13 mai 2015

Elégance d'un froufrou qui glisse

Par le regard séduit d'un homme ordinaire, il passe énormément de choses pour lesquelles les mots sont superflus. On peut les analyser comme retorses, pleines d'envies et de désirs charnels, ou plus simplement alanguis par l'envie d'aimer l'autre. Cette dernière proposition est forcément celle que nul ne prend en compte, car elle mettrait en défaut toute théorie associant le mâle à des sentiments plus nobles. On le voit prédateur, ambitieux et dépourvu d'émotion, alors qu'il est tout à fait probable que derrière ces deux prunelles scrutant une femme se cache un sentiment aussi intense qu'impossible à faire taire. Ah, cet amour qui s'épanche par la vue, qui se tait par les lèvres, et qui se noie dans les yeux de l'autre!

Bien sûr qu'on peut croire que l'homme amoureux a une vue malsaine. Bien évidemment, on lui fera porter le fardeau d'être un de ces millions d'autres hommes plus attirés par le péché que par le cœur. Il est encore plus entendu que s'il se déclare ouvertement, on le prendra pour un romantique ridicule, ou pire que tout pour un idiot candide qui n'a pas saisi que l'autre le repousse en lui tournant le dos. Alors, il se tait, il la voit passer, il lui sourit, il lui dit juste un bonjour gêné parce qu'il ignore tout d'elle, ou parce qu'il ne sait pas comment lui faire saisir que son cœur est prisonnier. L'amoureux, l'ordinaire et sincère pauvre type qui n'a ni talent de plume, ni le physique conquérant des gravures de mode temporaire, ce gars classique, pourquoi est-il rangé parmi les profils obscènes et stupides qu'on nous vend à la pelle? Monsieur Personne, monsieur rien du tout, monsieur toi ou moi en somme.

Et il la voit, radieuse en apparence, songeuse en réalité, possiblement pensive et égarée entre l'envie de ne plus être seule, de ne pas vouloir de mec fixe pour ne pas s'engager trop vite, le désir de vivre encore un peu non comme une mère poule mais comme un papillon libre et virevoltant… Que voit-il? Il ne sait ni lire ni décrire ce qu'il aperçoit. Elle est fermée à son observation, intouchable, belle comme une peinture derrière la vitre blindée d'un musée, telle une Joconde absolue qui aurait enfin du charme. Elle ne désire pas paraître ainsi, elle ne se voit pas comme une porte fermée, et d'ailleurs certains vont jusqu'à lui reprocher l'outrance de ses tenues ou de son attitude faussement délurée. Elle veut vivre, tranquille et heureuse, elle n'ambitionne rien d'autre que d'être aimée et respectée telle qu'elle est. Et lui, ce pauvre type, il est là, il s'interroge, il voudrait lui dire plein de choses, mais les mots ne viennent pas, ou ils semblent si ridicules et surannés qu'il se garde bien de dire quoi que ce soit.

Alors, penaud, un peu triste, juste ce qu'il faut de déception de sa propre lâcheté dans le cœur, il passe son chemin et fait mine de n'avoir rien à dire. Et elle, que fait-elle? Elle le remarque, mais elle se demande à son tour si c'est lui qui s'en va parce qu'elle ne l'intéresse pas. Elle se dit qu'il est peut-être celui qui conviendrait. Il n'est ni absolument beau, ni parfaitement laid, il apparaît avec ses défauts, son physique ni ingrat ni idéal, tel qu'il est, brut et ordinaire. Pourtant, il a ce petit truc qui semble indispensable à ses yeux, sans qu'elle sache vraiment pourquoi. Mais lui a tourné les talons, elle a aimé sentir son regard sur elle, parce que pendant un instant trop fugace, elle a senti qu'il était caressant, tendre, pétri par les sentiments les plus nobles, et pas animal et dépourvu de tendresse. Elle voudrait bien qu'ils soient seuls, qu'ils parlent, qu'ils se présentent, qu'ils se découvrent, mais il a tourné les talons, il s'en va, et même s'il semble lamentable avec ses épaules qui tombent un peu, même s'il hausse les épaules comme s'il était dépité, il a quelque-chose qui lui accroche le regard. Mais comment l'aborder? Etre une femme, ça veut dire rester discrète, ne pas aborder brutalement les hommes, se garder d'être trop "facile", alors qu'elle voudrait bien se rapprocher, le saluer, lui dire qu'elle lui trouve un charme que les autres n'ont pas.

Et ils se croisent, s'écartent et se rapprochent, tanguent et refluent comme le font les algues qui viennent s'échouer sur la plage un lendemain de tempête. Ils se connaissent parce qu'on les a présentés, ils se parlent, se chamaillent, se taquinent, mais ils ne peuvent pas franchir ce pas, aller au-delà des convenances et des attentes des autres. On ne les juge pas compatibles, et quand l'un ou l'autre s'en ouvre à un proche, ce dernier trouve le moyen de s'en mêler et de poser un jugement lapidaire qui dit "non, pas lui", ou encore "elle ne te va pas". Ils ne sont ni méchants ni jaloux, juste aveugles et sourds aux sentiments. Ils se pensent experts, alors qu'eux-mêmes ont des regrets, eux aussi ont des souvenirs analogues, eux aussi errent en solitaire dans l'existence, tout en aimant quelqu'un en secret. Alors, ils se disent un peu sottement qu'ils ne veulent pas qu'un ami se blesse, ou qu'une copine finisse comme tant d'autres avec un égocentrique ou un salaud.

Puis, un jour, au hasard d'une discussion ordinaire, anodine même, il ou elle ose enfin. Ils débattent des amis, des copains, des proches, des anonymes, ils se mettent en perspective, et au final l'un des deux cède aux élans de son cœur. Cela sort tout seul sous la forme d'un "tu me plais", anodin, ordinaire, banal même, pour ne pas dire ridicule. Et pourtant, l'autre l'entend comme on entendrait la plus belle des déclarations au cinéma, comme la plus belle scène d'une pièce de théâtre, comme l'indispensable moment de grâce que toute personne attend de l'existence. Que fait l'autre? Il sourit, il rougit même, et répond à voix basse, les mots chevrotent dans la gorge et sortent sous la forme d'un délicieux "tu me plais aussi".

Les amours naissent parce qu'on les laisse vivre. Ils se déclarent, ils ondulent et se renouvellent au rythme de l'existence. On juge, on donne des critères et on censure allègrement toute tentative de tendresse… Et dire que les amours seraient si simples si on les assumait!

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