22 février 2010

La situation est grave

Mais pas désespérée ! Quoi qu’on puisse penser du quotidien morose, voire morbide qui s’égrène au rythme des catastrophes et autres horreurs que l’être humain est tenu de subir, nous avons cette surprenante capacité à rire et nous moquer notre condition. Pourtant, ce n’est ni la vue d’une île dévastée par un tremblement de terre, ou encore l’assassinat sordide d’une jeune femme qui saurait nous faire réagir les zygomatiques, n’est-ce pas ? Alors, qu’est-ce qui est responsable de notre hilarité, de notre capacité à nous moquer de tout, du meilleur comme du pire, ceci sans avoir la moindre trace de remord ou de pitié ?

Le rire est corrosif, il est l’acide verbal qui sait détériorer les réalités pour les rendre risibles et hautement pathétiques. Nous ne vivons que pour mourir, et c’est la durée de vie qui est la seule variable d’ajustement : un tel périra sous les bombes en pleine adolescence sinistre dans un pays quelconque d’Afrique, tel autre cassera sa pipe avec un cancer généralisé du haut de son centenaire bien tassé. Equité ? Justice ? Le lieu et la nationalité de naissance définissent pour beaucoup notre destin individuel, à tel point qu’il nous est quasiment impossible de nous départir de la poisse d’être né là où il ne fallait pas. Et pourtant, le gosse des favelas se marre tout autant que le bourgeois prétentieux d’un Paris ayant chassé ses prolétaires. Pourquoi ? Par quel miracle rigolent-ils avec ironie ?

Oh, nous n’aimons pas trop rire des atrocités, du moins pas de celles qui nous touchent directement. On rit plus difficilement des enfants, du cancer de ses proches, que de la mort d’un inconnu d’une nationalité inconnue dans un avion pourri et mal piloté. Question de standing je suppose… Et dire qu’il n’y a guère de différence entre le type qui claque d’une balle dans le dos dans un braquage, qu’un autre descendu par le même calibre, mais ceci lors d’une escarmouche à Bagdad par exemple. Il ne faut pas se leurrer, rire de cela ne plaît pas, car cela nous amènerait à reconnaître qu’il n’y de valeur pour les choses et les gens que quand nous sommes concernés. Vaste escroquerie morale ! Le rire n’a pas à se tenir tranquille sous la chape de plomb de la bienséance et la vertu (que les gens ont souvent très petite), et d’y coller l’étiquette « vulgaire » pour faire taire l’importun.

Je me complais régulièrement dans le cynisme et le rire malsain. Je ris du champ de mine autant que de la rate de l’accidenté de la route, je me moque avec la même ferveur féroce du dictateur que de celui qui en subit les foudres, car, après, tout nous sommes tôt ou tard confrontés aux mêmes démons, aux mêmes réflexions, aux mêmes débats d’idées. Quelle lâcheté de ne pas rire du passé, de ne pas se moquer de nous-même, de ne pas glousser cruellement des bons mots malsains et malséants des humoristes un rien moins politiquement corrects ! On se cachera d’autant plus la face qu’on a envie d’être bien vus de nos pairs. Tenez, plaisantez des camps, du nazisme, et vous aurez le droit à des remarques hypocrites chargées du « ça ne se fait pas de rire du malheur des autres ». Et le malheur, lui, ne se plait-il pas à se rire de nous, le saligaud ? Riez, ça vous rassurera de votre condition d’humain, ignoble bestiole qui supporte tout et n’importe quoi avec un flegme qui lui est propre.

Et puis, après tout, l’humour, c’est le seul médicament qui ne soit pas à mettre sur une ordonnance, c’est le seul traitement efficace contre la morosité. Laissons donc une place d’honneur au rire, car il est plus aisé de faire la gueule que de se payer une tranche de rigolade. Comme quoi, le rire, ce n’est pas la chose la plus naturelle qui soit, car nous le conditionnons que trop à nos critères culturels. Riez de tout, sachez rire et vous moquer, car c’est déjà une tentative d’analyse, si petite et ridicule qu’elle soit. Hé oui : la chronique humoristique, sous des dehors potaches, peut et se doit de contenir de grandes vérités, un certain déterminisme politique, et aussi de quoi alimenter les conversations. Quand on se moque des dictatures, c’est pour rappeler au monde qu’elles existent et qu’elles permettent aux tortionnaires d’expérimenter et d’améliorer l’art de la torture. Si l’on ose se moquer et critiquer le sort des déportés, c’est peut-être aussi pour dire au monde qu’une responsabilité n’est pas éternelle, et qu’il ne faut pas confondre souvenir et chantage moral. Et, finalement, si l’on rit du cancer, du SIDA, des massacres du Darfour, de la famine en Ethiopie, des SDF, c’est pour que notre inconscient collectif n’oublie pas que nous sommes, en France, des gens assez bien lotis face au monde entier. Rions donc de bon cœur, cela saura peut-être maintenir une forme de réflexion chez les plus bornés et imbéciles d’entres nous.

Rions !

1 commentaire:

Eathanor a dit…

Très bonne chronique, bien rédigée comme souvent, sur laquelle je ne peux que te rejoindre. Le cynisme est un rire de fin gourmet qui, dans nos sociétés occidentales de plus en plus conformistes, est en train de crever, enseveli sous le rire gras des fats et des sots.

Raison de plus pour s'y adonner avec ferveur.