels) qui se lancent à l’assaut les mains vides ou presque. En fouillant plus avant nous avons également retrouvés un livre parlant de tes combats, ces villages défendus avec ardeur au prix fort, et ces victoires et revers dont tu n’as jamais dit mot : Pakrac, Lipik et j’en passe, tu y étais… Qu’as-tu vu de si atroce pour que tes yeux bleus soient si tristes parfois ? D’après le livre la bataille de Pakrac a vu des orages de feu : 3000 obus de tout calibres tombant chaque jour sur vous, un armement constitué de saisies et d’équipements hors d’âge, et surtout cette volonté de ne pas céder. On te voit rire au milieu de cette troupe, on t’y voit « vivre »… ou peut-être simplement exorciser la peur de mourir. Quel est ce choix infâme qui est de tuer pour être libre ? Pourquoi ? Que de questions qui ne méritent d’être posés qu’à des adolescents apprenant la philosophie, pas à ceux qui se sont battus pour une idée.

Ensuite tu es revenu chez toi, sans avenir, sans changement dans ton destin. Revoici la campagne rude et désolée, les fermes de gens simples et pauvres, l’eau courante rêvée qui n’arrive toujours pas, et cette grange qui s’effondre faute de moyens. Jamais tu n’as accepté de tendre la main pour te faire aider, jamais tu n’as accepté l’idée de pouvoir être quelqu’un d’assisté. Pourtant, lorsque ta mère est partie en maison de retraite, tu as dû sacrifier ce qu’il te restait de liberté, d’avenir en choisissant de financer, vaille que vaille, une partie des frais. Est-ce là que tes derniers sourires ont sombrés dans le néant ? Lorsque nous avons ouverts ta porte nous nous sommes rendus compte à quel point tu étais naufragé volontaire. Plus de lessive, tu rachetais des vêtements au fur et à mesure de tes besoins, nostalgique au point de garder des documents aussi vieux qu’inutiles, et puis cette absence de cuisine à la maison. Tu mangeais où tu le pouvais, tu vivais sur le terrain au point que ton refuge ne l’était plus vraiment. Comment as-tu survécu aux rigueurs de l’hiver continental ? Il faisait froid et humide, les meubles branlants s’effondraient sous le poids des ans, de la poussière et de la moisissure en formation. Que de choses nous avons brûlés, au point d’en avoir les larmes aux yeux. Que ceux qui veulent te juger supportent un peu cette existence, où l’honneur t’impose de ne pas accepter de main tendue mais où la fatigue, l’usure et la tristesse t’ont menés à l’alcool pour l’oubli et au travail de force pour te fatiguer l’esprit. Qu’aurais-je fait si j’avais su tout cela avant ? Rien, tu n’aurais pas choisi de te montrer « faible »… Je te connais puisque tu me ressembles tant !

Et là, dans une enveloppe décachetée, voilà des diplômes, des preuves de ton courage, tes choix de vie, ce permis de construire pour rebâtir ta maison mais que tu n’as pas pu mettre en œuvre, cette liasse de facturettes remontant à tes études de carrossier, puis ces décorations pour faits d’armes. Tu as tellement donné aux autres sans recevoir, n’était-ce pas une rédemption pour la mort que tu as côtoyé et probablement donné ? Je ne t’ai jamais entendu avoir le moindre propos haineux pour qui que ce soit, même pour tes ennemis d’alors. Aurais-je eu ce pardon que je n’ai toujours pas pour certains ? Tu agis comme un ange, une violette me l’a confirmé… mais l’ange peut trépasser comme les démons peuvent périr, et là tu es sur ce lit, à scruter le plafond comme l’on pourrait scruter les étoiles en quête de réponses. Je disais plus haut que tu tiens à mon père comme s’il était le tien, rien n’est plus vrai tant tu as pleuré, toi ce colosse silencieux et songeur quand nous avons dû te quitter. Hier, tu as demandé à ta sœur non comment elle allait, mais comment nous, éloignés de toi, en route pour la France, nous allions.

Tu n’as pas dormi des mois durant. Des nuits sans sommeil, faites de cauchemars et de l’obligation de dormir une arme au pied du lit. J’ai appris énormément de ma grand-mère qui, peu à peu, libère son âme à elle. Pesante, douloureuse, son cœur raconte aussi le destin d’une famille saignée, blessée, mais vaillante. Imaginez devoir soulager votre enfant, votre chair, qui, malgré le fait d’être adulte, cherche vos bras pour se soulager après une terreur nocturne. Songez donc à la peur que vous auriez au ventre si votre fils était annoncé des semaines durant comme au front, parfois porté disparu, et qui revient sans crier gare, sale, ivre mort, mais bien en vie. J’ai entendu un nombre incroyable d’anecdotes durant cette semaine : celle où, au moment de repartir au front deux policiers se sont présentés au bistrot du village pour provoquer les soldats, et de cette grenade au plâtre balancée derrière leur voiture pour leur faire peur… ou bien ces caisses de munitions volées à gauche à droite pour se battre malgré tout, de ces chansons braillées à tue tête pour se redonner du courage…

Et puis moi, qui me souviens du regard plein de rêves brisés, mais réchauffé par les souvenirs ardents de la fraternité, de l’amitié, de la famille. Je me souviens et vois différemment ce passage dans un bar où nous sommes allés nous détendre. Je lui ai offert un verre, mis une pièce dans le juke-box. Tu as chanté cet air autant patriotique que nationaliste, et fièrement tu m’as dit que tu aimais ton pays. Pourquoi ne t’es tu pas aimé plus que cela ? Je connais cette violence intérieure qui te fait dire que tu n’es bon qu’à aider sans vraiment partager, je sais à quel point il faut se renier parfois pour avancer, mais ne recule plus, ne tombe pas. Je serai là, vaille que vaille, car tu es mon oncle, un être cher, trop cher pour que je te laisse partir ainsi.

Trente neuf années de vies, d’autres à venir j’espère. Reviens parmi nous, malgré le handicap qui te guette, malgré la faiblesse du désir de vivre qui est sûrement ton pire ennemi. Je t’aime mon oncle, je pense à toi.

En anglais, l'historique des débuts de la 104ème brigade

2 commentaires:

Thoraval a dit…

Meilleurs voeux de rétablissement pour ton oncle Joseph. Et pour commenter tes trois derniers textes, même celui de l'urgence du départ; tu sais maintenant pourquoi tu écris tous tes textes inlassablement. Comprends mon propos, Ami.

JeFaisPeurALaFoule a dit…

Je le comprends autant que tu comprends ce qu'il est par ta propre expérience.

Merci d'être mon ami, et j'apprécie ton commentaire, car il est l'histoire même de ma plume: raconter, inlassablement, ce qu'est l'existence en ce qu'elle a de plus beau et de plus sombre à la fois.