04 février 2009

Celui qui fut pour moi un mentor

Il arrive que les sujets que j’aborde soient légers, drôles ou tout au contraire durs, politiquement incorrects voire triste. Ce soir je prends la plume pour exprimer ce que les mots à l’oral n’arrivent pas à décrire, ces sentiments qui restent en travers de la gorge parce qu’ils sont plus douloureux que tout. Parler, c’est pourtant ce qui s’avère le plus indispensable des modes de communication, la meilleure alternative pour se libérer le cœur... et pourtant ! Combien restent stoïques, combien étouffent leurs larmes et leurs cris sous le mauvais prétexte de la dignité ? Les joues humides ne sont pas plus un signe de faiblesse que de faire preuve de tendres pensées pour les gens que l’on aime. Mais c’est ainsi : nous nous fermons, nous ravalons nos propos afin d’avoir l’air solides.

Il est né il y a de cela quatre-vingts ans passé, il aura vécu en ce monde et j’aurais passé quelques années de manière plus ou moins proche de lui. Si c’est un flot de souvenirs qui me submerge c’est avant tout parce que je lui dois énormément. Aussi loin que je me souvienne il est là, quelque part dans le paysage, comme on pourrait l’attendre d’un proche, de quelqu’un qu’on assimile plus à la famille qu’à l’entourage amical. Raconter ces trente dernières années c’est raconter l’histoire de ma famille, expliquer, soulager ma conscience et dire comment il fut essentiel à mon propre avenir. Lorsque mes parents arrivèrent en France il fut le premier (et finalement) dernier employeur de mon père alors qu’il ne parlait pas un mot de français. Accepter cela c’était déjà un acte de foi, une manière de dire « je suis tolérant, fais tes preuves ».

Ai-je le droit de parler de sa vie avant moi, avant ma famille, avant ce « nous » qu’il affectionnait comme une seconde famille ? Ce que j’en sais c’est le peu qu’il en dit : un frère décédé au front à quelques jours de la capitulation de 1945, une obligation de quitter le foyer pour survivre et se nourrir, le boulot de peintre en lettres chez un oncle tout sauf généreux, l’épargne au bord de la disette pour s’acheter un chez soi et ouvrir sa propre entreprise. L’après guerre, sa première voiture pour remplacer la charrette à bras, sa fierté de pouvoir emménager dans une maison achetée habitée en viager, et ce passé qui parle de difficultés tournées comme étant « normales ». Et dire que ces morveux avec leurs consoles et leurs vêtements hors de prix se plaignent. Rien qu’en y songeant j’en suis malade.

Durant des années il fut donc pour ma famille un soutien, un « grand père » qui sut accepter bien des travers dont l’alcoolisme latent de mon géniteur. C’était ainsi : il fallait travailler, advienne que pourra, de sept heures trente le matin à six heures le soir, et ce six jours sur sept. Que nos 35 heures sont loin de cette réalité là... quoi qu’il en soit une relation étrange s’est formé entre ma famille et la sienne. Cela allait bien au-delà du patron à l’ouvrier car l’un et l’autre s’aidaient mutuellement, parce que c’était comme ça, parce que la solidarité avait un sens. Quand mon grand frère est décédé et que la dive bouteille s’est emparée de mon père tout patron aurait finalement baissé les bras et aurait licencié l’ouvrier, mais pas lui. Que de mots ils durent avoir à ce sujet, que de problèmes ma mère a dû vivre pendant cette époque. Pourtant il fut encore et toujours là, quoi qu’il arrive.

Le temps passa, l’âge aussi. Mon frère et moi grandîmes avec cette ombre bienveillante, cette image du patron qui donne plus que le salaire. Lorsque je fus en âge de travailler et qu’il partit à la retraite je pus le côtoyer de manière quasi quotidienne. Nous habitions encore dans un HLM sans possibilité de ranger le matériel, et lorsque mon père prit le relais comme entrepreneur cet homme de cœur nous laissa la possibilité de stocker le matériel dans son entrepôt sans payer un centime. Ainsi ce fut le pied à l’étrier, le soutien de celui qui avait foi en la transmission du savoir faire, et il le fit savoir. Sa clientèle devint nôtre, sa réputation, bref il nous offrit bien plus que des outils et une camionnette. Avec le recul je me rends compte à quel point la situation fut étrange : mon père prenait sa place au volant de l’utilitaire et moi je remplaçai mon père comme passager. Passage de témoin ? Allez savoir, pour ma part je garde simplement l’image de ces lunettes vissées sur son nez et de son inusable sourire.

Puis peu à peu chacun put se détacher de l’autre, non par choix mais par la vie quotidienne. On avance tous à notre rythme et le sien ne fut guère celui de la tranquillité. Nous aspirons tous à une retraite paisible et méritée mais le sort choisit de s’acharner, de ne lui laisser aucun répit. Son épouse est frappée de la maladie d’Alzheimer. Comment choisir entre garder avec soi celle que l’on aime et qui devient intellectuellement impotente ou la placer dans une institution ? Douze années, douze longues années à vivre ainsi, inquiet, sans cesse au petit soin, sans liberté de vivre ou de respirer. Ce fut à ce moment qu’on le vit s’user, lentement mais sûrement, les rides prenant le pas sur l’aspect légèrement joufflu de son visage. Ses yeux parlaient pour lui : de l’amour mêlé à la tristesse de l’impuissance, la frustration de ne pas pouvoir faire quoi que ce soit pour la libérer de cette dégradation inexorable de son mental. Jamais il ne se plaint, pas un mot ne sortit de lui pour exprimer la normale lassitude qui dut sûrement l’étreindre. Je me souviens seulement de ces regards tristes au bord des larmes quand elle fut près de nous, incapable de nous reconnaître ou agissant de manière désorganisée et illogique. Non monsieur, vous n’étiez pas responsable, nous comprenions, nous étions vos proches, vos amis, vos intimes.

Jamais il n’accepta l’idée de placer sa femme, jamais il n’aurait toléré cette solution quoi qu’il puisse se passer. C’est d’ailleurs pour cela qu’il accepta d’être opéré de la hanche. Il refusait de devenir trop handicapé pour s’occuper de son grand amour, il ne pouvait tolérer de lui-même de la voir s’en aller ailleurs que chez elle. Pourtant l’opération eut raison de lui : il s’est assoupi hier pour jamais se réveiller. Au moment même où je badinais avec des collègues lui s’en fut à jamais. Est-il parti soulagé, libre ? Je l’ignore et je ne le saurai jamais je pense, mais ce que je sais c’est qu’il représente une belle tranche d’humanité, une tranche de ma vie, de celle de ma famille, l’homme qui fut un autre grand père à sa manière : calme, serein, décidé, fier et honnête.

D’ici peu nous devrons sûrement vider ce que nous avons laissé comme matériel dans son entrepôt. Depuis des années la question revenait comme une plaisanterie : mon père n’avait pas besoin de ces choses restées là-bas et lui n’en avait plus l’usage. M’imaginer descendre par cette trappe métallique, ouvrir la petite porte, puis ensuite déambuler dans le sous-sol aménagé avec les pierres à nue, vais-je y parvenir sans verser une larme ? Je connais cette demeure comme si elle était mienne, j’en connais le moindre recoin pour y avoir souvent passé le week-end soit pour aider à la mettre en état, soit simplement parce que c’était leur plaisir à eux de bricoler ensemble.

Monsieur, vous me manquez déjà et vous me manquerez longtemps encore. Merci n’est jamais assez bon pour dire la gratitude que je ressens, tout comme aucun mot ne saurait vous dire à quel point je suis triste que vous soyez parti sans que j’aie égoïstement eu le temps de vous dire adieu. La vie n’est pas juste sans aucun doute, mais elle l’a été un peu plus que d’habitude... grâce à vous.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Je prends tes textes à rebours, comme à chaque fois, après une absence de lecture. Là, je vais être sérieux. Je pense que ce texte est un bel hommage et que la vie de cete homme ne fut pas inutile, puisque, toi, devenu homme aussi, porte cet émouvant témoignage. Et, secondement, regarde l'aspect positif de ton écrit, tu sais déjà quel est ton héritage en ce monde: toute la beauté de l'espoir que cet homme t'a donné. Pense à cela parfois quand tu décris cette humanité avec ton trait acide. Je ne fais pas de morale, pas à toi, et ce n'est pas mon genre. Mais sois clément, de temps en temps, en te disant que dans cette foule anonyme que tu croise et décrit si bien, il y a sans doute une belle âme avec des lunettes greffées sur un nez et un sourire inusable.
Mes condoléances sincères.

JeFaisPeurALaFoule a dit…

Aimer sincèrement un homme me fait parfois songer que l'humanité peut créer de belles choses. J'ose de temps en temps espérer qu'ils sont plus nombreux que les imbéciles destructeurs qui sont notre lot quotidien. Ignorant les rites religieux je me contenterai de déclarer ceci: ami, sois protégé par celui en qui tu croyais, ami sois assuré que s'il y a un paradis il a été créé pour toi.

Et merci Thoraval, ami de coeur, ami pour longtemps encore je l'espère.