05 juillet 2018

Une balancelle de campagne

Ils sont assis tous les deux sur une vieille balancelle qui va et vient sous l’avancée de leur ferme. L’objet a vieilli avec le temps, et comme tout le reste de la demeure de bois c’est une sorte de gris délavé qui a pris le pas sur les teintes d’antan. La maison est simple, rectangulaire, d’un seul étage au toit à deux pentes, et dont les fenêtres ont encore un peu de ce blanc du temps où une peinture avait été appliquée avec soin. Eux aussi sont âgés, eux aussi ont sur la peau les marques du passage des années, à tel point qu’on pourrait voir une sorte de mimétisme entre l’habitation et ceux qui y demeurent. Autour d’eux, c’est une cour à la terre battue et à l’herbe mainte fois piétinée et foulée tant par les engins que par les bêtes, et là, en face, il y a la barrière d’un vaste enclos pour quelques bovins occupés à brouter l’herbe grasse. Il y a un vieux chien de chasse dont le teint naturel gris foncé s’unifie curieusement avec tout le reste, comme si lui aussi s’était laissé emporter par le temps qui s’envole sans jamais se poser. La tête posée sur ses pattes de devant, sa large truffe se dilate et se contracte eu gré de sa lente et profonde respiration. Il a les oreilles qui pendent, le pelage un rien élimé, et ses grands yeux noirs mi-clos ouvrent sur une âme qui transpire la vieillesse paisible. Il ne court certainement plus derrière les lièvres, il n’aboie probablement plus trop sur les passants ou les visiteurs, mais il garde tout de même un œil vaillant pour aimer et protéger ses maîtres assis près de lui. Alors, détendu, apaisé même, la vieille bête fait écho au couple qui il s’est donné pour mission d’être le plus fidèle des compagnons.

Ils entendent au loin le bruit d’un tracteur qui s’ébroue, la sonorité caractéristique de sa mécanique toussotant dans l’effort. L’homme sourit. Ses mains sont jointes sur sa bedaine que l’âge donne souvent aux gens ayant travaillé la terre, la barbe blanche du vénérable vieillard lui donnant un air de patriarche, et ses cheveux taillés courts se dissimulent sous une casquette aux couleurs d’un constructeur de machine agricole. Il ne quitte plus vraiment sa vieille salopette de jean bleu qui porte sur elle les stigmates d’un vrai labeur : ici, une reprise après qu’une esse se soit malencontreusement accrochée dedans, là une tache de cambouis après une nuit à lutter avec le moteur d’une pompe… tout est dit sur ce vêtement, surtout la sueur et l’effort tant elle est passée et usée à certains endroits. Pourtant, il sent ce vêtement de travailleur comme une seconde peau, comme une fierté qu’il ne peut se résoudre à mettre au rebut ou à remiser. Il aime avoir cette salopette sur lui, protégeant autant sa peau que son être et sa position de fermier. Il a toujours vécu sur la ferme, et comme il le dit si bien « on m’enterrera ici ». Il scrute en silence les nuages gris qui se sont amoncelés un peu plus loin. Il a humé l’air, senti le changement de temps, et a dit à sa femme « Il va pleuvoir j’pense. On va devoir faire attention au fourrage sinon ça va prendre l’eau ». Et elle, en fermière rôdée aux us et coutumes d’une exploitation, a simplement souri et répondu « Ouep. On s’en occupe un peu plus tard ? ». Sourires entendus, complices, sourires d’amoureux qui se sont vu vieillir ensemble.

Elle est assise à côté de son bonhomme bourru et pourtant si touchant. C’est qu’il est encore vaillant et costaud l’ancêtre, bien que le temps ait maltraité ses articulations et sa vue. Elle, c’est le modèle même de la Femme qui était faite pour vivre avec lui. Pas chétive, sans pour autant être trop forte, elle est relativement petite, tout en ayant un air de géant dès qu’on lui parle. Elle aussi arbore une paire de lunettes sur le nez, elle aussi a quelques taches sur sa peau pour marquer son âge. Elle semble pourtant non pas flétrie, mais au contraire épanouie, comme si devenir vieille n’avait fait qu’embellir la lueur qui brille dans ses deux prunelles. Elle a sur les lèvres un sourire perpétuel, une joie de vivre que nul ne peut ôter, parce que les épreuves les plus dures ne sont pas parvenues à la briser. Elle a connu avec son homme la sécheresse qui ruine, la grêle qui détruit une récolte, la crise économique qui pousse les banques à vous menacer de saisie, la mort chez les parents, les proches, les enfants aussi… Elle a vécu, et elle vit encore, alors ce n’est pas un orage qui abattra ce gigantesque petit bout de femme. Elle a aux pieds une solide paire de bottes violette que son mari aime à trouver grotesque, le tout surmonté d’une longue robe de coton à manches courtes, dont les petites fleurs font comme des mouches posées sur elle. Sa main gauche est posée sur le genou de son époux, tandis que l’autre tient un livre qu’elle tente de lire dans le balancement lent et paisible de la balancelle. Elle est bien, elle aussi sent la pluie venir, et elle aussi ne s’inquiète plus vraiment. Elle est là, elle appartient tant à cet homme qu’à cette terre, et rien ni personne ne l’en chassera.

Il se frotte désormais le menton. Il a un peu négligé de tailler sa barbe et sent bien qu’elle est un peu plus longue qu’elle ne le devrait. « Ah, toi aussi tu trouves ? » dit-elle comme pour soutenir la pensée silencieuse de son mari. « Ouep », répond-il en ayant un petit rire amusé de cette complicité sans cesse renouvelée. « On y va ? » fait-il alors sans ajouter grand-chose de plus. « Ouep », fait-elle en posant son livre sur un tabouret servant de table basse avant de descendre de la balancelle. Le chien, ravi d’avoir un peu d’activité, s’étire, se relève en baillant, puis se fourre entre ses maîtres pour obtenir une petite tape amicale sur le haut de la tête. « Bon chien, bon chien ! » font-ils en flattant l’animal qui les accompagne. Ils ont le pas lent et lourd de leur âge, la démarche un rien plus voûtée que dans le temps, mais la détermination et la certitude d’aller au bout des choses est toujours bien présente.

Ils vont vers la gauche, vers la grande grange intégralement peinte en rouge. La grande porte est largement ouverte, on peut y voir des balles de paille, des étagères garnies de sacs de grain et de produits divers et variés. Sur la droite, un petit atelier regorge de trésors oubliés, de pièces de moteurs, d’outils, de pots de graisse, de bidons d’huile à la marque oubliée. Lui a fait le choix de se diriger vers la gauche pour se saisir d’une fourche au manche épais et solide, tandis qu’elle se rend vers l’enclos pour l’ouvrir et permettre de s’approcher de deux ballots restés là en souffrance. « Faut pas traîner, ça commence à souffler », dit-il en plantant sa fourche dans le premier ballot. « Ah ça non, je vais chercher le tracteur, pas la peine de te casser le dos ». Il ne dit rien, il ne contredit pas celle qui sait ce qu’il faut faire au moins aussi bien que lui. Alors, du fond de la grange il entend tinter le démarreur du vieux tracteur vert olive, puis le ronronnement de la machine qui s’ébroue. Puis, lentement, le bourdonnement se rapproche, jusqu’à ce que l’attelage vienne sous le ciel pour laisser admirer sa frêle carrosserie juchée au-dessus de ses roues démesurées. Le moteur fait trembler le châssis, la remorque suit comme une ombre la mécanique. L’épouse finit alors par débrayer, tirer sur le frein, et lentement descends de sa monture à la selle dégarnie par des milliers d’heures d’un usage intensif. « Faudra que je fasse quelque chose pour ça, ça fait mal aux fesses », lance-t-elle en se massant un peu les reins. « T’as toujours eu les miches pointues chérie ! » rit-il en plantant à nouveau sa fourche dans la paille et en faisant levier pour charger le premier ballot sur la remorque. « Andouille ! » jette-t-elle dans un éclat de rire tandis qu’elle aussi se saisit d’une fourche posée contre la ridelle. Et, lentement, patiemment, l’un et l’autre font basculer la charge sur la remorque.

La pluie se joint alors au vent, arrosant d’abord d’une ondée légère et même agréable, pour peu à peu grossir en orage bien déterminé à tout détremper. Ils ont juste eu le temps de rentrer l’engin dans la grange et de s’y abriter. Il y a les petits cris des poussins alignés dans la nurserie qui leur est dédiée, il y a l’odeur de paille séchée et d’herbe humide qui se mêlent. Ils ont pris un peu de pluie : lui secoue sa casquette, tandis qu’elle défait la pince qui tenait sa choucroute gris perle en place. Ils se regardent, ils s’aiment, ils sont bien. « On fait quoi ? On rentre ? », dit-il en voyant à quelques dizaines de mètre la maison qui disparaît derrière un rideau de pluie. Elle le regarde, lui sourit, puis se dirige vers un recoin moins éclairé par les ampoules. Elle disparaît dans la pénombre, puis en ressort en tenant deux vieilles chaises dont l’assise en osier semble avoir été perforée à coups de maillet. « T’as qu’à allumer le transistor, on va attendre que ça passe. Et puis si ça passe pas, y sera toujours temps de rentrer ! », fait-elle en installant une caisse vide de bois pour soutenir des jambes gainées de bas de contention. Elle s’assoit et lui en fait de même. Il sort de sa poche de poitrine un paquet de cigarettes passablement écrasé. Elle l’observe tandis que la lueur d’une allumette vient faire naître une braise au bout de la feuille chargée de tabac. « Le toubib il a dit que tu devrais arrêter cette cochonnerie », dit-elle dans un soupir. « Je sais, mais à mon âge hein… ». Ils rient, ils écoutent une émission musicale, ils entendent des chansons du bon vieux temps…

… Ce bon vieux temps où ils se sont rencontrés dans cette même grange. A l’époque, on y organisait des bals, on y dansait jusqu’au bout de la nuit. Dès la première rencontre ce fut une certitude, ils allaient se marier. Alors, ça s’est enchaîné comme ça s’enchaîne quand la vie vous emporte : le service militaire pour lui, puis le mariage, le travail aux champs, l’ainé qui bosse en ville, la cadette qui est mariée avec un gars bien sympathique du village d’à côté, puis la dernière qui, elle, hésite encore tout ayant quitté le foyer pour travailler dans des bureaux. Il y a eu des bons moments, il y a eu des drames aussi, mais tout ça, c’est la vie, le destin. Lui, il pense à cette existence de labeur qu’il vit depuis toujours ou presque : levé à l’aurore, couché avec le soleil, et entre les deux travailler la terre, sans relâche, pour faire une vie décente à sa femme et ses enfants. Il a cette fierté qui se lit dans ses mains et sa propriété qu’il s’échine à entretenir avec soin. Il se fait vieux, il le sait, il est comme ce chien qui ronfle à ses pieds. Il est de moins en moins vaillant… mais demain est un autre jour, et tant qu’elle sera là, Elle, la chose la plus importante qu’il ait, il sera toujours heureux de se lever et de bêcher, biner, arracher, subir la neige comme le soleil brûlant, parce qu’il s’allongera, fatigué et satisfait à côté de sa belle.

Elle tient la main de son mari. Elle a le sourire satisfait de celle qui a accompli ce qu’elle voulait. Ses mains tranchent avec le reste tant elles sont fines et à la peau encore tendue, comme si le temps avait oublié de faire son œuvre sur ses doigts. Dès leur rencontre elle avait senti qu’il serait l’homme de sa vie, et tout s’était mis en place comme dans un rêve. C’était ça aussi, sa vie : avoir fait trois beaux enfants, avoir désormais une ribambelle de petits enfants aussi adorables que turbulents, vivre le quotidien d’une ferme où le travail ne cesse jamais. Elle aussi sent l’usure, les douleurs qui naissent au lever, les douleurs qui ne partent pas au coucher, et entre les deux un peu plus de difficulté pour faire les gestes les plus élémentaires. Pourtant, proposez-lui de changer pour une vie plus douce qu’elle refusera en vous traitant de fainéant, en estimant que sa terre c’est sa vie, que sa vie c’est son mari, et que tout ceci est indissociable. C’est tout ce qu’elle demande à Dieu comme elle dit, vivre ici jusqu’au bout, à savourer ce moment dans cette grange, autant que les moments où ses petits-enfants font des bonhommes de neige devant la maison, où quand ils nagent dans la petite mare qui est derrière, là juste dans un recoin où on ne va que pour cela.

« Tiens, tu te souviens de cette chanson ? » dit-elle en pointant du doigt le poste de radio qui toussote un air d’antan. « Ouep, on dansait là-dessus », dit-il en écrasant son mégot dans une boite de conserve… Elle lui tend la main, il comprend. Ils se lèvent, et d’un pas lent, tendre, ils s’enlacent et font ces quelques pas qui rappellent leur premier bal, leur premier baiser dans cette même grange. Le temps passe, use les hommes, efface les choses et la mémoire, mais n’efface ni l’amour ni les meilleurs moments quand ils sont gravés dans le cœur.
Plus je deviens vieux
Plus je pense
Vous obtenez seulement une minute, vivez-là au mieux pendant que vous y êtes
Parce qu'elle s'en va en un clin d'oeil
Et plus je vieillis
Plus c'est vrai
Ce sont les gens que vous aimez, pas l'argent et les choses
Qui veous rendent riches

Et s'ils trouvent une fontaine de jouvence
Je n'en boirai pas une goutte et c'est ma vérité
C'est marrant comme je sens que j'arrive à mes meilleures années

Plus je deviens vieux
Et moins j'ai d'amis
Mais vous n'avez pas besoin de beaucoup quand ceux que vous avez
J'ai toujours ton dos (pour me soutenir)
Et plus je vieillis
Et plus je me sens bien
À savoir quand donner
Et quand s'en moquer totalement

Et s'ils trouvent une fontaine de jouvence
Je n'en boirai pas une goutte et c'est ma vérité
C'est marrant comme je sens que j'arrive à mes meilleures années
Plus je deviens vieux

Et je ne pense plus à toutes ces lignes
De toutes ces fois où j'ai ri et pleuré
Souvenirs et petits signes de la vie que j'ai vécue

Plus je deviens vieux
Plus longuement je prie
Je ne sais pas pourquoi, je suppose que j'ai plus à dire
Et plus je vieillis
plus je suis reconnaissant
Pour la vie que j'ai eue, et toute la vie que je vis encore


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