28 septembre 2018

Volutes bleues

Il existe des lieux qui ne sont jamais réellement éclairés, des recoins où la pénombre domine à tout jamais, où les gens désirent justement se fondre dans l’obscurité pour savourer tout autre chose que les lumières de la ville. Lui, c’était l’exemple même de ceux qui hantent ces lieux, tant par son allure que par son attitude. Physiquement, c’était un type efflanqué, les joues légèrement creusées, à l’œil vif et à la chevelure rasée. Sa peau d’ébène accentuait encore un peu plus cet aspect en lame de sabre, tandis que son costume rayé lui faisait une sorte de fourreau à la fois élégant et un rien menaçant. Les yeux rentrés dans les orbites malgré son jeune âge apparent, les lèvres charnues, le nez un peu trop proéminant, tout se mêlait pour qu’il soit reconnaissable, mais avec une forme d’équilibre idéal rendant ses traits aussi charmants qu’inquiétants. L’œil noir, vif, roulant derrière de très fines paupières, il se délectait de ce lieu comme le chat savourant la chaleur d’une taie d’oreiller. Il avait en permanence une cigarette entre les lèvres, tige blanche sans filtre dont il tirait lentement la fumée âcre et dense dont il expulsait les méfaits ondulant à travers ses narines dans un sifflement sonore. Il n’y avait guère qu’au moment où il rentrait dans la lumière qu’il daignait abandonner le tabac au profit de son cuivre favori.

La boite de jazz était basse de plafond, un rectangle hésitant entre le confort des lumières tamisées et l’inconfort de l’obscurité rendant les déplacements difficiles. On pouvait autant se lover dans des canapés placés très bas, que s’asseoir sur des chaises aux assises et dossiers de velours rouge autour d’une table ronde. Les cigares et les cigarettes projetaient une brume perpétuelle à l’odeur caractéristique, et chacun profitait de cette forme de camouflage pour redevenir, l’espace de quelques heures, un anonyme. En ces temps où la couleur de peau pouvait être une tare, il n’y avait plus ni blanc ni noir, il n’y avait que les alcools forts, le tabac et surtout la musique. Chacun prenait sa part, mais dès que la musique démarrait sur la petite scène légèrement surélevée, le silence se faisait, et les artistes d’un soir laissaient les croches, les rythmes syncopés et les vraies fausses-notes volontaires prendre possession des sens des auditeurs. Certains suivaient d’un œil tendre et épaté les acrobaties des musiciens, tandis que d’autres fermaient les yeux et s’enivraient à la fontaine des nappes et des accords pressant les sons jusqu’à en tirer l’essence ultime.

Lui, c’était un saxophoniste, le type qui avait commencé comme un anonyme dans un big-band, pour ensuite s’affranchir de la tutelle du chef d’orchestre et devenir la star à part entière. Son génie de l’improvisation, son goût pour l’invention, tout concourrait à faire de ses morceaux des pièces uniques et improbables. Quand d’autres rejouaient les mêmes partitions comme des litanies confortables, lui prenait souvent le pari de compter sur ses camarades pour le suivre, et ainsi, à chaque nouvelle nuit passée au club, recomposer et reforger de nouvelles élucubrations. De son saxophone il savait autant tirer des miaulements de chatte caressante, que les cris sauvages d’un lion rugissant sur la savane. Dessinateur, métreur maniaque, obsédé par les rythmes qu’il savait aller de la lenteur d’un blues jusqu’aux saccades rapides du swing, il avait toujours ce temps d’avance sur tous les autres. Alors, on lui pardonnait plus facilement ses excès, ses sautes d’humeur, sa tendance à abuser de toutes les choses bonnes ou mauvaises, tout en lui reconnaissant aussi une vraie humanité.

Et ce soir-là, il attendait le bon moment, celui où il devait entrer en scène. Dans la vie, l’alcool et même la drogue se mêlaient de son quotidien, mais là, la nuit, avant de poser le pied sur sa piste, son champ de bataille, sa conquête perpétuelle, il parvenait à se présenter sobre et l’esprit clair, voire même l’âme éclairée avec des idées se bousculant pour se déposer sur ses prochaines créations. Les mains dans les poches, il ne sortait ses doigts que pour saisir son mégot et l’écraser dans un cendrier. Entretemps, il méditait, planté dans la pénombre, à deux pas à peine se ses camarades qui eux s’amusaient, riaient et buvaient souvent plus que de raison. Curieuse inversion des genres. Quand eux rentraient et reprenaient une vie presque normale, lui s’envolait dans l’artificiel de l’ivresse et de la défonce. Il n’avait pas besoin de cela pour vaincre le trac, il n’avait jamais le trac d’ailleurs, car en fait il jouait pour lui-même, pour son propre plaisir, sans se préoccuper du jugement des autres. Il jouait, il créait, et ce plaisir de donner un corps et une essence à ses fantasmes était payé, alors que demander de plus ?

C’était à eux. Il monta sur scène, salua vaguement les spectateurs qui répondirent chaudement pour les habitués, sans vraie attention pour les nouveaux, et avec curiosité pour les néophytes de son style. Il pendit son instrument à son cou, puis posa ses lèvres sur le bec. Le souffle se fit d’abord léger, comme une caresse glissant sur les reins d’une de ses maîtresses. Ensuite, il fit jouer ses doigts et ses poumons pour se lancer sur un rythme plus rapide, plus acrobatique, pour enfin prendre totalement le pas sur sa section. Tous le suivirent, et l’on put voir les gens debout se mettre à se trémousser, ceux assis hésiter à se lever tant il faisait en sorte de les entraîner, et ceux vautrés dans les canapés battre des mains et se pencher pour mieux voir la scène. Il possédait l’assemblée, il les envoûtait, il les avait en son pouvoir absolu.

Le rythme bascula, un roulement de batterie fit comme un freinage surprenant d’une Buick, et son saxophone imita le grognement des freins, le sifflement des pneus sur le bitume, et chacun put voir les volutes bleutées de l’échappement, les nuages blanchis par la gomme brûlée, et même ressentir l’espace d’un instant l’odeur si particulière de l’essence mêlée d’huile qui se consume. Il ferma les yeux, relança le V8 musical, la contrebasse racontant le frémissement de l’air qui siffle au passage des poteaux dans le paysage, tandis que la percussion, elle, narrait la boite de vitesse cliquetant à chaque changement de rapport. Ils voyageaient avec un chauffeur exalté, le tout au son d’un orchestre passionné et parfaitement à l’unisson. C’était le jazz sous toutes ses formes, c’était la création, l’improvisation totale, un coup d’œil pour confirmer un changement, une petite ondulation du corps pour définir une tonalité… Tout dans l’observation, rien sur un papier, tout dans l’âme et les doigts…

Alors, quand enfin la nuit fut terminée, la Buick devint concrète. D’un bleu azur un rien passé, aux chromes souillés par la boue de l’hiver, la voiture était garée juste derrière la boite, dans une impasse dépourvue d’éclairage. L’étroitesse de la voie était autant liée par l’impression de verticalité de ces immeubles tirant sur le noir de suie, que par les alignements des escaliers de secours. En contrebas, les grandes poubelles à roulettes disputaient l’espace restant aux amoncellements de sacs poubelle et aux entassements de cageots à bouteilles empilés sans ordre. Ils sortirent tous sous une pluie fine, froide et pénétrante. Leurs chaussures parfaitement cirées vinrent marquer les restes de neige de la nuit, et chacun produisait son petit nuage blanchâtre à chaque expiration. Le froid était mordant, piquant les joues et les mains échauffées par l’atmosphère et l’ambiance du club. Le batteur s’empressa d’ouvrir la berline et de faire tourner le moteur pour que le chauffage daigne prendre ses aises dans l’habitacle. Pendant ce temps, les trois autres musiciens enchaînèrent les cigarettes tout en se frottant les mains pour tenter de se réchauffer. Derrière la lourde porte donnant sur l’arrière-boutique du club, il y avait encore des clients, une chanteuse miaulant délicatement un air déjà éculé par ses passages à la radio, et les effluves de cuisine, d’alcool et de tabac parvenaient à se frayer un chemin vers le monde réel.

Le saxophoniste, engoncé dans un pardessus trop grand pour lui, tressaillait à chaque courant d’air. Pourtant, loin d’être incommodé, il avait le sourire. Il avait refait le monde à son idée, réécrit une nouvelle page du jazz, une page volatile, sans trace, sans enregistrement si ce n’est dans les mémoires de ses comparses et des clients qui, l’espace d’une nuit, ont été confrontés au génie d’un petit groupe de créateurs aussi fous qu’enthousiastes.

Le conducteur fit signe à ses amis de monter, et la voiture s’élança lentement sur le bitume plus gris de la boue neigeuse que véritablement noir. Les pneus crissèrent sur les croûtes de glace, des pans de poudreuse glissèrent des tôles plates de la longue voiture, et l’on put entendre le bruit du cliquetis du clignotant quand le véhicule tourna sur la droite pour s’engager sur l’avenue encore déserte. Il était trop tôt pour tout le monde. Le quidam dormait encore, le groupe allait dormir, et lui, ce musicien, attendait avec impatience de rejoindre son antre pour prendre quelques heures de sommeil avant de repartir dans un monde irréel, fondé sur ses addictions et son imagination incontrôlable. Il posa sa tête contre la vitre de la portière, il eut un sourire de satisfaction, puis s’assoupit, apaisé, en sentant la chaleur qui commençait enfin à perler des aérations de la voiture. Le bercement du gros moteur, l’atmosphère, la fatigue, tout le fit glisser inexorablement vers le sommeil… Des rêves musicaux, des rêves syncopés, des rêves embrumés par les volutes bleutées de cette voiture et de sa sempiternelle cigarette.





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