09 mars 2010

Le regard du vieillard

Assis sur la colline surplombant la vallée, son regard errait sur les forêts et les champs bariolés. Sentant l’air chargé par les senteurs d’un potager coulant le long de la côte, il souriait, mais d’une manière assez étrange. Ce n’était pas de ces sourires que peuvent arborer les enfants, mais plus de ceux qu’on obtient quand l’âme blessée tente de trouver une réponse à trop de questions vaines et douloureuses. Il plissait les yeux, ébloui par le soleil s’effondrant à l’horizon, il serrait ses doigts joints comme pour émettre une prière silencieuse. Etait-ce de la tristesse, de la lassitude ? Rien de tout ceci, le cœur en paix il s’était assis là, juste pour aimer sa terre, sa vie, son passé, et l’avenir qui se raccourcissait sans cesse.

Qu’avait-il vu ici ? Il était né là-bas, de l’autre côté, quelque part dans une de ces masures paysannes qui, aujourd’hui, n’étaient plus que ruines de torchis et de pierres mal dégrossies. Il avait arpenté les chemins, cueilli fruits et champignons à l’ombre rassurante des grands arbres, et découvert l’existence dans la chaleur paisible d’une terre dure, mais honnête. C’était ainsi que lui, enfant ordinaire parmi les autres gamins des hameaux, avait abordé la chance d’aimer et de l’être en retour par ses parents. Besogneux, peu instruits, ils voulaient, pour lui et ses quatre frères et sœurs, un avenir simple, mais vrai. La communale, les jeux enfantins dans la fontaine du gros village, la craie qui crisse sur les ardoises, l’odeur d’encre noire, et puis ces tabliers bleu marine qui finissaient souillés de boue et de dessins. Ainsi alla la vie du gamin de la campagne, ainsi aurait dû être toute son existence, à l’abri des tourments et des folies des adultes.

En grandissant, il apprit à travailler la terre, à bêcher pour le potager, à nouer la vigne dans les coteaux, à engranger le foin séché à la chaleur de l’été. Intelligent, généreux, il fut aimé par plusieurs filles des environs, qu’il aima en retour, avec la sagesse et la discrétion inhérente au respect qu’il se devait d’avoir pour les filles des paysans. C’était l’amour chaste, juste ponctué du désir d’un baiser sucré par les fraises et les mirabelles, c’était la tendresse de la main prise pour déambuler dans les ruelles pavées, ou pour inviter à danser pendant les bals. Bon danseur, il adorait tourner, tanguer, avancer et reculer au son des orchestres folkloriques ou populaires. Il pensait qu’il épouserait une de ces jeunes femmes, qu’ils fonderaient une famille tout comme la sienne, et que le cycle se perpétuerait ainsi pour toujours.

Il assista au mariage de plusieurs de ses amis, fut le parrain pour plusieurs naissances. Lui, il se fiança à une jolie brune, fine, espiègle et un plus indépendante que la norme. Bonne cuisinière, raisonnable tout en ayant un petit grain de folie pour les couleurs (elle adorait le violet), il prit un jour le parti de la demander en mariage, ce qu’elle accepta dans un grand sourire ponctué d’un rire éclatant d’amour. A la fin de la cérémonie, l’église fit tinter les cloches, et c’est heureux comme jamais qu’il l’embrassa sur le parvis, offrant leurs vœux à la foule d’invités les accueillant aux « hourra ! » et « vive la mariée » de circonstance. Tout semblait si simple, si léger, si évident ! Leur premier enfant naquit de la même manière un an plus tard, une jolie petite fille aux yeux du père, et aux joues de la mère. Magnifique poupon, elle fut rejointe par un petit frère deux ans plus tard. Lui, plus boudiné, il semblait avoir pris un équilibre entre la finesse de la jeune femme, et la bedaine naissante de son géniteur. Et cela fit rire toute la famille quand il en fit la remarque quelques années plus tard.

Malgré les difficultés, malgré tous les évènements, le couple fut heureux, ravi de vivre, d’aimer, de s’aimer et d’adorer leurs enfants. Ils entrèrent, à leur tour, à la communale, et portèrent, eux aussi, les tabliers bleus imposés lors des cours. Eux aussi se salirent les doigts dans l’encre noire, et eux aussi jouèrent à la marelle et à cache-cache. Eternité du cycle, avancée du temps dans le néant, le cycle devait se perpétuer quoi qu’il arrive.

Puis un jour sa fille enfanta. Il fut grand-père par quatre fois, trois pour elle, et un pour son fils. Les rides se figeaient lentement sur sa peau et son front, son sourire ne flétrit pas au passage du temps. Il aimait toujours autant sa femme, la taquinait avec la même espièglerie, et elle répondait avec la même intensité dans la voix et le cœur. Peu à peu, les enfants s’éloignèrent, fondirent leurs foyers, élevèrent ses petits-enfants. Ils passaient régulièrement pour un repas, pour assister à la fête des vendanges, pour se régaler d’une tourte aux fruits, ou d’un poisson délicatement assaisonné. Ce fut donc le temps de la retraite, celui d’attendre encore un peu la mort, pour qu’elle offre une place vacante à un autre homme.

Mais le destin fut plus étrange, plus cruel que toute autre chose en ce monde.

Un jeune homme passa le long du chemin, et remarqua le vieil homme. Il posa sa bicyclette, et vint s’asseoir à côté de lui pour observer, lui aussi, le coucher de soleil.
- Dites monsieur, vous faites quoi ici ? S’enquit le jeune homme.
- Je regarde.
- Que regardez-vous ?
- Le passé.
- Vous avez l’air triste.
- Je l’ai été. Mais plus maintenant.
- Pourquoi ?
- J’espère que tu ne sauras jamais ce que peut signifier de survivre à ses enfants mon petit.
- La guerre...
- Oui... la grande guerre.
- Il paraît que les boches se préparent à nouveau.
- Ah? Jeune homme, tes parents t'attendent, il se fait tard.
- Peut-être. Je leur dis que je vous ai vu?
- Tu peux. Je passerai avec ma femme, un de ces jours... Bon retour!

Et le soleil s'effondra définitivement.

Aucun commentaire: