12 juin 2009

Ce que je sais

On présume facilement de l’importance de son malheur, et au final l’on oublie que trop aisément que nous, actuels résidents d’un beau pays en paix et globalement en bon état, nous n’avons pas connus la guerre, la famine, les épurations ethniques, ou l’oppression policière. Quand on vient me lancer que la France est une dictature, c’est pétri par la colère que je m’insurge. A celui qui n’a pas vu une étoile rouge arborer toutes les rues, qui ne connaît la dictature qu’à travers la lorgnette déformante de la télévision, qui n’a pas été à Khe San ou ailleurs, tais toi. Oui, toi le geignard insatisfait, celui qui, comme moi, a le luxe de s’exprimer sur Internet, qui ne doit pas craindre la geôle pour avoir dit ce qu’il pensait, défends tes droits, mais ne dis pas n’importe quoi. La Liberté est un fondement à défendre, pas à utiliser à tort et à travers pour justifier ta propre situation. Pour ceux qui tentent de se réfugier derrière la Foi, je rappelle à toute fin utile une phrase explicite : « Aide toi, et le Ciel t’aidera ». Appliques là, toi l’égocentrique prétentieux.

Mon malheur ? A part peut-être de ne pas être plus intelligent, de devoir sans cesse remettre en question mes connaissances, j’estime être dans la plus enviable des situations : je ne suis ni affamé, ni déporté pour ma couleur de peau, ni opprimé parce que mon Dieu n’est pas celui qui convient au gouvernement en place. La complainte des gens bien logés et bien nourris me fait vomir, ceux qui, en silence, triment pour ne pas finir dans la rue, c’est à eux que l’on devrait prêter une oreille non pas condescendante, mais au contraire attentive et prévenante. Notre société se targue d’être progressiste, d’être socialement acceptable, mais elle a perdu sa foi en l’homme, sa générosité qui est devenue machinale et non naturelle. Suis-je meilleur qu’un autre ? Non, juste un rien mieux loti par le destin, ou quelque chose du genre.

Quand je me penche sur cela, je revois bien des visages. Ces traits sont parfois ridés, d’autres littéralement burinés par les épreuves, ils ont ces regards qui parlent mieux que tous les discours abscons chargés d’atténuer la « peine » qu’ils peuvent exprimer. Qu’ont-ils connus, ces portraits abîmés ? La privation, la solitude, le labeur infernal, l’exil, la guerre parfois, mais toujours la douleur de vivre, et celle pire encore de devoir survivre avec la pesante sensation d’avoir franchi certaines frontières de l’inhumanité. Pourquoi portes-tu tes yeux bleus délavés sur l’horizon ? Pourquoi as-tu tant de cheveux blancs ? Pourquoi ta chair est-elle lézardée par d’anciennes blessures encore trop visibles ? Qui es-tu derrière ce sourire de circonstance ? Souffres-tu du néant, ou du trop plein d’émotions ? Est-ce que tu en parles en dehors de tes excès de boisson ?

Les jugements hâtifs sont légions : le perdant d’une guerre est le mauvais, le gagnant le héros, celui qui a dû se rendre le lâche, celui qui a massacré des villages entiers pour la victoire un héros épique… Et l’humain ? Où est cette mère de famille qui se sacrifie pour nourrir ses enfants ? Mon impuissante révolte me tord parfois les tripes de frustration et d’énervement, tant l’on véhicule des ignominies sur le compte de trop de gens. Tous les Russes n’étaient pas des partisans du communisme, tous les Allemands n’étaient pas des nazis, pas plus que tous les Français furent des collaborateurs. La lâcheté est humaine, mais l’héroïsme l’est aussi. Antithétiques ? Au point d’être les deux faces d’une seule et même pièce de monnaie, les deux personnalités du même être humain, le bien et le mal se révélant tour à tout en chacun de nous.

En Août, comme chaque année, je vais me pencher sur une plaque de marbre noir, un bout de caillou taillé et graver pour préserver le souvenir de gens que j’aime malgré leur disparition de notre monde. Ils sont là, tangibles, toujours chers à mon âme comme peut l’être quelqu’un qu’on aime sincèrement. Fleurir une tombe ? Ce geste est devenu si faux, juste pour être « vu » par les voisins d’allée de cimetière qu’il en est répugnant. Ce qui m’intéresse, c’est de ressentir, poser ma paume sur le nom d’un homme et d’une femme, grands-parents, paysans lettrés ayant vus l’enfer, et qui surent parfois en parler.

Elle : avant la guerre, elle a été de ces paysans appelés par le Reich pour cultiver la terre. Pendant, elle devint ouvrière, parce qu’elle avait voulu fuir, et qu’elle fut reprise par la Gestapo. Par miracle, probablement parce qu’estimée non comme une Slave mais comme native d’une nation « amie », elle fut simplement sanctionnée en devant travailler sans possibilité de retour au pays, mais rémunérée. Que pouvais-je lui dire ? Lui expliquer ? Elle chantait parfois, je m’en souviens nettement malgré les années. Ces chants semblent aujourd’hui datés et politiquement marqués par l’infamie, mais ils portèrent les pas de millions d’hommes partant au front. Elle en a vu, de ces pelotons à qui l’on faisait croire à une victoire finale, elle en a vu, de ces adolescents poussés à tuer par une idéologie qu’ils ne comprenaient pas. Qu’aurait-elle eu à apprendre d’un gosse aussi chanceux que moi ? Elle a entendu le fracas des bombes, aidés au ramassage des morts, perdu des amis, de la famille, des anonymes passés par là avec qui elle avait peut-être tissé des liens. Dans sa bouche, une chanson de marche n’avait rien de fasciste, encore moins de nazi. C’étaient des hymnes au courage, des odes au désespoir de devoir se battre, encore et encore. Après la guerre, ce fut aussi attendre un époux prisonnier, élever des gosses dans la misère, dépendre de l’aide mondiale et des tickets de rationnement, et jamais, non jamais rechigner aux tâches de la ferme.

Vivre, encore et encore.

Lui, c’est une famille disparue dans les tempêtes de l’histoire, une ascendance qui ne connaissait que le père et la mère, de devoir faire le deuil de savoir d’où l’on vient. C’est ensuite revêtir l’uniforme, croire que le service militaire sera normal, juste pour savoir tenir un fusil et se dire « je suis devenu un homme ». C’est aussi un jour ordinaire, un de ces jours que l’on hait de ne pas pouvoir le distinguer des autres tout en sachant qu’il fut un tournant décisif. Des camions s’alignèrent dans la cour, à ces appelés on remit des uniformes différents, noirs, effrayants, symboles d’une guerre qu’ils ne voulaient pas faire. On l’envoya vers l’est, on leur expliqua comment tuer, comment survivre, comment creuser un trou d’homme pour s’y réfugier. Sa guerre ce fut les rigueurs du froid Soviétique, les privations, la famine, la mort si proche qu’elle en est ordinaire, et puis cette détention par l’ennemi d’hier. Marcher, encore et encore, ne pas tomber, ne pas se laisser briser, choisir de survivre plutôt que d’abandonner et faire alors partie des millions de tombes anonymes. Puis enfin, c’est le retour au pays, avec l’espoir de revoir celle qu’on aime, de reprendre une vie normale… et faire par punition un an et demi de classes par punition. Puni ? Pour n’avoir pas désobéi et finir fusillé comme réfractaire ? Ne pas avoir déserté et être repris pour être exécuté au milieu de nulle part ? Comme il le disait « c’était un morveux qui voulait m’apprendre à démonter un MP40 ». Disait-il cela avec fureur ? Quelque part, la colère était déjà morte, l’âme trop usée pour encore ressentir une quelconque animosité. Seule l’ivresse lui servait d’exutoire, une manière de pouvoir s’épancher librement de ses démons.

Survivre au passé, survivre au quotidien, avancer encore et encore, sans un mot.

Grand-mère, je suis fier de ton abnégation, de ton courage.

Jusqu’au dernier jour où, brisé par le cancer, livide, amaigri, il demanda une chose dont personne ne l’aurait crû capable : se confesser. Il s’assoupit peu après, libéré à jamais, probablement le cœur un peu moins lourd de ses péchés, ou juste heureux d’avoir parfois su faire le bien autour de lui. Le prêtre, malgré le devoir de secret, eut une phrase énigmatique : « C’était un homme bien ». Phrase ordinaire ? Allez savoir, qu’importe au fond, l’important c’est qu’il l’ait dit.

Grand-père, j’honnis cet uniforme, mais je suis fier d’être ton petit fils.

Certains sont partis, d’autres restent encore. Ils vivent, ou plutôt tentent de le faire. Ils affrontent, jour après jour, le souvenir amer des moments passés qui marquent aussi fortement qu’un tatouage. Qu’il est lourd à porter, ce matricule gravé dans l’avant bras, qu’il est surprenant de voir de la tristesse dans les yeux d’une femme âgée, tante de mon père, veuve depuis sa sortie des camps, parce que son époux, lui, n’a pas survécu d’avoir mangé du sucre à l’ouverture des portes. Que lui dire ? Qu’il m’arrive d’être un peu seul, d’être un peu triste ? Que nous sommes ridicules de nous croire si importants alors que d’autres ont le vécu, ils n’ont pas forcément les mots, mais ils ont l’histoire, ce boulet à traîner, cette peau à laver chaque matin, en y voyant des chiffres de malheur…

Comme cette peau grêlée, balafrée par les blessures, mutilée par la barbarie de geôliers trop heureux de se défouler sur un détenu. Toi, mari de ma cousine, toi qui es toujours vivant, qui a connu le front et l’enfer des prisons, que penses-tu réellement derrière ces plaisanteries potaches et ces idioties débitées juste pour le plaisir de rire de toi-même ? Tu sais plus sur la Vie que je ne saurais jamais l’écrire, tu en parles d’une manière vraiment étrange : tour à tour tu es détaché, comme si cela ne te concernait pas, puis l’instant d’après enflammé, excité presque par le souvenir, comme si tu revivais les piques d’adrénaline de l’instant évoqué.

Par les hasards de la Vie, j’ai eu à traverser ces villages fantômes, vidés de leurs habitants par la guerre. J’ai également remonté une route effrayante où les panonceaux annonçaient « mines » en plusieurs langues. J’ai écouté les récits de ces femmes ayant connus les privations de la pauvreté, je me suis fait tout petit face à la grandeur d’âme et la candeur mêlés de ces hommes jamais fiers de leurs actes, juste fiers d’être là, vivants, pour honorer leurs morts. Pas nos morts, les leurs, ceux de leurs mains, et ceux qu’ils soutinrent dans les derniers instants.

Celui qui n’a pas connu le malheur ne peut pas se permettre de juger celui des autres. Je n’ai pas eu de malheur finalement, je suis un adulte… non en fait, je suis un gosse devenu adulte, j’y ai laissé ma candeur, mais j’ai appris à vivre avec deux choses : l’inébranlable volonté de vivre, et l’infatigable détermination de faire mieux. A vous tous merci, et que ceux qui, sans cesse, se cherchent des excuses, je vous renvoie vers ces hommes qui parlent dans ces vidéos. Lisez (c’est en anglais), apprenez, et surtout, taisez vous.

Miroslav, je suis fier que ma cousine soit ton épouse.

Documentaire Turbo Vod - en anglais - (part 1/6)
Documentaire Turbo Vod - en anglais - (part 2/6)
Documentaire Turbo Vod - en anglais - (part 3/6)
Documentaire Turbo Vod - en anglais - (part 4/6)
Documentaire Turbo Vod - en anglais - (part 5/6)
Documentaire Turbo Vod - en anglais - (part 6/6)

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