27 septembre 2018

Trône

J’étais assis là, interrogeant les murs du regard, comme si cet alignement de portraits de mes aïeux pouvait me donner une réponse à mes questions intérieures. Tous avaient eu une vie bien remplie, et tous avaient laissé une trace dans la grande histoire. J’étais le dernier portrait qui manquait sur ces murailles de pierre nue, et mes traits se fondraient un jour parmi ceux qui m’ont précédé. Tous avaient une légende, ou tout du moins beaucoup se sont empressés d’en forger une, quitte à tordre la réalité à leur bénéfice. En observant ces traits figés par la peinture, je pus rapprocher les faits et légendes, tout en me demandant si, un jour, quelqu’un me regarderait ainsi saisi pour l’éternité en me replaçant dans ma réalité. Mes yeux glissaient, s’arrêtant sur cet aïeul considéré comme un génocidaire, sur un autre estimé et respecté comme un bienfaiteur, et juste entre les deux sur un personnage aussi terne par son caractère que sa toile l’était sur mon mur.

J’ai passé ma main sur mon menton que je n’avais pas rasé des jours durant. Rester constamment sur le qui-vive, se préoccuper de tout sans jamais prendre le moindre repos, tel avait été mon sort depuis des semaines, et les ultimes décisions se jouaient là, à quelques pas de ma demeure. J’entendais le bruit de la foule s’agitant, le cliquetis des armes qu’on manipule pour défendre notre honneur, et parfois des cris et des larmes se mêlaient à ce bourdonnement informe et effrayant. Les mains jointes comme pour prier, je me suis mis à me sonder, à me comparer à ces illustres personnages, tout en me demandant où était la part de mythe, et où commençait la vérité. Petit, mon tuteur m’avait seriné les actes héroïques, les lieux, les batailles, les intrigues, en m’assénant constamment qu’un jour où l’autre cela me serait très utile. Au moment ultime, à cette extrémité, je me suis alors mis à rire sachant qu’aucune de ces fadaises ne m’était désormais nécessaire. Untel avait gagné par la ruse ? Quelle ruse sachant que nous étions cernés ! Un autre était tombé et avait tout de même vaincu grâce à son fils ? Mal lui en fasse, ce rejeton se révélant être un despote hystérique qui a fini trahi par sa famille et assassiné par sa femme. L’ironie des lignées certainement…

Mon trône, cet objet symbolique et inconfortable, cet assemblage de bois ouvragé me sembla soudain trop grand pour moi, et à la fois trop petit pour mon corps. J’avais une responsabilité monstrueuse, celle de n’avoir pas voulu céder face aux royaumes nous entourant. J’avais bien compris que d’une manière ou d’une autre ce trône serait ensanglanté par mes décisions, mais de là à le voir se nourrir du sacrifice du peuple tout entier, jamais je ne me le serais figuré. On avait négocié, on s’était égaré en palabres, tandis que mon ennemi ourdissait son complot et préparait son invasion. J’avais été aveuglé par la diplomatie, enivré par ma supposée influence sur mes voisins, et finalement tous avaient fait le choix de m’abandonner à mon sort de peur d’être eux-mêmes envahis. Des lâches ? Non, des régnants lucides se préoccupant de leur propre survie. Et moi, au milieu de ce jeu de dupe, j’avais donc perdu un temps précieux à refuser l’affrontement.

Je faisais payer un trop lourd tribut à mon peuple. Par centaines, par milliers, les conscrits périssaient sous les flèches et sous le fer de l’assaillant. Chaque jour, le territoire se réduisait, et sur un large carte tracée sur un lourd tissu, je me devais de revoir les frontières. Ici, un coin était passé sous le joug de l’envahisseur, là on se battait encore, mais la chute était proche. Et, pas à pas, heure après heure, le cercle se refermait sur moi, sur cette immense bâtisse reprenant son rôle initial de fortin. Des années durant, ce château avait été tout au plus un symbole de pouvoir plus qu’un lieu dévolu à une extrême limite. Ce soir, après une journée entière de siège, il était le dernier bastion, la dernière muraille entre les réfugiés dans la basse-cour et mon adversaire. J’entendais les cris, les harangues. Je sentais l’odeur de la poix enflammée et de l’huile qu’on chauffait pour la déverser par les mâchicoulis. Je pouvais toucher le froid de mon épée, sentir la dureté des têtes de flèches, le contact râpeux des tuniques en cuir.

Je me suis levé et fait quelques pas. Par l’une des ouvertures de ma tour donnant sur la vallée, j’ai pu voir les nuages de fumée s’élevant des villages incendiés, tout comme les alignements des troupes s’amassant tout autour de mon château. Je l’ai vu, ce prince orgueilleux et fourbe, ce conquérant prêt à tout pour m’abattre. Il trônait fièrement sur son cheval, allant et venant, donnant des consignes, ceci bien entendu hors de portée de tout archer tirant de chez moi. Il forgeait sa légende, car chacun se souviendrait qu’il était là, au plus près de la bataille, sans pour autant prendre le moindre risque direct. Après tout, lui aussi avait les mêmes problèmes de mémoire que moi, à lui aussi on avait inculqué qu’il fallait se battre, prospérer, conquérir, et que telle était le destin de l’héritier placé sur le trône. Tout ceci était grotesque, inutilement barbare et violent. On s’entretuait au pied des murailles, on s’empalait dans un capharnaüm insensé, et l’on hurlait sa douleur en attendant la mort.

Je me suis senti pathétique en voyant sortir de mes murs des hommes vaillants, courageux et déterminés qui allaient tous à une mort certaine. Qu’avais-je de mieux qu’eux ? Mon sang ? Mes titres ? Le fait qu’on m’avait décrété roi là où, probablement, beaucoup d’entre eux n’aurait pas été pire que moi ? C’était absurde. Je me suis alors décidé, je me suis fait aider pour enfiler mon armure, mon heaume, puis je me suis aligné parmi mes braves. L’épée dans une main, le bouclier dans l’autre, je me suis placé face à la grande porte, dernier rempart entre nous et nos assaillants. Nous allions mourir, j’allais nécessairement périr d’une manière ou d’une autre, mais je refusais d’admettre que ma légende serait celle d’un couard réfugié dans son donjon, finalement assassiné dans sa propre chambre. Autant tomber avec les autres, l’arme en main, fier, sans reproche, sans lâcheté.

J’ai fait ouvrir la porte. Nombre de mes soldats m’ont demandé de renoncer à ce suicide. J’ai souri. J’ai senti en eux quelque chose qui se trouvait au-delà de la déférence en égard à mon rang. J’ai senti cette fierté de ne pas partir seuls, d’être avec leur roi, de se battre pour quelqu’un de courageux, prêt à tout pour les défendre. Alors, d’un signe de la main, j’ai indiqué à un homme de faire jouer l’énorme poutre retenant les deux battants, puis j’ai hurlé « A l’assaut ! ». Ils ont tous répondu par un hurlement tonitruant, et nous nous sommes engouffrés au pas de charge dans la mêlée. Dès ce portail franchi, ce fut l’anarchie la plus complète. On s’est jeté sur nous, j’ai reçu des coups de masse sur le corps, le heaume, j’ai été poussé, bousculé… J’ai vu des hommes déchirés par les lames, transpercés par des carreaux d’arbalète…

« Et vous avez perdu Sire ? » Me demanda mon petit-fils assis sur mes genoux. J’ai souri. J’avais désormais le visage flétri par le temps et les blessures, j’avais encore à la joue cette balafre qui, parfois me faisait souffrir comme pour que je n’oublie jamais ce jour. « Non mon petit, je n’ai pas perdu, nous avons gagné ». Je me devais de lui enseigner qu’une victoire s’obtenait par le nombre, le peuple et la foi qu’il place dans son roi. Nous n’avions pas vaincu parce que j’avais tiré l’épée de son fourreau, mais parce que le peuple tout entier s’était alors élevé, qu’il s’était dressé, fier, et qu’il avait sauvé son château et son dirigeant. Je leur devais plus qu’ils ne me devaient, je leur devais la vie, le pouvoir, et après cette bataille, un respect inconditionnel. J’avais une dette impossible à régler. Alors, quand mon fils est né, je me suis empressé de rompre cette éducation basée sur la haine et l’ambition. Je lui ai appris qu’un bon roi est un homme magnanime, qui a le mot justice comme devise, qu’il se doit de décider non pour lui-même mais pour son peuple en premier lieu. Il a malheureusement été emporté par la maladie… Il aurait fait un grand roi je pense, mais il m’a laissé un héritier mâle, un petit bonhomme très intelligent, spirituel, attentif et, je l’espère, qui sera un jour un roi capable de forger sa légende par ses bienfaits et non ses batailles…

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