26 décembre 2008

Faire son bourgeois

Serait-ce l’embonpoint naturel que je traîne depuis des années, ou bien l’improbable plaisir coupable que j’ai éprouvé durant les festivités de Noël qui me ferait douter de ma qualité de fils de prolétaire ? En effet, loin de l’aspect un peu beauf et suranné que l’on peut prêter au cérémonial du sapin, je me suis pris à savourer la tablée ainsi que le sourire un brin ringard que chacun arbora au moment de la remise du paquet emmailloté. Qu’on me pende, qu’on m’étripe en place publique, j’embourgeoise tandis que la bourse elle se charge de déboiser les bourgeois déjà en place. A croire que la conjoncture morose serait favorable aux cyniques de mon espèce !

Oh je dis ça avec un côté provocateur que chacun me connaît, toutefois cette maladie du bourgeois n’est pas si prétendue que réelle. Tenez, si la connexion Internet ne fonctionne pas je suis capable de pester et de mêler à mon discours courtois des insultes propres à faire pâlir un charretier. Sans rire, le mélange entre culture pointue et éducation prolétaire donne franchement un mélange explosif hésitant entre embrasement spontané et subtile destruction patiente de la cible. De là à dire qu’une personnalité double se serait créée au sein de ma boîte à neurones il n’y aurait qu’un pas que j’ose franchir avec une certaine fierté. Alors, côté introspection je peux y aller de ma petite phrase : je suis un dingue cultivé ! Etrange analyse, d’autant qu’un dingue se doit d’être raffiné, un Hannibal Lecter que l’on peut inviter sans frémir à une table de grand restaurant. On ne tolère plus les bouchers, on repousse les meurtriers sans revendication sociale, et le psychotique n’a la cote que dans les écoles de médecine. Franchement, éliminer une énorme part des névroses très bourgeoises que sont l’angoisse de la pauvreté et la frayeur du manque de reconnaissance, n’est-ce pas là le signal d’un déclin d’une classe pourtant prospère ?

On s’éloigne du sujet me susurre mon censeur insatisfait de ma sérénade suintante de considérations sensibles (essayez donc de dire cette phrase sans bafouiller que je rigole !). Non pauvre fat ! Au contraire même ! La bourgeoisie ne se repère que parce qu’elle se boursoufle de fierté mal placée, parce qu’elle ne prend jamais part à quelque revendication autre que sa préservation, et donc qu’elle ne tolère pas les écarts de morale telles que les déviances psychologiques ou psychiatriques propres aux prolétaires. Alors moi qui tangue entre le pointu de l’esprit étriqué indispensable au bien paraître en société, et l’arrogance râleuse au poing brandi d’un tiers état colérique, me voilà donc assis entre deux systèmes qui n’ont pour vocation que l’affrontement ou l’exploitation du plus riche au détriment du plus nombreux. C’est pénible d’autant que le conflit intérieur mené par ces deux entités m’amène aux débats les plus imbéciles. Tenez, pour revenir ma tablée de Noël : costume ou pas costume ? Le bourgeois ensommeillé m’invite poliment à me parer de mes plus beaux atours pour honorer la famille, honorer le dieu consommation et ainsi faire jouer la machine à laver et le pressing en cas d’accident culinaire. Le prolo lui me lance avec fureur qu’il n’y a pas de raison de s’endimancher comme un pingouin et que somme toute si ma famille n’apprécie pas ma tenue c’est qu’elle s’inquiète que de broutilles. Vous me faites suer, laissez moi me préoccuper non du superflu mais que de l’essentiel !

Alors faire son bourgeois a ses avantages indéniables : on vous sert avec obséquiosité dans les restaurants, on vous gratifie d’un sourire poli et insistant dans les commerces, et le geste de sortir une carte bleue qui dit « oui » avec facilité semble délier la langue des vendeurs les plus malpolis qui soient. Tels des vautours ils vous encerclent alors, se font humbles et prêts à tout pour vous refiler leur dernier frigo en stock (celui dont personne ne veut) et qui se doit d’être « une super affaire à ne pas rater ! ». J’oublie également l’attitude souriante et même parfois complaisante de certains membres de la maréchaussée qui doivent confondre souplesse face à la sanction et passer la brosse à reluire sur le dos des bons contribuables. Et dire que ces mêmes agents de la force publique me vouaient une haine farouche lorsque j’errais paisiblement avec mes amis, ceci pour la simple et malfaisante raison qu’ils n’avaient ni la dégaine du fils de riche ni la couleur de peau dite « réglementaire ». Alors, satisfaisante la vie du bourgeois ? Parfois elle se fait pénible : se plier à des codes de moralité aussi hypocrites que jamais respectés mais systématiquement revendiqués, obligation de respect pour une hiérarchie plus pétrie d’incompétence que d’efficacité, sans rire la vie du petit bourgeois se doit d’être frustrante pour être réussie. Et là mon sang bouillonne, le démon de la grande gueule remonte comme les remugles d’un lendemain de fête trop arrosée : « Mais gueule bordel ! » s’insurge la conscience trop longtemps étouffée par la bienséance. « Envoie les se faire … ! » ajoute-t-elle avec véhémence tout en me tortillant les intestins qui n’avaient pourtant à rien à se reprocher.

Je bascule donc vers l’anarchiste convaincu, le braillard à l’étendard claquant au vent… puis tout à coup le confort du sofa, l’agréable sensation d’être chez soi, à l’abri des drames du monde et des hommes se fait sentir. Je suis donc là, assis, les fesses vissées à un fauteuil dont le nombre de réglages fait passer un siège de voiture pour une cagette de marché. C’est ainsi, la colère aussi légitime qu’elle soit se laisse souvent soudoyer par la facile décontraction et à la trop aisée fin des revendications au profit de la quiétude si durement acquise. Peut-être aurais-je dû grandir dans la soie, alors mes gueulantes auraient elles prises une autre route que celle d’être instantanément brisées par ma propre flemme. Honteux ? Qui peut me dire à quand remonte sa dernière véritable manifestation de colère contre le système si honni (soi-disant) ? Allons, un peu d’honnêteté : ceux qui me lisent sont comme moi après tout : des petits bourgeois bien heureux de pouvoir savourer la chaleur d’un radiateur… Que nous sommes veules et lâches n’est-ce pas ?

Là je m’en veux un peu, je vomis ma haine misanthrope contre tout ce qui vit, comme si j’étais l’archétype du dégonflé à grande gueule, la caricature de ce que fait l’Homme quand il se croit capable de réflexion. Hélas, difficile de nier l’évidence : chacun a ses travers, ses lâchetés plus ou moins bien assumées, et au bout de la route seul le trou arrive à nous mettre tous d’accords. Un jour, qui sait, nous serons peut-être amenés à réfléchir à notre sort individuel. Faites que je ne sois pas le plus lâche du lot, j’en serais franchement contrit et même déçu !

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