26 septembre 2018

Des règles à suivre

Ils apprenaient des règles comme on apprend des mantras. On leur faisait inlassablement répéter ces mêmes phrases, car chaque mot avait son importance. Ils devaient les retenir, être capable de les réciter sans se tromper, car chacun savait que la survie dépendait de chacune de ces règles. Alors, avant même de commencer l’école, les enfants se tenaient debout et en chœur récitaient leur leçon avec à chaque fois une exigence inflexible de la part de leurs professeurs. « Encore une fois », ces mots pouvaient tomber deux, trois, quatre fois si nécessaire jusqu’à ce que chacun puisse ânonner les règles immuables et vitales sans une seule erreur. Du haut de leurs six à dix ans, les enfants ne comprenaient pas forcément le sens de tous les mots, pas plus qu’ils ne saisissaient forcément dans leur entièreté les enjeux qu’on leur inculquait. C’était ainsi, ils avaient non pas un destin, mais un devoir de survie, et cette survie passait par le respect strict de ce code martial.

« Reste à couvert, sois invisible »
Ces quelques mots, d’abord obscurs, devenaient réalité quand il fallait sortir et traverser les zones meurtries par la guerre. On ne jouait jamais dehors, les parcs n’étaient que ruines et cratères, et les seuls espaces dévolus aux enfants étaient de véritables dortoirs. Les rares jouets rescapés des combats étaient protégés comme des trésors qu’on se transmettait de classe en classe. Ainsi, une peluche restait le temps d’un an entre les mains d’un enfant, pour ensuite être remis à son cadet l’année suivante. On cessait de jouer dès qu’on apprenait ce qu’était vraiment le « dehors », au-delà des sas et des portes blindées, à l’extérieur des bunkers souterrains et des égouts. La nature, c’est à travers les livres, les vidéos et les photographies que les enfants les découvraient, et les adultes en parlaient avec une forme de nostalgie triste et résignée. Il n’y avait là, juste au-dessus de leurs têtes, qu’un champ de ruines, que des cendres et des corps. On s’y battait, inlassablement, on luttait pour la survie et une hypothétique victoire. Après ? Il n’y avait personne pour en parler ou en rêver, car personne ne croyait vraiment à un « après ». Alors, on enfonçait dans les têtes malléables des enfants qu’il était vital de savoir se fondre dans les ruines, de devenir des fantômes, de ne jamais se mettre à découvert sous peine de mourir très rapidement.

« Suis toujours l’adulte qui commande, obéis à ses ordres sans discuter »
Très tôt, les enfants devaient apprendre à se déplacer avec les adultes. Les bunkers étaient une cible de choix, et les fuir une obligation courante. Alors, la discipline d’obéissance était inculquée aux enfants comme aux adultes, et les décisions individuelles bannies voire même sévèrement punies. Il en allait de la survie des communautés. On n’errait pas dehors, on ne flânait pas, on s’y déplaçait que par obligation. Souvent, les plus courageux, les plus robustes parmi les enfants servaient de courriers, parce qu’ils pouvaient se cacher plus facilement, tout en étant aussi rapides que les adultes dans les ruines. Au milieu des gravats et des bâtiments affaissés, une grande taille n’est pas un avantage. On piochait parmi les volontaires, et ceux-ci étaient alors spécifiquement entraînés et emmenés en haut. Ce choix n’avait rien d’agréable, c’était un sacerdoce terrible, car la plupart mouraient tués par l’ennemi, ou revenaient blessés, intoxiqués ou irradiés. Les adultes se maudissaient pour cela, mais que pouvaient-ils faire ? Ils étaient déjà si peu nombreux que prendre un adulte pour autre chose que le combat aurait été un gâchis de ressource.

« N’oublie jamais ton masque »
C’était ainsi. La guerre avait tout réduit à néant, et l’air, l’eau, le sol, tout était saturé de polluants divers. L’air était souvent toxique, l’eau impropre à la consommation, quant à envisager de planter quoi que ce soit dans ce sol devenu noir à force de défoliation et de radiations… Les adultes, pour la plupart, ne mettaient un masque que dans les zones les plus dangereuses, tandis que les enfants, eux, se devaient de toujours en porter un jusqu’à leur majorité. On espérait ainsi leur donner une petite chance de ne pas mourir prématurément d’un cancer ou d’un empoisonnement. Aucune méthode, aucune atrocité n’avait été exclue ou refusée pendant les combats : bombes atomiques, défoliation chimique, gaz de combat, tout avait été bon pour s’exterminer. Et là, dehors, ce qu’on appelait une forêt n’était qu’un alignement morbide de troncs noircis par les flammes, ou putréfiés après contact d’un agent chimique corrosif. Jadis agréable, vivante, une forêt représentait désormais une zone terriblement dangereuse où les troncs pouvaient choir à la moindre bourrasque, et où un silence terrifiant avait pris la place des sonorités de la nature. C’est pour toutes ces raisons qu’on avait alors ajouté

« N’entre jamais dans une forêt sauf si tu n’as pas d’autre choix ».
« Ne consomme que l’eau que tu transportes dans ta gourde »
« Ne te nourris que de tes rations »
« Ne prends jamais quoi que ce soit du dehors pour l’emmener au-dedans »
« Tu n’es à l’abri qu’au-dedans »

Tous les enfants vivaient, tôt ou tard, la mort d’un proche. Entre les combats incessants, les tentatives de destruction des abris par l’ennemi, la famine, la pollution et les maladies, l’espérance de vie n’était alors plus qu’une vue de l’esprit. Les combattants, quand ils prenaient les escaliers pour rejoindre la surface, priaient systématiquement pour leur âme avant d’émerger sur le terrain. Les plus aguerris étaient surnommés les zombis, car tous portaient sur leurs traits les horreurs des batailles qui se jouaient des dizaines de mètres au-dessus. Ils avaient ce teint cireux faute de lumière, ces yeux jaunis à cause de l’inexorable empoisonnement de leur sang, et bien souvent une toux tenace qu’aucun médecin n’aurait su réellement soigner. Tous se savaient condamnés à brève échéance, et pour la plupart ils choisissaient de mourir en se battant plutôt que de devenir, à terme, une charge pour ceux du dessous. On apprenait alors d’autres phrases à ces enfants rapidement orphelins.

« Ne pleure pas les morts, tu n’en as pas le temps »
« Honore les morts en ne les oubliant jamais »
« Salue ceux qui partent, salue ceux qui ne reviendront jamais »

Et enfin, la phrase, l’ultime mantra, l’ultime règle à ne jamais violer, c’était un propos aussi terrifiant qu’indispensable…
« Ne fais confiance à personne. Ne crois que ceux que tu connais, méfie-toi de tous les autres ».
La règle était claire, sans ambiguïté. On ne devait pas faire confiance aux « autres », à ceux pouvant venir de l’extérieur. La Machine avait appris à fabriquer non plus des machines, mais bien des êtres à l’apparence humaine, à l’intonation si parfaite qu’on eut cru parler à des hommes et non à des robots. Alors, après de nombreux désastres, cette règle, atroce pour ceux qui fuyaient les combats, vitale pour les réfugiés des bunkers, s’était imposée à tous. Ainsi, on disait aux enfants de ne jamais ouvrir la porte sans de nombreux adultes armés à proximité. Sait-on jamais, celui qui suppliait qu’on l’aide pouvait être un nouveau terminator, une nouvelle apparence pour un cyborg destructeur…

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