03 juillet 2018

Tourne la manivelle Marcel

Il y avait sur la place comme une sensation de vide, comme si l’on avait déraciné le plus vieil arbre d’une cour d’école, ou comme si l’on avait décidé de faire disparaître les fleurs d’un parc. Pourtant, tout semblait en place, le kiosque à journaux couvert des unes du moment, les bistrots cernant l’emplacement, et même les pavés polis par le temps ne donnaient aucun véritable indice sur un quelconque changement. Pourtant, il y avait un vide, un truc qui n’était plus là, mais seuls les habitués et les habitants du quartier pouvaient s’en rendre compte… quoique, quoique, rien ne disparaît sans laisser de trace dit-on. Il y avait forcément quelque part un indice, un signe, une emprunte de cette disparition curieuse, de cette fracture dans l’agencement et l’occupation des lieux.

Les mômes jouaient pratiquement partout sur la place, surtout que celle-ci était totalement réservée aux piétons. Ici, point de voiture, de bus, d’attelages à chevaux, et seuls les vélocipèdes pouvaient disputer l’espace aux passants. Mais là, dans un coin plutôt vaste, personne ne semblait vouloir s’aventurer. Les gosses auraient pu jouer au ballon, tracer des marelles, mais non, pas un ne voulait aller « par-là », comme si l’endroit avait un quelque chose de sacré et de triste à la fois. Il n’y avait ni banc ni poubelle, pas de bac, rien qu’une partie dallée étrangement moussue, étrangement teintée par rapport au reste de l’esplanade. Il est curieux de voir à comment la lumière du soleil peut détailler les plus petits riens, à tel point qu’ils en deviennent obsédants dans le regard. Là, sur la place un peu trop vide, il y avait ce grand cercle de pierre déteinte, terne, alors que tout le reste du pavage gardait son côté poli et reluisant.

Il faisait beau, on déambulait clope au bec, bras dessus bras dessous, les enfants jouaient aux osselets, les gavroches faisaient les malins en roulant des mécaniques, et là, au coin de la rue, un type adossé à un mur tirait quelques bouffées sur son mégot de brune tout en s’aérant de sa casquette. Il scrutait la place avec un air un rien triste, et sous sa moustache drue ses lèvres fines serraient la feuille de papier à rouler avec un pincement d’amertume. Lui, il savait ce qu’il manquait à cet endroit, lui il sentait le vide laissé par ce fantôme circulaire que nul n’osait envahir. Seuls les pigeons, inconscients de la situation, venaient guetter si la mousse incongrue pouvait offrir quelque insecte à picorer. Il avait ce long et large pantalon de velours crème clair, la chemisette blanche à manches courtes, et la fine ceinture de cuir noir qu’on prête qu’aux ouvriers. A côté de lui, sa monture Solex appuyée sur le mur lui faisait un reflet mécanique tant dans la posture que l’aspect triste. Qui tenait compte de cet homme esseulé ? Il faisait une ombre bizarre sur la façade, une colonne humaine entre deux vitres d’une boulangerie pâtisserie.

Un type tentait de quémander quelques pièces en poussant la chansonnette à l’aide d’un accordéon. A ses pieds, l’étui usé et crevé à plusieurs endroits faisait une tache rouge de son velours intérieur, tandis qu’autour de les passants daignaient à peine tendre l’oreille pour l’écouter. Il miaulait invariablement les mêmes mélodies, les classiques du Paris qui danse, du Paris folklorique, l’attrape touriste ordinaire. On pouvait observer les pièces de nickel empilées dans le boitier, tandis que sur lui on distinguait clairement une tenue passablement usée, démodée, mais encore propre et bien entretenue. Il n’avait rien d’un mendiant, juste un saltimbanque qui arrondissait son pécule en attendant de tenter sa chance le soir, dans les cabarets de Saint Germain des Prés. Ses doigts allaient et venaient sur les touches de nacre, et ses bras poussaient et tiraient le lourd soufflet pour donner de l’air à son instrument. Il était comme tout meuble de cette place, une institution, une pièce inévitable et indispensable. Pourtant, lui aussi avait le cœur lourd, à lui aussi il manquait quelque chose, un monument disparu, une institution révolue, un morceau d’histoire minuscule dans le temps qui passe.

Alors, il poussa la chansonnette, « C’est un vieil orgue limonaire… ». Et là, le moustachu se redressa, jeta le mégot qui allait lui roussir les favoris, puis, mains dans les poches, s’approcha de l’accordéoniste pour jeter un billet dans son escarcelle. « Chauffe Lucien, pour mon paternel ». L’interprète, sans s’interrompre, lui fit un sourire et poussa plus fort la mélopée. Il fit résonner son instrument complexe pour que tout le cœur de la ville, pour que tout le quartier l’entende évoquer l’orgue limonaire du carrousel disparu. On avait démonté le tourniquet mécanique, remisé l’orgue chantant, mis au rencard la machine à rêve pour les enfants. Le moustachu avait la larme à l’œil, la larme de l’homme qui voit un passé révolu renaître le temps d’une chanson.

On l’avait remisé parce que son père était mort, et que depuis quelques temps déjà un manège ça ne rapportait plus tant que ça. Il avait vendu la mécanique à un exploitant qui, lui, pouvait louer un emplacement plus rentable. Alors, le cœur fendu, le vieil homme avait tout cédé, ses souvenirs, son outil de travail, ses heures de labeur, ses douleurs quand il se coinçait les doigts dans les tirants et les battants du carrousel. Le plus dur avait surtout été de voir l’étonnement attristé des habitants, parce que malgré le côté pénible du répétitif de l’orgue, l’engin n’en demeurait pas moins un habitant pas comme les autres, un point de rendez-vous où les parents d’aujourd’hui étaient les gosses d’hier. Il fallait que la fille aille sur le même cheval que la mère, que le fil prenne le cheval d’à-côté comme son père l’avait fait en son temps. C’en était fini du manège d’antan, et le vide de la place ne semblait pas vouloir se résorber.

Le fils, lui, n’avait pas les moyens de tout garder. Mécano au garage Simca pas très loin d’ici, il aurait pas pu mettre l’argent pour faire avancer l’affaire. Alors, le paternel avait arbitré : je vends, tu prends un peu d’argent pour toi, et le reste ira à ta mère. Poitrinaire, les toubibs avaient dit « six mois, un an peut-être ». Ils ne s’étaient pas trompés. On l’a enterré au Père Lachaise tandis qu’on démantelait le carrousel pour le mettre sur des camions. Mais finalement l’âme du « vieux » ne s’est pas totalement envolée, on a remonté sa machine plus bas, près de la Seine, là où le défilé des touristes est tel qu’il y aura désormais plein de photographies de l’œuvre baroque, et à travers le monde entier des gens pourront se souvenir d’un tour de carrousel sur un air de limonaire… C'était un petit bout de Marcel dans ce Paris qui court si vite, qui change, se transforme et reste pourtant toujours le même...



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